- Les premiers témoins, ou l’identification du nazisme [1]
- Johann Chapoutot
- Dans Communio 2024/1 (n° 291-292), pages 163 à 171
1Reconnaître dans le nazisme un péril vital n’a pas été la chose au monde la mieux partagée. À gauche, ce fut immédiat, car principiel − ce qui rendit quelques années plus tard, le 23 août 1939, la conclusion du pacte germano-soviétique si incompréhensible, déchirante et traumatisante pour de nombreux communistes. À droite, les consciences sagaces furent rares et, dans le personnel politique français ou britannique, se comptèrent sur les doigts d’une main. En 1936, les victoires du Frente Popular en Espagne puis du Front Populaire en France, ainsi que la guerre civile espagnole, firent bruyamment murmurer “Plutôt Hitler que Blum”. Pour les élites économiques, financières, mais aussi, et souvent, intellectuelles, diplomatiques et militaires, le choix était vite fait entre le “judéo-bolchevisme” qui, avec le soutien de “Moscou-la-guerre”, distribuait les congés payés et relevait les salaires, et l’expérience nazie qui, en détruisant en quelques semaines la gauche la plus puissante du monde et en réarmant de manière massive, faisait de l’Allemagne une zone optimale d’investissement.
2C’est à élucider ce contexte, généralement peu connu ou pudiquement passé sous silence, que nous allons nous atteler, pour mieux mettre en relief la sagacité de ceux qui, alors qu’ils étaient organiquement et institutionnellement liés à ces élites, comme les clercs, ont su identifier et nommer le nazisme pour ce qu’il était.
3Dans L’Autriche souffrante, un texte achevé en 1938, à propos d’un pays où il avait vécu et qu’il connaissait bien, Pierre Chaillet définit toute complaisance envers le nazisme comme une « démission de la Charité ». Une démission du courage et de l’esprit, certes, mais, donc, au-delà, une « démission de la charité ». Voici une parole qui, dans tous les contextes de démission, de désarroi et de déshérence que nous connaissons, ne peut manquer de nous requérir ou de nous convoquer aujourd’hui.
4Le texte de Pierre Chaillet est plus que le témoignage d’un homme qui connaît l’Autriche pour y avoir vécu et pour en parler la langue. Il est une analyse d’autant plus saisissante du phénomène nazi qu’elle en est immédiatement contemporaine. On est frappé par la lucidité de vues, et la sagacité d’expression de Pierre Chaillet, lorsqu’il écrit, à propos de la « vision du monde » (Weltanschauung) nazie et de sa langue : « Les mots ne recouvrent plus les mêmes valeurs. Il y a pour Hitler une loi supérieure au droit, c’est la lutte pour la vie. Le véritable droit n’est plus qu’une épreuve de forces. Tout autre équilibre est irréel. Nous sommes en face d’une autre morale que la morale tout court. S’il n’existe qu’une vérité biologique, nous sommes revenus à la loi de la jungle. La révolution hitlérienne est ainsi la négation des bases spirituelles de notre civilisation [2][2]Chaillet, Pierre, L’Autriche souffrante, 1938, 128 p., p. 100. ».
5Chaillet va ici au cœur du phénomène : une conception biologique, écrit-il, en réalité sociale-darwiniste du monde et de l’homme, aboutit au primat de la « lutte pour la vie » qui devient à la fois la seule réalité existante et le seul fondement possible des normes de pensée et d’action.
6Pour autant, Chaillet manque ici quelque chose : il ne s’agit pas de « loi de la jungle », dans la mesure où le monde naturel surabonde en exemples de coopération et de symbiose, une réalité bien connue des biologistes depuis le début du xxe siècle et la contestation de la seule vision darwinienne du réel animal et végétal. Il est un autre élément qui lui échappe : si la révolution culturelle nazie est bien la « négation des bases spirituelles de notre civilisation », elle n’entre pas en contradiction avec certains fondements culturels et juridiques de celle-ci qui s’accommode volontiers d’exploitation coloniale, de domination économique, de ravages des espaces et des êtres. Ceux qui adhéraient à ces principes (concurrence, exploitation, extraction, domination) n’auront aucun mal à identifier dans le nazisme un compagnon de route, un complice ou un auxiliaire bienvenu.
7Pour Pierre Chaillet, cette contradiction spirituelle suffit à fonder le refus en mots et la révolte en actes : « L’ordre hitlérien est puissant, certes ; c’est même une force biologique redoutable et sûre de vaincre si l’esprit chez nous démissionne et si nous doutons de notre mission de sauver, pour l’humanité, ses raisons de vivre. Cet ordre, en effet, s’instaure sur une trahison trop inquiétante des valeurs morales et spirituelles pour que nous nous résignions, fût-ce par notre silence, à devenir le complice d’une hypnose [3][3]Ibid., p. 107. ».
8Ces mots du père jésuite seront suivis d’actes− et quels actes !− dans les combats de la résistance où il s’engage comme homme, comme chrétien et comme prêtre.
9Il reste à savoir, à partir du texte de Pierre Chaillet, ce qui a provoqué ou encouragé l’hypnose, chez de trop nombreux contemporains, les conduisant à la compromission, à l’approbation, voire à l’enthousiasme.
10Pour souligner le caractère remarquable des premiers témoins − Pierre Chaillet et Gaston Fessard au premier chef, ces esprits ardents dont l’acuité présentait un tel contraste avec les chefs de l’Église de France, sans même parler d’une grande partie de la hiérarchie vaticane −, il faut rappeler à quel point l’identification du nazisme, la qualification du phénomène nazi par les contemporains fut rare, et pour quelles raisons multiples.
11Notons, dans le cas de Pierre Chaillet, une prédisposition sociologique à l’acuité du regard : s’il n’a pas donné dans la complaisance, voire dans la fascination, à l’égard du nazisme, que les élites françaises et, plus largement, occidentales, ont cultivée dans les années 1930 et, parfois, jusque dans les années 1940 pour tous ceux qui ont embrassé la collaboration, il le doit peut-être à une extraction sociale modeste qui le rend étranger aux dilections et aux intérêts de ceux qui voyaient dans le nouveau régime allemand un ensemble de mesures souhaitables pour préserver leur position, leur pouvoir et leurs intérêts dans un monde industriel et libéral en crise, dont les apories encourageaient la formulation de conceptions économiques et sociales prônant le renversement des hiérarchies établies et la subversion des principes sur lesquels reposait une société qui, manifestement, ne parvenait plus à nourrir, chauffer et soigner des parties croissantes de la population du monde occidental. Pour combattre ces solutions subversives-là, et obvier au risque d’une révolution sociale (de type Front populaire) ou communiste, le nazisme apparaissait comme une voie ou comme un adjuvant possible.
12Chaillet était, par ses origines et son identité sociales, aux antipodes de ces préoccupations, sur lesquelles nous allