- Chapitre 3. Les massacres de prisonniers noirs par l’armée allemande en 1940
- Raffael Scheck
- Dans Des soldats noirs face au Reich (2015),
Les faits
1Durant la campagne de l’Ouest, en mai et juin 1940, les forces allemandes massacrent entre 1 500 et 3 000 soldats noirs après leur capture. Souvent, un officier donne l’ordre de séparer les soldats blancs des noirs ; après quoi les Noirs sont alignés le long d’un mur ou devant la lisière d’une forêt et mitraillés. Il arrive aussi que des soldats allemands prennent l’initiative en battant et tuant des prisonniers noirs jusqu’à ce qu’un officier intervienne et mette fin aux abus. Dans de nombreux cas, des soldats ou officiers allemands passent individuellement leur colère sur des prisonniers noirs, en toute impunité. En outre, des régiments ou même des divisions allemandes décident lors de certains combats de ne pas prendre de prisonniers noirs. Par la suite, les Noirs sont abattus même s’ils font signe de vouloir se rendre. Les exactions et les discriminations se poursuivent dans les camps de prisonniers. Les prisonniers noirs ne reçoivent souvent guère de nourriture et d’eau. Tout mouvement inattendu peut inciter un gardien à abattre un prisonnier noir, suspecté d’avoir tenté de s’évader ou d’avoir attaqué un gardien [1][1]R. Scheck, "French Colonial Soldiers in German Prisoner of War….
2Les massacres se produisent surtout pendant la deuxième partie de l’offensive allemande à l’Ouest, le « Fall Rot » (« Cas rouge »), qui commence le 5 juin avec une grande attaque le long de la Somme et qui se poursuit quatre jours plus tard avec une autre attaque dans la région de l’Aisne. Pendant l’avancée foudroyante de l’armée allemande en mai et plus particulièrement durant les combats autour de Dunkerque, les exactions contre les prisonniers noirs sont rares, même si la division Totenkopf (Tête-de-mort) de la Waffen-SS massacre une centaine de prisonniers britanniques (blancs) et que quelques unités allemandes commettent des exactions contre des civils. Les prisonniers de l’armée allemande ne sont alors pas encore séparés selon leur « race ». Ils marchent tous vers l’Allemagne dans des colonnes mixtes, provoquant des remarques acerbes dans la presse allemande sur le « mélange racial » des ennemis de l’Allemagne nazie à l’Ouest [2][2]R. Scheck, Une saison noire. Les massacres de tirailleurs…. Pour cette période, on ne relève qu’un seul massacre : à Aubigny (Somme), à l’est d’Amiens, des forces allemandes, très probablement les 13e et 9e divisions d’infanterie, tuent cinquante soldats blessés du 24e Régiment de tirailleurs sénégalais (RTS) le 24 mai et plusieurs autres tirailleurs blessés du 16e RTS les 26 et 27 mai, après des combats acharnés autour d’Aubigny [3][3]Ibid., p. 39-40.. Ces exactions sont difficiles à expliquer. Les documents des unités allemandes conservés n’en parlent pas. La propagande nazie contre les soldats noirs ne commence avec intensité que quelques jours plus tard (le 30 mai).
3Une première vague importante de massacres se produit à l’ouest d’Amiens, pendant les premiers jours de l’offensive allemande déclenchée le 5 juin. De nombreux prisonniers noirs sont battus et assassinés. Les unités allemandes sont, d’après les descriptions d’officiers français, mues par une rage folle contre les tirailleurs noirs. Les soldats allemands battent parfois les prisonniers noirs avec des ceintures et des coupe-coupes saisis sur eux jusqu’à ce qu’un officier allemand intervienne pour mettre fin aux brutalités. Mais, dans plusieurs cas, les officiers allemands donnent l’ordre de séparer les prisonniers par « race » et de fusiller les Noirs. Des officiers français capturés essayent parfois d’éviter un massacre, et ont rapporté leurs conversations avec des officiers allemands. Ces témoignages indiquent que les officiers allemands sont outrés que la France emploie ces soldats, qu’ils considèrent comme des sauvages. Les Allemands ont parfois menacé d’exécuter les officiers blancs commandant des soldats noirs dans ce secteur du front. Ils soutiennent que les officiers sont responsables du comportement « sauvage » de leurs hommes, et l’un d’entre eux a d’ailleurs été assassiné à la suite de ces discussions.
4Vers la fin de la guerre, un témoin noir, l’adjudant Édouard Kouka Ouédraogo, décrit les moments suivant la capitulation de son unité près de Cavillon (Somme), une vingtaine de kilomètres à l’ouest d’Amiens, le 5 ou 6 juin :
Les blessés sont achevés sur le champ avec un bon coup de pied, les valides sont abattus, ayant au préalable perdu leurs dents d’un coup de crosse. […] Des camarades tombaient, récompensés d’un coup de baïonnette car un Allemand ne se contente pas de tuer, il faut qu’il fasse quelque chose de plus qui horrifie et le satisfasse. […] Quelques blessés allemands nous furent présentés, qui demandaient vengeance et celle-ci fut faite sur quelques dizaines de prisonniers qui payèrent leur reddition de leur vie [4][4]Édouard Ouédraogo, « Composition française » (1944 ou 1945),….
6Un groupe de tirailleurs sénégalais, après avoir défendu Airaines pendant trois jours, est aussi massacré après sa capture. Leur commandant, le capitaine Charles N’Tchoréré, du 53e Régiment d’infanterie coloniale mixte sénégalais (RICMS), est abattu par un soldat allemand lorsqu’il refuse de rejoindre les rangs des soldats noirs et demande à demeurer avec les autres officiers français [5][5]R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 45-46.. Comme ailleurs, la résistance acharnée des tirailleurs dans des trous, des maisons abandonnées et des forêts, et dans une région que l’armée allemande pensait déjà avoir « nettoyée », inspire des demandes de « vengeance ».
7Une deuxième vague de massacres a lieu au sud d’Amiens, dans la région d’Erquinvillers (Oise), les 9 et 10 juin. Des tirailleurs, encerclés par plusieurs divisions allemandes, sont passés par les armes, et les Allemands massacrent aussi huit officiers blancs commandant des tirailleurs sénégalais et défendant leur présence en Europe. Toutefois, un médecin français, avec l’aide d’un soldat allemand, évite le massacre de douze tirailleurs blessés, abrités dans une cave [6][6]Ibid., p. 46-51.. Les victimes sont nombreuses. Les estimations vont de 100 à 600 soldats noirs assassinés, mais il est souvent difficile de distinguer entre ceux tombés au combat et ceux exécutés après leur capture.
8D’autres massacres se produisent dans la région de Bar-le-Duc (Meuse), à Feucherolles (Seine-et-Oise), dans l’Eure et dans la région de Chartres et Orléans entre le 15 et le 19 juin. À Bourmont (Haute-Marne), les Allemands fusillent une trentaine de prisonniers noirs après leur défense désespérée de la ville [7][7]Ibid., p. 52.. La dernière vague de massacres a lieu au nord de Lyon, les 19 et 20 juin. Horrifiés par une forte résistance et par des pertes inattendues à l’approche d’une ville qui avait été déclarée ouverte, les Allemands déchargent leur fureur sur les prisonniers noirs. Les défenseurs noirs du village de Chasselay et du couvent de Montluzin sont assassinés. Les Allemands mènent un groupement de prisonniers sur un pré, dans la commune des Chères, et invitent les soldats noirs à courir, comme s’ils tentaient de s’échapper. Tout de suite, deux chars, parqués au coin du pré, ouvrent le feu et écrasent les corps à terre en poursuivant les prisonniers tentant de s’échapper. Les Allemands font la chasse aux soldats noirs dans toute la région après cet événement, mais quelques trainards et blessés parviennent à se sauver avec l’aide de civils français. Comme dans l’Oise, quelques officiers français commandant des soldats noirs (dans ce cas, le 25e RTS) sont passés par les armes [8][8]Ibid., p. 56-9..
9Les exactions contre les prisonniers noirs, et parfois aussi contre des Nord-Africains, se poursuivent dans les camps de prisonniers [9][9]L’assassinat de Nord-Africains contrecarrait les directives du…. Le massacre de 41 prisonniers à Clamecy le 18 juin est peut-être la première exaction ayant lieu dans un camp. Elle fait suite à l’attaque d’un prisonnier africain contre un officier allemand du camp. L’officier donne l’ordre de fusiller ce prisonnier et, en représailles, vingt prisonniers africains choisis au hasard. Il choisit également vingt autres prisonniers – parmi eux quelques Nord-Africains – pour creuser les tombes des soldats fusillés, mais ceux-ci refusent : ils sont également fusillés. D’après un rapport, le prisonnier attaquant l’officier allemand a tenté de le mordre, ce qui aurait confirmé l’image allemande des soldats noirs comme « bêtes sauvages ». D’autres assassinats de prisonniers noirs, et parfois nord-africains, se produisent durant les derniers jours avant l’armistice et même après, mais rarement en groupe. Toutefois, la brutalité des sentinelles accompagnant les colonnes de prisonniers et gardant les premiers camps est bien connue grâce à divers témoignages et documents ; elle s’exerce sur tous les prisonniers, même les Britanniques, mais elle est très forte contre les Noirs [10][10]Pour les prisonniers britanniques, voir Simon Paul MacKenzie,….
10Le nombre de soldats noirs massacrés pendant la campagne de l’Ouest est difficile à évaluer car les sources documentant avec précision les massacres sont incomplètes. Les informations viennent surtout des témoignages d’officiers français rassemblés par le gouvernement de Vichy pour comprendre les raisons de la défaite de 1940 et identifier des soldats méritant une décoration. Une autre source importante est le journal de marche des unités comprenant des soldats noirs, surtout les RTS et RICMS. Mais les témoignages sont parfois incomplets, car de nombreux journaux de marche des unités noires ont été perdus durant les derniers jours de la campagne. Quelques soldats noirs ont été témoins d’un massacre et en ont témoigné, comme Ouédraogo, mais, souvent, ces soldats ne peuvent fournir des informations précises sur la date, le lieu du massacre et le nombre de victimes [11][11]Nancy Lawler, Soldats d’infortune : les tirailleurs ivoiriens….
11Nous n’avons aucun document sur les situations où des unités allemandes décident de ne pas faire de prisonniers noirs, mais il existe ça et là des listes de soldats ennemis tués et faits prisonniers, qui montrent une forte disparité entre Noirs et Blancs, et de très rares confessions allemandes. En recensant tous les cas documentés, on peut dire qu’au moins 1 500 soldats noirs sont massacrés après leur capture. Mais, en considérant les nombreuses unités noires qui n’ont pas laissé de témoignage pendant les derniers jours de la bataille, il faudrait sans doute doubler ce chiffre [12][12]R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 70-81.. En outre, le nombre de soldats noirs abattus dans les combats où les unités allemandes n’acceptent que la reddition de soldats blancs est impossible à déterminer, et les prisonniers noirs morts pendant les premières semaines de captivité n’ont jamais été comptabilisés car l’enregistrement officiel des prisonniers de l’armée française a duré des mois (la dernière liste de prisonniers ne fut publiée par le haut-commandement allemand qu’en juin 1941, un an après l’armistice). Il est donc souvent difficile de savoir si un soldat noir a été tué au combat ou abattu par un gardien après la capture.
12L’historien Peter Lieb a revu à la baisse mes estimations des massacrés (1 500-3 000), mais au vu des archives très incomplètes des unités françaises, je maintiens qu’elles sont prudentes. Une analyse des combats lors desquels des massacres ont eu lieu permet d’estimer le nombre de victimes [13][13]Peter Lieb, Konventioneller Krieg oder…. Il faut aussi souligner que cette estimation ne tient pas compte des soldats noirs abattus à la suite de décisions d’unités allemandes de ne pas les épargner. Les listes allemandes des soldats morts et prisonniers, subdivisées selon la nationalité et la « race », montrent parfois une différence drastique entre soldats noirs et blancs : dans certains corps d’armée, mille soldats noirs sont tués pour une douzaine faits prisonniers, et, inversement, on a mille prisonniers blancs pour une douzaine de Blancs tués [14][14]Des exemples : « Kriegstagebuch der Qu. Abt. Gen. Kmdo XIV A.K.…. Il existe un témoignage allemand recueilli grâce aux enregistrements secrets de prisonniers allemands par les services secrets anglais : dans une conversation, un membre de la Waffen-SS parle de la peur des soldats français, provoquée par des rumeurs selon lesquelles la Waffen-SS ne faisait pas de prisonniers. En vérité, poursuit le soldat SS, on ne faisait que des prisonniers blancs mais pas de prisonniers noirs [15][15]Sönke Neitzel et Harald Welzer, Soldaten. Protokolle vom….
13Un coup d’œil au taux de mortalité pendant la campagne de France indique que le risque de mort était fort pour les soldats noirs, surtout pour les tirailleurs sénégalais. D’après les chiffres les plus prudents, entre 40 000 et 60 000 furent engagés dans des combats avec l’armée allemande et on recense plus de 10 000 tués. En comparaison, le nombre total de soldats de l’armée française tués pendant la campagne de mai-juin 1940 fut compris entre 55 500 et 61 800, d’après une nouvelle statistique du Bureau des archives des victimes des conflits contemporains (BAVCC) de Caen (l’ancien chiffre était de 90 000 tués pour toute la période de septembre 1939 à juin 1940 [16][16]Jean-Luc Leleu, Françoise Passera et Jean Quellien (dir.), La…).
14Toutefois, il faut préciser que les massacres ne sont pas généralisés. Les Allemands, à la fin de la campagne de l’Ouest, ont fait de 16 000 à 20 000 prisonniers noirs.
Les ordres et lois
15Quand l’armée allemande envahit l’Union soviétique le 22 juin 1941, elle porte des ordres de la SS, approuvés par le haut-commandement de la Wehrmacht, demandant l’exécution de certains prisonniers soviétiques, spécialement les commissaires politiques de l’Armée rouge. D’autres ordres et instructions suivent, exhortant les soldats allemands à être impitoyables envers les prisonniers soviétiques, décrits comme les porteurs d’une idéologie infernale et destructrice. Le modus operandi de l’armée allemande en Union Soviétique est donc criminel et brutal. Le fait que l’Union soviétique n’ait pas signé la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre de 1929 ne peut être une justification car la Convention de La Haye de 1907, signée par l’Allemagne et la Russie, demande elle aussi un traitement digne et humain de tout prisonnier de guerre, et s’appliquait à l’Allemagne et à l’Union soviétique. En outre, la Convention de Genève, ratifiée par le gouvernement de Hitler en 1934, oblige tout État signataire à respecter ses conditions même s’il se trouve en guerre avec un État non signataire. Cette clause fut ignorée par tous les belligérants dans le contexte de représailles ; les États-Unis, par exemple, maltraitaient les prisonniers japonais, leur pays n’ayant pas ratifié la Convention de Genève. Comment se présente la situation juridique pendant la campagne de l’Ouest en 1940 ?
16Le cadre légal pour l’armée allemande, comme pour ses adversaires à l’Ouest, est donc la Convention de Genève. Le haut-commandement allemand l’avait rappelé aux officiers et soldats à maintes reprises de janvier 1939 à juin 1940 : la Convention de Genève demande un traitement humain de tous les prisonniers. Elle recommande de loger les prisonniers appartenant à différentes races dans des quartiers séparés (Article 9), mais ne justifie aucune discrimination autre que celle basée sur le rang militaire (les officiers ont certains privilèges), l’état physique ou psychique des prisonniers et leur qualification professionnelle. Contrairement aux Conventions de La Haye de 1899 et 1907, la Convention de Genève défend expressément toutes représailles contre des prisonniers (Article 2).
17Pendant la campagne de 1940, des soldats allemands et français parlent parfois d’un ordre de Hitler d’exécuter tous les prisonniers noirs, mais il n’existe aucun ordre allemand officiel visant à suspendre la Convention de Genève pendant la campagne de l’Ouest. Un ordre du Colonel Walther Nehring, chef d’état-major de la Panzergruppe Guderian, stipule néanmoins que les prisonniers noirs doivent être traités « avec la plus grande rigueur », et cet ordre a souvent été cité comme une invitation au massacre. En réalité, l’ordre de Nehring date du 21 juin 1940, après que presque tous les massacres ont déjà été commis, et Nehring indique seulement qu’il faut garder rigoureusement les prisonniers noirs en transit pour les camps de prisonniers. Il ne justifie en aucune façon les massacres, mais cet ordre reflète très probablement une expérience rapportée par de nombreux soldats allemands : de la lecture de leurs Mémoires, on apprend qu’ils craignaient que les tirailleurs les attaquent après avoir été désarmés – souvent en utilisant des coupe-coupes cachés, en feignant de dormir ou d’avoir perdu connaissance. Ces histoires sont peut-être vraisemblables car nombre de prisonniers noirs craignaient que les troupes allemandes ne les tuent. On peut comprendre que les prisonniers noirs, ayant entendu des rumeurs de massacres (et parfois en ayant été témoins), voulaient à tout prix s’évader [17][17]Voir Heinz Guderian (dir.), Blitzkrieg in Their Own Words :….
18Il existe même un ordre allemand demandant expressément de ne pas maltraiter les Noirs : le 19 juin, le général Ewald von Kleist avertit ses forces qu’elles opéraient maintenant dans des régions où la population civile n’avait pas fui et qu’il fallait donc agir avec plus de précaution qu’au nord de la France, où la majeure partie de la population avait quitté son domicile avant l’arrivée des Allemands. Kleist demande donc à ses hommes :
Chacun doit se rendre compte qu’il est responsable de la réputation et de l’honneur de l’armée allemande. […] Il faut que rien ne se passe qui pourrait être interprété comme ressemblant, même de très loin, au pillage, abus, viol, etc. Partout, il faut qu’on se comporte correctement envers les civils et les prisonniers. Le traitement des prisonniers, lui aussi, demande la supervision des officiers supérieurs. Pas de brutalités contre eux, les Noirs inclus, mais pas non plus d’avances amicales exagérées [18][18]« Tagesbefehl, » Der Kommandierende General der Gruppe von….
20Il est intéressant, voire ironique, que cet ordre, signé à Semur-en-Auxois, ait été proclamé pendant une journée qui compta de nombreux massacres de tirailleurs sénégalais et de Nord-Africains par les forces allemandes du secteur de von Kleist mais aussi ailleurs, comme les massacres du couvent de Montluzin et de Chasselay. Les unités coupables étaient sous les ordres de von Kleist : le régiment d’infanterie Großdeutschland et la division Totenkopf de la Waffen-SS [19][19]R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 51-59.. La division Totenkopf est l’une des unités allemandes dont les chiffres de prisonniers et de tués montrent des différences drastiques entre tués et prisonniers noirs et blancs le 19 et 20 juin, indiquant une décision tacite de ne pas prendre de prisonniers noirs.
21On doit donc constater qu’aucun ordre écrit formulé par un officier allemand de haut rang ne permettait d’exécuter des prisonniers noirs. Les massacres pourraient-ils avoir été causés par une situation ambiguë ? Les recherches sur le traitement des prisonniers de guerre pendant les deux guerres mondiales ont démontré que le moment de capture est souvent équivoque et dangereux. L’historien Neil Ferguson a bien décrit ces dilemmes du soldat voulant se rendre et du soldat confronté à quelqu’un qui indique sa volonté de se rendre (prisoner’s dilemma et captor’s dilemma) [20][20]Niall Ferguson, "Prisoner Taking and Prisoner Killing in the…. Dans le premier cas, le soldat voulant se rendre soupèse le danger d’un combat continué contre la probabilité de survivre comme prisonnier. Est-ce que l’ennemi comprendra sa volonté de se rendre ? La respectera-t‑il ? Si oui, est-ce que ses camarades la respecteront aussi ? Dans la situation inverse, le soldat confronté à un ennemi voulant se rendre peut-il soudainement surmonter l’inclination, presque automatique, de tuer ? S’il réussit, peut-il faire confiance à ce soldat qui lève les mains ? Ce soldat aurait-il simulé une reddition pour assaillir son gardien plus tard ? Que faire avec des prisonniers ? L’acte de les garder et de les mener vers l’arrière va-t‑il compromettre la mission militaire actuelle ?
22Il y a sans doute des situations, en mai et juin 1940, où l’ambiguïté de la capture mène à des tueries. Le combat en corps‑à-corps dans des endroits indéterminés, fréquent dans certaines batailles entre soldats allemands et tirailleurs sénégalais, permet peu de latitudes pour une reddition. Comment se rendre si le moindre mouvement ou bruit entraîne une agression foudroyante ? Si la reddition a été acceptée, qui va garder le prisonnier ? Qui va s’assurer qu’il ne reprend pas la lutte ? Ces situations compliquées existent pendant la campagne de 1940, et il est même des cas où un soldat noir raconte qu’il a tué un Allemand après avoir simulé une reddition. Toutefois, beaucoup de massacres de prisonniers noirs se déroulent après ce moment ambigu, et sont délibérés. Des officiers allemands séparent les prisonniers noirs des prisonniers blancs (et normalement aussi des Nord-Africains, des Indochinois, des Malgaches et des Antillais), les mènent ailleurs, et donnent l’ordre de les fusiller. Ces massacres suivent la bataille. Ils sont souvent conditionnés par la rage du combat, mais ont lieu après le moment équivoque de la capture.
23Les massacres se présentent donc souvent comme un acte de représailles pour des exactions supposément commises par les soldats noirs. Pendant la Première Guerre mondiale, les actes de vengeance et les représailles contre les prisonniers étaient très communs et pouvaient s’intensifier, créant des cercles de violences réciproques [21][21]Heather Jones, ʻʻA Missing Paradigm ? Military Captivity and…. Le livret de solde des soldats allemands contenait une liste de dix règles de comportement au combat. Tandis que les règles numéro trois et quatre rappellent qu’il est interdit de tuer un ennemi qui s’est rendu et de maltraiter et insulter des prisonniers, la dernière règle viole la Convention de Genève en stipulant que les représailles doivent être autorisées par les hauts-commandements des troupes, tandis que l’article 2 de la Convention de Genève interdit toutes les représailles contre les prisonniers. La règle allemande sur les représailles est un héritage de la Première Guerre mondiale [22][22]R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 84.. Il est possible que cette règle serve à fournir aux massacres commandés par les officiers une apparence de légalité, mais les officiers allemands savent que le massacre de prisonniers est toujours illégal.
Comment expliquer les massacres ?
24Certaines situations favorisent les massacres. Le combat au corps‑à-corps, souvent dans des lieux indéterminés (forêts ou maisons abandonnées) et dans des régions que l’armée allemande pensait être sous son contrôle, limite les possibilités de se rendre et inspire une peur et une rage difficiles à contrôler. Cette situation est typique pour les combats dans la Somme et dans la région de Bar-le-Duc. Le témoignage de soldats qui prétendent avoir été blessés par des soldats africains après leur capture (comme dans le rapport cité de l’adjudant Ouédraogo) ou avoir trouvé des camarades morts avec des blessures qui pourraient indiquer des mutilations délibérées, est souvent évoqué pour justifier le massacre de soldats noirs.
25Après la chute de Paris (le 14 juin), et en particulier après la demande d’armistice du maréchal Pétain, diffusée à la radio le soir du 17 juin, les Allemands ont tendance à interpréter le fait que les troupes noires résistent toujours comme un acte de trahison. Il n’y a aussi aucun doute que les unités les plus nazifiées sont celles qui commettent le plus de massacres. C’est le cas pour la division SS Totenkopf et pour le régiment d’infanterie Großdeutschland, qui était, avant la guerre, l’unité responsable de la protection du quartier du gouvernement à Berlin et qui est donc particulièrement fidèle au régime nazi [23][23]Ibid., p. 137-41.. Mais on relève une multitude d’unités allemandes impliquées, et la nature du combat et le degré de fanatisme idéologique ne sont pas les seuls aspects à considérer. Toutes les unités allemandes opposées à des forces noires dans des situations de corps‑à-corps ou pendant les derniers jours de la campagne ne commettent pas des massacres. En outre, certains commandants allemands très dévoués au nazisme respectent parfois la Convention de Genève, même s’il s’agit de prisonniers noirs.
26Toutefois, la propagande allemande fournit aux troupes une autorisation de massacrer les prisonniers noirs. Cette propagande impose aux hommes de troupe une façon d’interpréter les combats qui se systématise au cours de la deuxième phase de la campagne de l’Ouest (après le 5 juin). Après quelques jours, les troupes allemandes commencent à considérer presque chaque cadavre allemand présentant des blessures graves comme un prisonnier mutilé par des soldats noirs [24][24]Cela fut le cas quand des troupes allemandes tentèrent de…. L’image du soldat noir comme sauvage mutilant les prisonniers allemands se répand et vient « justifier » des massacres de soldats qui n’avaient même pas participé au combat, comme dans le cas de 14 prisonniers africains fusillés à Sillé-le-Guillaume (Sarthe) le 19 juin [25][25]Ibid., p. 55-6.. Il y a très probablement eu des mutilations de prisonniers allemands par des soldats africains, mais la Convention de Genève interdit toutes représailles, et les autorités allemandes n’ont jamais mené d’enquête au sujet de ces mutilations. L’idée du soldat noir comme sauvage, omniprésente dans les médias allemands, suffit comme « preuve ». Même les massacres à la suite des derniers combats sont motivés par la supposée perfidie des soldats noirs. Quand des unités allemandes rencontrent des troupes blanches qui se défendent pendant les derniers jours, ils respectent ces « combats pour l’honneur » et ne massacrent pas les prisonniers blancs, même si les combats coûtent cher à l’armée allemande [26][26]Ibid., p. 157..
27L’image du soldat noir comme barbare et combattant illégitime était bien ancrée en Allemagne comme ailleurs. Les guerres coloniales en Afrique, comme les guerres américaines contre les Indiens en Amérique du Nord, avaient enraciné l’idée que l’« indigène » ne savait pas combattre comme un être civilisé et n’avait donc pas le droit de bénéficier des protections légales propres aux conflits entre États civilisés. Dans la mémoire allemande, les histoires d’atrocités commises par les Herero et les Nama pendant les rébellions anticoloniales en Afrique de l’Ouest allemande (l’actuelle Namibie) et en Afrique de l’Est allemande (à peu près l’actuelle Tanzanie), entre 1904 et 1907, avaient fait du guerrier noir un sauvage mutilant les prisonniers et les civils, et avaient fait douter du caractère humain de ces peuples. Il est vrai que les partis et la presse de la gauche allemande avaient démontré que la barbarie était plutôt du côté des forces allemandes qui supprimaient les rébellions avec une brutalité génocidaire, mais les histoires d’atrocités commises par les sauvages supposés étaient très répandues et fermement ancrées dans le discours public de l’Allemagne d’avant-guerre.
28L’utilisation de soldats noirs par l’armée française pendant la Première Guerre mondiale suscita donc des réactions outragées en Allemagne. La presse allemande accusa la France d’avoir mené au combat des « sauvages » qui collectaient des oreilles de soldats allemands et parfois mangeaient les prisonniers. La propagande allemande se servit de la présence de ces troupes « barbares » pour renforcer ses arguments contre l’accusation de barbarie allemande à la suite des exactions allemandes contre des civils en Belgique et dans le nord de la France pendant les premiers mois de la guerre. Il est probable que les troupes noires aient commis des mutilations de prisonniers – des rapports français indiquent que les soldats noirs arboraient parfois des têtes et oreilles de leurs ennemis – mais les rapports allemands furent exagérés. En tout cas, les combats entre Allemands et soldats français noirs sur le front de l’Ouest furent particulièrement durs, marqués par des exactions commises des deux côtés [27][27]Il faut considérer en tout cas que l’assassinat de soldats….
29L’envoi de troupes coloniales en Rhénanie à la suite de l’armistice du 11 novembre 1918 provoqua une nouvelle campagne de propagande inspirée par le socialiste anglais E. D. Morel et organisée avec l’aide du ministère de l’Extérieur à Berlin. Les soldats coloniaux furent accusés d’avoir violé des femmes, des hommes et des enfants. La propagande, qui exagéra des incidents isolés et ignora les relations parfois amicales entre occupants et civils allemands, servit au gouvernement allemand pour délégitimer l’occupation du territoire allemand et le traité de Versailles. Face à des critiques internationales, la France, tout en niant les accusations, retira la presque totalité de ses soldats noirs des territoires allemands vers la fin de 1922.
30La presse nazie, encore faible au début des années 1920, participa à cette propagande. Une fois au pouvoir, les nazis établirent en secret un programme de stérilisation des enfants de femmes allemandes et de soldats noirs et nord-africains pour parer à un mélange racial qui, selon Hitler, avait mené à la dégénération de la France. Dans son texte programmatique Mein Kampf, Hitler prétendit que le stationnement de troupes coloniales en Allemagne était le résultat d’une conspiration juive et que la France elle-même était déjà si « négrifiée » qu’on pouvait la considérer comme un « État africain sur le sol européen ». Après l’arrivée au pouvoir de Hitler, la presse nazie fut d’abord muette au sujet de la France, la diplomatie allemande ne voulant pas irriter les pouvoirs occidentaux pendant une période durant laquelle l’Allemagne se réarmait rapidement (1933-39). Mais, après l’entrée en guerre du Royaume-Uni et de la France en réaction à l’invasion allemande de la Pologne en septembre 1939, la propagande allemande anti-française devint plus massive. Cette propagande se manifesta d’abord dans les journaux et magazines ultra-nazis et ultra-racistes, pendant que la direction officielle de la propagande allemande prônait toujours la modération envers la France, espérant pouvoir miner l’alliance entre la France et le Royaume-Uni. Toutefois, le journal Der Stürmer et la revue Das Schwarze Korps de la SS répétaient sans cesse que la France était un pays mourant et qu’elle ne pouvait maintenir sa puissance qu’en se mélangeant avec les peuples de ses colonies, ce qui conduirait à une dégénérescence encore plus rapide [28][28]R. Scheck, Une saison noire, op. cit., chapitre II..
31La propagande nazie contre la France devint plus radicale encore vers la fin du mois de mai 1940. Avec des forces britanniques en train de quitter l’Europe continentale, l’armée allemande se prépara à porter le coup final à la France. La propagande nazie avait jusque-là concentré ses attaques contre la Grande-Bretagne. Mais l’armée allemande se trouva soudainement en face d’une force presque entièrement française, et le ministre de la propagande Joseph Goebbels s’inquiéta de ce que le soldat allemand ne semblait pas haïr le soldat français avec assez de force. Au cours d’une réunion des dirigeants des médias nazis le 29 mai, Goebbels demanda donc une ligne plus incisive contre la France. Il ordonna de mettre l’accent sur la mémoire de la « honte noire » et sur la « barbarie » des soldats noirs. Encouragé par un coup de téléphone avec Hitler le 30 mai, Goebbels demanda aux dirigeants des médias de s’assurer que les Allemands, sous quinzaine, soient emplis de colère et de haine contre la France [29][29]Ibid., p. 116-21..
32Les directives de Goebbels furent mises en œuvre immédiatement. Jour après jour, le Völkischer Beobachter et d’autres journaux allemands publièrent des articles accusant les troupes coloniales de mutilations sur les prisonniers allemands et menaçant de représailles. Un article du Völkischer Beobachter du 30 mai prôna assez ouvertement le meurtre de prisonniers coloniaux en guise de revanche : « Ces bêtes meurtrières ne se verront accorder aucun pardon ». La propagande de la « honte noire » connut une renaissance forte dans les journaux, et des rapports du front soulignèrent des pratiques bestiales de tirailleurs sénégalais qui sautaient des arbres et mordaient les soldats allemands à mort :
Leur soif animale de sang s’exprime dans des atrocités bestiales. Avec leurs couteaux longs et effilés, ils tentent de se défendre désespérément. Grinçant des dents, ils saisissent leurs fusils, même s’ils ont été laissés sous les blessés. Il faut les abattre un par un en haut des arbres ou dans les buissons.
34La même propagande fut aussi diffusée à la radio et dans les actualités cinématographiques hebdomadaires. Bref, la population allemande fut inondée d’une vague de haine contre la France et surtout contre ses soldats noirs [30][30]R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 121-3..
35Les succès de cette propagande, d’après les espions de la police secrète, furent immédiats et écrasants. Les rapports bihebdomadaires sur l’opinion publique, élaborés grâce aux informations recueillies par les policiers du SD (Service de sécurité de la SS), montrent l’existence d’une vague de haine et d’indignation à travers tout le Reich, exactement selon les objectifs que Goebbels avait définis lors de la conférence du 30 mai. Le public allemand semble avoir exigé des représailles extrêmes contre les soldats noirs. Un rapport secret révèle un commentaire typique : « On devrait gazer toute cette racaille », et un autre cite des civils disant : « Ces bêtes noires devraient être abattues après leur capture [31][31]Ibid., p. 124-5.. »
36Toutes les informations indiquent que les soldats au front furent affectés par cette propagande de façon similaire. Pendant la période la plus intense de cette propagande raciste – du 30 mai au 8 juin –, de nombreux soldats allemands eurent le temps de lire les journaux et d’écouter la radio car la plus grande partie de l’armée allemande était en train de se préparer pour l’offensive contre la Ligne Weygand le long de la Somme (déclenchée le 5 juin) et dans l’Aisne quelques jours plus tard. Les journaux de marche des unités allemandes, les journaux privés des soldats, et les conversations d’officiers allemands avec des officiers français prisonniers, rapportées par ces derniers, reflètent l’offensive de propagande lancée par Goebbels. La propagande raciste laisse des traces claires et fortes dans les documents des soldats allemands en France au début de juin 1940. Pour des officiers, cette propagande autorise le massacre de prisonniers noirs. Si le journal quasi officiel du parti nazi et de l’Allemagne nazie, le Völkischer Beobachter, parle des soldats noirs comme de « bêtes meurtrières » indignes d’être épargnées, le massacre de prisonniers noirs peut apparaître comme une mesure de représailles légitimes, même si celle-ci viole la Convention de Genève.
37Mais, toutes les accusations de crimes de guerre (surtout les mutilations) formulées par les Allemands contre les soldats noirs n’étaient pas injustifiées. Dans les entretiens de Nancy Lawler avec d’anciens combattants ivoiriens, par exemple, un vétéran admet avoir témoigné des mauvais traitements infligés à des prisonniers allemands : « Tu pouvais faire mal à l’ennemi pendant qu’il était encore vivant – planter des clous dans sa main avant qu’il soit mort. J’ai vu cela. C’est la guerre [32][32]Nancy Lawler, Soldats d’infortune, Paris, L’Harmattan, 1996,…. » À Airaines, le 6 juin, un lieutenant français relate, après la capture de deux soldats allemands grièvement blessés : « Je dois dire qu’il m’a fallu intervenir énergiquement pour empêcher un tirailleur, coupe-coupe en main, de leur trancher la tête [33][33]R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 142-3.. » Il est possible que des exactions se soient produites lorsqu’un officier n’était pas présent ou ne voulait pas intervenir. Un officier français capturé près d’Airaines rapporte, après le massacre des défenseurs noirs de la ville : « Un officier allemand me montre les cadavres de trois Allemands qui ont eu la tête coupée au coupe-coupe dans la matinée [34][34]Rapport du Sous-lieutenant Jean Guibbert du 57ème RICMS, le…. » Quelques tirailleurs avaient été recrutés dans des régions où la décapitation rituelle des ennemis capturés faisait partie des traditions guerrières [35][35]R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 143..
38L’ouvrage de Julien Fargettas sur les tirailleurs sénégalais pendant la Seconde Guerre mondiale avance d’autres exemples. Le « nettoyage » d’un village par les tirailleurs, par exemple, put se faire sans prendre de prisonniers. La collection de trophées de guerre à partir d’éléments humains semble aussi avoir été « une pratique existante dans les unités noires ». Un civil rapporta avoir vu des colliers d’oreilles humaines autour des cous de certains tirailleurs sénégalais. En outre, les officiers français ne semblent pas toujours s’opposer aux décapitations de prisonniers allemands par des tirailleurs avec des coupe-coupe. Fargettas souligne en outre que des tirailleurs sénégalais qui combattent contre les Allemands en 1944, par exemple à Elbe et à Toulon, commettent des actes de vengeance en passant les prisonniers allemands par les armes [36][36]Julien Fargettas, Les Tirailleurs sénégalais, Paris,….
L’importance de la propagande anti-Noir pour le régime nazi
39La propagande anti-Noir du printemps 1940 ne déclenche pas seulement les massacres de tirailleurs sénégalais. Elle a aussi des répercussions importantes pour l’Allemagne nazie qui sont mal connues, faute de recherches sur ce sujet. La propagande anti-Noir diabolise les soldats noirs, mais elle prend aussi pour cible la « qualité » raciale des Français, ainsi lorsque Hitler parle de la France comme d’un État « négrifié ». Il faut considérer que le régime nazi s’efforçait toujours d’enseigner au public allemand la manière d’interpréter les événements politiques avec un regard racial et selon un nouveau système éthique [37][37]Peter Fritzsche, Life and Death in the Third Reich, Cambridge…. La victoire allemande de 1940 apparaît donc comme une réalisation de l’idéologie nazie. La propagande anti-Noir du printemps de 1940 définit la France, et implicitement l’Allemagne, selon des catégories raciales. La victoire allemande à l’Ouest, perçue presque comme un miracle, semble donner un sens à la défaite de 1918. Cette victoire offre donc au régime nazi une occasion superbe pour ancrer son idéologie raciste au centre du discours public en Allemagne.
40Il faut se rappeler d’abord que la guerre de 1940 était, pour les Allemands, une continuation et une justification du conflit de 1914-1918. En mai et juin 1940, l’armée allemande traverse entièrement la région comprenant l’ancien front de l’Ouest de la Première Guerre mondiale. Pour nombre de soldats allemands, la guerre de 1940 offre ainsi une rencontre avec des lieux portant la mémoire de 1914-1918 : pour les hommes les plus âgés, surtout pour les officiers, cela peut être un endroit où ils ont lutté ou parfois un cimetière avec les tombes de leurs camarades. Les soldats plus jeunes sentent souvent un lien avec le passé en traversant des villages où leurs pères et oncles ont lutté et parfois les champs de bataille où ils ont été tués. De très nombreux mémoires et journaux privés de soldats allemands indiquent ce lien intime avec la guerre précédente [38][38]Les films privés tournés par des militaires allemands en 1940….
41En franchissant la frontière franco-belge, par exemple, le général Frido von Senger und Etterlin découvre une route sur laquelle il a voyagé en 1914 et trouve la tombe de son frère [39][39]Frido von Senger und Etterlin, Neither Fear nor Hope : The…. L’historien Kleo Pleyer, bien qu’Allemand des Sudètes et donc ancien combattant de l’armée austro-hongroise, note après avoir remarqué les gigantesques cimetières allemands de la Grande Guerre en Picardie et dans la Somme : « Ici, les pères tombés pensaient au jour où leurs fils passeraient, marchant vers l’ancien but de la Guerre mondiale [40][40]Kleo Pleyer, Volk im Feld, Hamburg, Hanseatische…. » Un certain major F. M. reconnaît une région où il a lutté en 1917 et imagine pouvoir dire à sa famille :
J’ai été de la partie pendant la Guerre mondiale, quand nous avons perdu la guerre, mais j’ai aussi été de la partie quand nous l’avons gagnée d’une manière extrêmement rapide [41][41]Ortwin Buchbender et Reinhold Sterz (dir.), Das andere Gesicht… !
43Dans le même sens, l’écrivain nazi Edwin Erich Dwinger, sur les rives de la Somme, suppose une continuité entre le conflit de 1914-1918 et la guerre de 1940 :
Ceci n’est pas du tout une nouvelle guerre pour nous ; nous continuons simplement la guerre précédente ! Il n’y avait pas de paix pour nous. Il y avait seulement un armistice. Maintenant la même offensive continue qui s’était enlisée ici au printemps 1918 [42][42]Edwin Erich Dwinger, Panzerführer. Tagebuchblätter vom….
45L’écrivain Ernst Jünger, auteur de récits populaires sur la Première Guerre mondiale, exprime lui aussi son étonnement à propos du contraste entre l’échec de la Grande Guerre et le succès de 1940 ; affecté à une unité arrière en 1940, il note le 22 mai :
En marchant nous apprîmes […] les nouvelles des succès foudroyants de notre offensive. J’étais très surpris. La ténacité du front était devenue un dogme pour moi après des centaines d’expériences [43][43]Ernst Jünger, « Gärten und Straßen », in Jünger, Sämtliche….
47Pour les soldats plus jeunes, la campagne de 1940 implique souvent un dialogue avec une génération qui a souffert âprement lors du précédent conflit. Le mitrailleur Heinz Braukämper n’avait jamais connu son père, tué sur le front de l’Ouest trois mois après avoir épousé la mère de Heinz. En passant par le Chemin des Dames, il trouve des casques et baïonnettes allemands rouillés et remarque : « Ainsi nous sommes sans cesse confrontés à l’expérience plus dure de nos pères [44][44]Heinz Braukämper, Sturm auf den Mont Damion (Kameraden in…. » La presse nazie renforce ce lien avec la guerre précédente en claironnant les noms des grands lieux de bataille de 1914-1918 récemment conquis par les troupes allemandes et en soulignant que le « Führer » lui-même a, vingt-cinq années plus tôt, participé à des combats acharnés dans des endroits qui, maintenant, semblent tomber dans l’escarcelle de l’armée allemande à une vitesse étonnante [45][45]Wilhelm Weiß (dir.), Der Krieg im Westen. Dargestellt nach den…. Bref, les événements de 1940 apparaissent aux Allemands comme un miracle en comparaison de la défaite subie à l’issue de la guerre de 1914-1918. La victoire de 1940 semble donner un sens à d’affreuses souffrances passées, restées sans rédemption. Naturellement, les militaires français de 1940, eux aussi, ont la campagne de 1914-1918 en tête. Mais pour eux, il n’y a aucune rédemption dans une guerre que la victoire des pères aurait dû rendre caduque [46][46]Voir Julian Jackson, The Fall of France : The Nazi Invasion of….
48Les victoires, comme les défaites, demandent des explications. La propagande nazie exploite la victoire comme un fait historique dû au génie militaire du « Führer ». La guerre de 1940 est exactement le type de succès qu’un régime charismatique tel que celui de Hitler demande de temps en temps pour compenser une fondation constitutionnelle fragile [47][47]Ian Kershaw, The’Hitler Myth’: Image and Reality in the Third…. Mais les médias allemands se hâtent aussi d’expliquer la victoire dans le cadre de l’idéologie raciale. Ils maintiennent que la France, affaiblie par son libéralisme politique et sa permissivité sociale depuis 1789, a enfoncé les barrières biologiques entre sa souche germanique et des races inférieures. Selon l’idéologie nazie, le mélange racial entraîne toujours une détérioration de la qualité génétique d’une population. Par conséquent, les Français, affaiblis davantage par les pertes graves de 1914-1918, étaient devenus un peuple métis, donc incapable de jouer un rôle créatif dans l’histoire. Le désastre de 1940 est alors, aux yeux des nazis, la punition du peuple français pour la suppression de son élément germanique. Souvent, la propagande nazie insinue que les Juifs sont coupables de cette dégénérescence. Une cible privilégiée est le ministre français Georges Mandel. En tant que ministre des Colonies de 1938 à 1940, il aurait mobilisé de la « chair à canon » dans les colonies. Devenu ministre de l’Intérieur le 18 mai 1940, Mandel aurait voulu dégrader la population française par le mélange racial afin de soumettre la France à un régime juif international [48][48]Pour des attaques contre Mandel, voir « Der Pariser….
49En observant les masses de prisonniers de guerre en mai et juin 1940, les correspondants de guerre allemands expriment souvent leur étonnement face à la multiracialité des forces ennemies. Un article du Völkischer Beobachter du 25 mai 1940 tente de catégoriser les prisonniers selon des types raciaux, affirmant que leur seul point commun est la couleur de leurs uniformes [49][49]Wolfgang Mansfeld, « Die Straße zur Front », Völkischer…. Cet étonnement se transforme aussitôt en colère, suivant les directives les plus âpres de Goebbels et Hitler : le 31 mai, le même journal parle d’une France « négrifiée et bâtardisée », et le lendemain il prétend : « Sans aucune résistance, le peuple français absorbe ce fleuve de sang des races sombres [50][50]« Das französische Volk mitschuld an den Verbrechen seiner…. » Le 5 juin, le même journal s’exclame : « Parmi les prisonniers : 47 peuples et races ! », et donne des exemples du prétendu barbarisme des soldats noirs, tout en soulignant l’assimilation des Français blancs aux Noirs [51][51]« Die Hilfsvölker unserer Feinde : Unter den Gefangenen 47…. Un autre article signale que la France est devenue « le paradis de la mûlatrisation, où des Américains qui refusent de s’asseoir à la même table qu’un nègre dans les cafés de Paris sont arrêtés et expulsés [52][52]« Schwarze geben den Ton im verniggerten Frankreich an »,…. » Plusieurs journaux colportent que le gouvernement français a même encouragé les Françaises à rendre aux soldats noirs certains services. Dans un article intitulé « Le moloch noir », la Freiburger Zeitung déclare :
Nous éprouvons de la pitié envers un peuple mourant et en chute libre quand nous apprenons que les Français lancent sans regret leurs propres femmes elles-mêmes à ces molochs noirs. […] Personne en France ne semble plus avoir aucun sentiment de dignité. Toute fierté de la race a disparu, et on ne ressent probablement plus de honte. Nous, les Allemands, au contraire, nous comprenons pourquoi […] un peuple biologiquement si souillé doit s’effondrer avec une nécessité fatale [53][53]« Französinnen für den schwarzen Moloch », Freiburger Zeitung….
51Selon Rosenberg, qui s’est proclamé idéologue en chef du parti nazi, la mulâtrisation de la population française est tellement avancée qu’il n’y a à proprement parler plus de Blancs ou de Noirs en France : on peut seulement parler de « Nègres blancs ou Nègres noirs ». La France entendait « africaniser » l’Europe et « mulâtriser » l’Allemagne : la victoire allemande a donc sauvé la culture européenne et prévenu une « irréparable contamination de la race [54][54]Alfred Rosenberg, « Der Zusammenbruch des französischen… ».
52La propagande visuelle souligne les mêmes idées. Les actualités projetées dans les cinémas allemands chaque semaine (la Wochenschau) montrent souvent des groupes de prisonniers noirs et nord-africains, accompagnés d’un commentaire cynique sur les prétendus défenseurs de la civilisation européenne et sauveurs de la France. La caméra et le commentaire font paraître ces hommes, en réalité épuisés, affamés et souvent malmenés, comme des êtres perfides, sauvages et dégénérés. Parfois, les Noirs sont contraints à exécuter des danses tribales suggérant des rites « barbares [55][55]Une de ces danses apparaît vers la fin du film Sieg im Westen… ». Même message dans les images imprimées : une caricature intitulée « La France sauve la culture » montre un soldat blanc français regardant son reflet, noir, dans un miroir. Une autre caricature, « Masques vrais », insinue que les femmes blanches en France aiment se livrer à des Noirs et des Indochinois, leur rencontre étant facilitée par un Juif. La couverture d’un numéro hors-série du magazine Illustrierter Beobachter présente, sous le titre « La culpabilité de la France », un soldat noir flanqué d’un Juif et d’un officier français blanc dans un paysage marqué par la guerre. Le soldat noir tient en main le drapeau tricolore sur lequel est inscrit « Liberté Égalité Fraternité [56][56]Illustrierter Beobachter, Sonderausgabe, 1940. ». Le journal Der Stürmer présente un dessin d’un soldat noir embrassant Marianne qui semble se livrer à lui dans une pose séduisante. À l’arrière-plan figure un Georges Mandel souriant. Des images publiées après la campagne mettent souvent en contraste des soldats allemands blonds, souriants et en bon ordre, et des soldats de couleur dans des poses peu flatteuses, avec le sous-titre cynique : « Les prétendus défenseurs de la culture [57][57]« Schwarze Schmach », Der Stürmer, no 5, février 1940, et Der… ».
53Cette propagande reflète la pensée de Hitler dans Mein Kampf [58][58]Adolf Hitler, Mein Kampf. Zwei Bände in einem Band, Munich,…. Même si Hitler cherche à relativiser les passages anti-français après son arrivée au pouvoir, des penseurs racistes comme Bernhard Pier et Ewald Mangold avancent des analyses de la composition raciale des Français et estiment que la race germanique a été écartée depuis le xvie siècle par des races inférieures. Le coup de grâce pour la race germanique en France fut la révolution de 1789, parce qu’elle refoula l’influence de l’aristocratie germanique et valorisa une pensée égalitaire qui permit aux Juifs, et plus tard aux gens de couleur, de se mélanger aux Français « blancs [59][59]Wolfgang Geiger, L’Image de la France dans l’Allemagne nazie… ». Avant la guerre de 1940, cette pensée est limitée aux médias et aux idéologues les plus extrêmes, comme le journal des SS, Das Schwarze Korps, ou Der Stürmer, mais la campagne médiatique de 1940 l’injecte dans le courant dominant de l’opinion publique allemande [60][60]Klaus-Jürgen Müller souligne que le journal Das Schwarze Korps….
54Par contraste, le régime nazi proclame qu’il a mis fin à la dégradation biologique de la population allemande et l’a purgée d’éléments étrangers et dangereux, tels les Juifs. La loi nazie sur la stérilisation eugénique a été promulguée le 14 juillet 1933, en référence délibérée à la Révolution française et au fondement idéologique de la Troisième République [61][61]Michael Burleigh et Wolfgang Wippermann, The Racial State :…. Deux ans plus tard, les lois de Nuremberg lient la nationalité allemande à une souche aryenne, même si la définition de cette souche reste vague. Dans son livre Life and Death in the Third Reich, Peter Fritzsche démontre l’effort continu du régime nazi pour inciter les Allemands à se définir par des catégories raciales et à éprouver les théories sur la hiérarchie des races [62][62]Peter Fritzsche, Life and Death in the Third Reich, op. cit.,…. Fritzsche parle des « passeports des aïeux » pour lesquels chaque Allemand doit procurer la preuve d’une souche aryenne, mais peu de la dimension internationale de cette campagne médiatique. Cependant, l’accent mis par la propagande sur la multiracialité de l’armée française, et de la France en général, sert, en 1940, à justifier l’idéologie raciale nazie et permet, par ailleurs, d’influencer les Allemands afin qu’ils interprètent les conflits internationaux selon cette propagande raciale. La défaite de la France apparaît comme le résultat d’une politique de mélange racial ainsi que d’une tolérance et d’une égalité découlant des idées de 1789.
55Il faut souligner aussi que la propagande anti-Noir augmente l’hostilité de civils allemands envers les quelques centaines de Noirs résidant en Allemagne, surtout des Africains venus des anciennes colonies allemandes et leurs descendants. Un spectacle itinérant composé de Noirs allemands, la Deutsche Afrika-Schau, doit être fermé à cause de plaintes et d’agressions de la part de civils allemands. Une étude de la vie d’anciens Camerounais en Allemagne montre que ces gens font l’expérience d’une animosité plus grande après mai 1940 et souffrent davantage de brimades officieuses. La police allemande, souvent à la suite de dénonciations, se livre à des arrestations arbitraires et pratique même des déportations vers les camps de concentration. Les Noirs sont facilement catégorisés comme des « asociaux », ce qui suffit pour une arrestation et parfois pour une déportation sans aucun contrôle de la justice [63][63]Robbie Aitken and Eve Rosenhaft, Black Germany : The Making and….
Les enquêtes juridiques
56Après la guerre, la justice française diligente plusieurs procès contre des militaires et civils allemands, mais les crimes commis durant l’Occupation et le combat contre les Français Libres bénéficient d’une attention supérieure à celle accordée aux crimes allemands commis pendant la campagne de 1940. Les massacres de prisonniers noirs sont connus en France en 1945, et quelques enquêtes sont entamées. Toutefois, les commissions d’enquête poursuivent les recherches sans enthousiasme et les abandonnent rapidement [64][64]R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 19-24..
57Une enquête soutenue est commencée en 2006, en réaction à un article sur les massacres que j’avais publié dans le journal allemand Die Zeit le 12 janvier 2006 et qui suscita une réponse médiatique assez forte. Le bureau allemand dédié à la poursuite des crimes nazis, la Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen (Office central des administrations judiciaires des Länder, ZST), à Ludwigsburg, me contacta et me demanda de les aider pour instruire une enquête. D’après la ZST, qui s’est occupée récemment aussi des procès contre des gardiens des camps de concentration et contre des officiers allemands accusés de crimes contre des civils en Italie, les massacres de prisonniers noirs ne constituent pas simplement des crimes de guerre aujourd’hui périmés mais des crimes nazis pour lesquels il n’y a aucun délai de prescription. Je mis à la disposition des avocats de la ZST tous les documents que j’avais trouvés.
58L’enquête procéda lentement en raison des travaux de traduction (les documents en langue française durent être traduits en allemand). Au vu des difficultés documentaires, la ZST décida de mettre l’accent sur quelques concentrations de massacres, évoquées dans mon livre, et impliquant les mêmes unités allemandes. Après deux années de recherches, la ZST avait surtout collecté des informations sur les concentrations de massacres dans la région d’Erquinvillers (Oise) et dans la banlieue lyonnaise. Les mêmes unités allemandes furent impliquées dans les deux cas, à savoir la 3e et la 15e compagnies du régiment d’infanterie Großdeutschland. Ce régiment, auquel d’autres exactions avaient déjà été imputées lors d’une autre enquête de la ZST, était donc visé. Comme les massacres furent souvent commandés par des officiers, la ZST chercha des officiers encore vivants de ces deux compagnies et trouva trois hommes, dont qualifié comme suspect et deux qualifiés comme témoins. Le suspect était un certain Gerhard Heinrich Gerbener, né en 1914 et habitant Münster. Un des témoins habitait l’Allemagne et l’autre le Canada. Naturellement, Gerbener et les officiers interrogés comme témoins nièrent toute participation et prétendirent n’avoir eu aucune connaissance des massacres. Néanmoins, le procureur de la ZST chargé du cas m’assura à l’été 2010 qu’il disposait d’assez de documents pour commencer un procès, mais Gerbener et les deux témoins (nés en 1914 et 1917) décédèrent au cours de l’enquête. La ZST décida donc de la clore en 2012 [65][65]Ce passage s’appuie sur des documents et des courriers envoyés….
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60La grande majorité des victimes des massacres de prisonniers en 1940 sont des tirailleurs sénégalais. Même si l’on accepte que, dans quelques cas, ces soldats aient commis des mutilations de prisonniers allemands, l’analyse de la ZST – à savoir qu’il s’agit de crimes nazis, d’assassinats motivés par un racisme meurtrier – est correcte. La propagande des médias nazis, lancée délibérément par Goebbels et Hitler, mène les soldats allemands à interpréter la façon qu’avaient les soldats noirs de se battre comme illégitime et sauvage et leur donne quasi explicitement l’autorisation de commettre des massacres. Ceci est évident si l’on compare la réaction allemande dans les mêmes situations en face de soldats blancs : les Allemands respectent la résistance opiniâtre et les combats « pour l’honneur » si les combattants sont blancs, mais les considèrent comme perfides si les acteurs sont noirs.
61Toutefois, la propagande n’excuse pas les officiers et les soldats qui commettent des exactions contre les prisonniers. La validité de la Convention de Genève est sans cesse rappelée aux officiers et aux hommes de troupe. Le fait que de nombreux officiers – parmi eux des nazis convaincus – comprennent qu’il faut bien traiter tous les prisonniers indique une certaine liberté de jugement. D’autant plus faut-il condamner ceux qui prennent au pied de la lettre les rumeurs de mutilations et qui commandent une exécution sans investigation quand il y a des preuves de mutilations, violant l’article 2 de la Convention de Genève. Mais, les premiers étaient probablement la majorité : l’armée allemande détient entre 16 000 et 20 000 prisonniers noirs après l’Armistice ; le nombre de prisonniers capturés est donc beaucoup plus grand que celui des prisonniers assassinés.
62Les massacres de prisonniers noirs en 1940 s’inscrivent dans la continuité de la « barbarisation » et de la nazification des forces armées allemandes. Des exactions ont lieu en Pologne en septembre 1939, et beaucoup d’officiers punissent les soldats qui en sont responsables. Toutefois, Hitler prononce une amnistie pour pratiquement tous les crimes contre les civils et prisonniers polonais en octobre 1939. Il légitime donc une autre façon de combattre qui s’oppose aux normes internationales, plus ou moins partagées par l’armée allemande. Les massacres de prisonniers noirs constituent une nouvelle étape dans cette « barbarisation » de la Wehrmacht, qui atteint son paroxysme durant la guerre avec l’Union soviétique à partir de juin 1941, même si la motivation pour les massacres en France n’est pas génocidaire, contrairement aux atrocités en Europe de l’Est. La propagande anti-Noir est lancée pour inciter les soldats allemands à haïr les Français, mais elle s’inscrit dans les initiatives nazies visant à renforcer et justifier les principes idéologiques du régime devant la population allemande. Pour les médias allemands, la campagne de l’Ouest est la victoire d’une race allemande qu’Hitler avait « purifié » depuis 1933 contre une France vouée à l’égalité et au mélange racial.
Notes
R. Scheck, "French Colonial Soldiers in German Prisoner of War Camps, 1940-1945," French History24, no 3, 2010.
R. Scheck, Une saison noire. Les massacres de tirailleurs sénégalais mai-juin 1940, op. cit., p. 38.
Ibid., p. 39-40.
Édouard Ouédraogo, « Composition française » (1944 ou 1945), SHD, 5 H 16.
R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 45-46.
Ibid., p. 46-51.
Ibid., p. 52.
Ibid., p. 56-9.
L’assassinat de Nord-Africains contrecarrait les directives du ministre de la Propagande, Joseph Goebbels, qui avait demandé aux médias nazis de distinguer les soldats sub-sahariens des nord-africains, surtout les Marocains, en raison de la contribution de soldats marocains à la victoire de Franco en Espagne. Il semble que certains soldats allemands prenaient les Nord-Africains pour des « Noirs », mais, dans certaines situations, l’exécution de Nord-Africains fut motivée par les circonstances, comme on le voit à Clamecy.
Pour les prisonniers britanniques, voir Simon Paul MacKenzie, The Colditz Myth : British and Commonwealth Prisoners of War in Nazi Germany, Oxford and New York, Oxford University Press, 2004.
Nancy Lawler, Soldats d’infortune : les tirailleurs ivoiriens de la Seconde Guerre mondiale, traduit de l’anglais par François Manchuelle, Paris, L’Harmattan, 1996.
R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 70-81.
Peter Lieb, Konventioneller Krieg oder NS-Weltanschauungskrieg ? Kriegführung und Partisanenbekämpfung in Frankreich 1943/44, Munich, Oldenbourg, 2007, p. 18-19 (note 20). Lieb accuse l’historien Julien Fargettas et moi-même de ne considérer que des témoignages d’officiers français. Ce n’est pas le cas et, de plus, Lieb semble ignorer que, en dehors des officiers français, très peu de témoins parlent directement des massacres. Les sources allemandes ne les mentionnent que très rarement.
Des exemples : « Kriegstagebuch der Qu. Abt. Gen. Kmdo XIV A.K. Meldungen über Gefangene und Beute, » Bundesarchiv-Militärarchiv, RH 24-14 : 163, et « Anlagen zum Kriegstagebuch 1-4, » Bundesarchiv-Militärarchiv, RS 3-3 : 4 et 5. Voir aussi R. Scheck, « The Massacres of Black Soldiers from the French Army by the Wehrmacht in 1940 : The Question of Authorization » German Studies Review 29, 2005, p. 596.
Sönke Neitzel et Harald Welzer, Soldaten. Protokolle vom Kämpfen, Töten und Sterben, Frankfurt am Main, S. Fischer, 2011, p. 377.
Jean-Luc Leleu, Françoise Passera et Jean Quellien (dir.), La France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2010, p. 44-45.
Voir Heinz Guderian (dir.), Blitzkrieg in Their Own Words : First-Hand Accounts from German Soldiers 1939-1940, St. Paul, Zenith Press, 2005, p. 198 ; Christoph Freiherr von Imhoff, Sturm durch Frankreich, Berlin, Hans von Hugo Verlag, 1941, p. 95 ; Fritz Treffz-Eichhöfer, Kameraden im Sturm. Ein Fronterlebnis aus dem Frankreichfeldzug 1939-1940, Stuttgart, Die Aehre, 1943, p. 128 ; Kurt Frowein, Festung Frankreich fiel, Berlin, Limpert, 1940, p. 113.
« Tagesbefehl, » Der Kommandierende General der Gruppe von Kleist. Gruppen- Hauptquartier Semur, 19.6.1940, Bundesarchiv-Militärarchiv, RH 21-1/28 (texte mis en italiques par l’auteur).
R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 51-59.
Niall Ferguson, "Prisoner Taking and Prisoner Killing in the Age of Total War : Towards a Political Economy of Military Defeat", War in History 11, no 2 (2004).
Heather Jones, ʻʻA Missing Paradigm ? Military Captivity and the Prisoner of War, 1914-1918ʼʼ, Immigrants & Minorities 26, no 1/2 (2008) ; Heather Jones, ʻʻThe German Spring Reprisals of 1917 : Prisoners of War and the Violence on the Western Frontʼʼ, German History 26, no 3 (2008).
R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 84.
Ibid., p. 137-41.
Cela fut le cas quand des troupes allemandes tentèrent de forcer le préfet Jean Moulin à signer une déclaration imputant aux soldats noirs la mort de civils (victimes d’un bombardement allemand). Cette accusation aurait dû servir de « justification » pour un massacre de tirailleurs sénégalais motivé par une erreur ; des membres de la 1ère division de cavalerie allemande du général Kurt Feldt avaient trouvé un soldat allemand mort avec des blessures graves sur le visage, qu’ils attribuèrent de manière erronée à une mutilation. Voir ibid., p. 60 et 145-146.
Ibid., p. 55-6.
Ibid., p. 157.
Il faut considérer en tout cas que l’assassinat de soldats ennemis juste après la capture arrive souvent pendant la Première Guerre mondiale. Voir Brian Feltman, "Tolerance as a Crime ? The British Treatment of German Prisoners of War on the Western Front, 1914-1918", War in History 17, no 4, 2010, et Jones, "A Missing Paradigm ? Military Captivity and the Prisoner of War, 1914-1918", Immigrants and Minorities, 26 (1 & 2), 2008, pp. 19-48.
R. Scheck, Une saison noire, op. cit., chapitre II.
Ibid., p. 116-21.
R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 121-3.
Ibid., p. 124-5.
Nancy Lawler, Soldats d’infortune, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 100.
R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 142-3.
Rapport du Sous-lieutenant Jean Guibbert du 57ème RICMS, le 14 août 1941, SHD, 34 N 1081.
R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 143.
Julien Fargettas, Les Tirailleurs sénégalais, Paris, Tallandier, 2012, p. 166-167.
Peter Fritzsche, Life and Death in the Third Reich, Cambridge (Massachusetts) et Londres, Belknap, 2008, et Claudia Koonz, The Nazi Conscience, Cambridge (Massachusetts) et Londres, Belknap, 2003. Voir également Johann Chapoutot, La Loi du sang. Penser et agir en nazi, op. cit.
Les films privés tournés par des militaires allemands en 1940 révèlent, eux aussi, l’intense lien avec 1914-18, en montrant des cimetières et des monuments de la Première Guerre mondiale. Filmarchiv Agentur Karl Höffkes, Schildarpstr. 10, D-48712 Gescher.
Frido von Senger und Etterlin, Neither Fear nor Hope : The Wartime Career of General Frido von Senger und Etterlin, Defender of Cassino, traduit par George Malcolm, New York, Dutton, 1963, p. 19 et 21.
Kleo Pleyer, Volk im Feld, Hamburg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1943, p. 80. Je remercie le prof. Peter Schöttler (CNRS et Freie Universität Berlin) de m’avoir signalé ce texte.
Ortwin Buchbender et Reinhold Sterz (dir.), Das andere Gesicht des Krieges. Deutsche Feldpostbriefe 1939-1945, Munich, Beck, 1982, document 69, lettre du 5 juin 1940, p. 59.
Edwin Erich Dwinger, Panzerführer. Tagebuchblätter vom Frankreichfeldzug, Jena, Eugen Diederichs Verlag, 1941, p. 28-29. Autres allusions à la Première Guerre mondiale p. 4, 14, 21, 75. L’historienne Susanne Brandt souligne, elle aussi, le lien entre la Première Guerre mondiale et la campagne de 1940 dans la presse allemande, voir Vom Kriegsschauplatz zum Gedächtnisraum : Die Westfront 1914-1940, Baden-Baden, Nomos, 2000, p. 241-5.
Ernst Jünger, « Gärten und Straßen », in Jünger, Sämtliche WerkeBand 2, Stuttgart, Klett-Cotta, 1979, p. 139.
Heinz Braukämper, Sturm auf den Mont Damion (Kameraden in Frankreich): Ein Erlebnisbericht aus dem französischen Feldzug 1940, Essen, Essener Verlagsanstalt, 1942, p. 99. Autres allusions à la Grande Guerre : p. 34, 41, 56, 77-8, 81, 87, 98, 113-4.
Wilhelm Weiß (dir.), Der Krieg im Westen. Dargestellt nach den Berichten des « Völkischen Beobachters », 5e édition, Munich, F. Eher, 1942, p. 42, 55, 60, 64-6, 69 (Hitler comme soldat dans la Grande Guerre), 93, 97-98. Voir aussi les récits des correspondants de guerre dans Oberkommando der Wehrmacht (dir.), Sieg über Frankreich. Berichte und Bilder, Berlin, Zeitgeschichte-Verlag Wilhelm Andermann, 1940, p. 86-87, 112, et l’émission de la « Wochenschau » : « Deutsche Truppen beim Vormarsch auf Verdun », Bundesarchiv-Filmarchiv, Wochenschau-Archiv, http://www.wochenschau-archiv.de, (dernière visite le 10 septembre 2010).
Voir Julian Jackson, The Fall of France : The Nazi Invasion of 1940, Oxford et New York, Oxford University Press, 2003, p. 145-146.
Ian Kershaw, The’Hitler Myth’: Image and Reality in the Third Reich, London, Oxford University Press, 1987, et Hitler, 2 volumes, New York, Norton, 1996 et 2000 ; Hans-Ulrich Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte. Vierter Band : Vom Beginn des Ersten Weltkriegs bis zur Gründung der beiden deutschen Staaten 1914-1949, Munich, C. H. Beck, 2003, p. 551-563.
Pour des attaques contre Mandel, voir « Der Pariser Sklavenhändler », Völkischer Beobachter 53, no 143, 22 mai 1940 ; Alfred Rosenberg, « Der Zusammenbruch des französischen Nationalismus », Völkischer Beobachter 53, no 154, 2 juin 1940 ; « Ein Neger Präsident über Pétain, Reynaud, Daladier » et « Jud Mandels Blutregiment », Völkischer Beobachter 53, no 156, 4 juin 1940 ; « Schwarze geben den Ton im verniggerten Frankreich an », Völkischer Beobachter 53, no 157, 5 juin 1940.
Wolfgang Mansfeld, « Die Straße zur Front », Völkischer Beobachter 53, no 146, 25 mai 1940.
« Das französische Volk mitschuld an den Verbrechen seiner Regierung », Völkischer Beobachter 53, no 152, 31 mai 1940, et « Französische Tobsucht », Völkischer Beobachter 53, no 153, 1 juin 1940.
« Die Hilfsvölker unserer Feinde : Unter den Gefangenen 47 Völker und Rassen ! Besuch in einem Gefangenen-Durchgangslager », Völkischer Beobachter 53, no 157, 5 juin 1940.
« Schwarze geben den Ton im verniggerten Frankreich an », Völkischer Beobachter 53, no 154, 2 juin 1940.
« Französinnen für den schwarzen Moloch », Freiburger Zeitung 157, no 160, 13 juin 1940 (Tagesausgabe). Je remercie Heiko Wegmann (Universität Freiburg) de m’avoir signalé l’édition en ligne de ce journal. Le Völkischer Beobachter publia un article presque identique le 14 juin : « Würdeloses Frankreich. Weibliche Hilfskräfte zur ‘Aufmunterung’ der Farbigen », no 166).
Alfred Rosenberg, « Der Zusammenbruch des französischen Nationalismus », Völkischer Beobachter 53, no 154, 2 juin 1940.
Une de ces danses apparaît vers la fin du film Sieg im Westen (1940-41). Les émissions de la « Wochenschau » du juin 1940 sont accessibles au site internet du Bundesarchiv-Filmarchiv, Wochenschau-Archiv, http://www.wochenschau-archiv.de, par exemple « Deutsche Verbände gehen an Kolonnen gefangener französischer Soldaten vorbei » (dernière visite le 10 septembre 2010).
Illustrierter Beobachter, Sonderausgabe, 1940.
« Schwarze Schmach », Der Stürmer, no 5, février 1940, et Der Feldzug in Frankreich. 10 Mai -23 Juin 1940, sans place et sans date, trouvé dans la bibliothèque du Bundesarchiv-Filmarchiv, Freiburg im Breisgau.
Adolf Hitler, Mein Kampf. Zwei Bände in einem Band, Munich, F. Eher, 1938, p. 705 et 730.
Wolfgang Geiger, L’Image de la France dans l’Allemagne nazie 1933-1945, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, p. 41-53.
Klaus-Jürgen Müller souligne que le journal Das Schwarze Korps avait présenté une image très méprisante de la France depuis 1935, en évoquant souvent la « négification de la France ». Voir « Die deutsche öffentliche Meinung und Frankreich 1933-1939 ». inDeutschland und Frankreich 1936-1939. 15. Deutsch-Französisches Historikerkolloquium des DHI in Paris, Klaus Hildebrand et Karl Ferdinand Werner (dir.), Munich, Artemis-Verlag, 1981, p. 17-46.
Michael Burleigh et Wolfgang Wippermann, The Racial State : Germany 1933-1945, New York, Cambridge University Press, 1992, p. 136-8.
Peter Fritzsche, Life and Death in the Third Reich, op. cit., p. 76-96.
Robbie Aitken and Eve Rosenhaft, Black Germany : The Making and Unmaking of a Diaspora Community, 1884-1960, Cambridge and New York, Cambridge University Press, 2013, 272-273.
R. Scheck, Une saison noire, op. cit., p. 19-24.
Ce passage s’appuie sur des documents et des courriers envoyés à l’auteur entre 2006 et 2013 par les procureurs et juristes de la ZST, notamment le Dr. Joachim Riedel, Volker Bieler, Andrea Gombac et Thomas Schek.
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/01/2020
https://doi.org/10.3917/puf.chapo.2015.03.0059
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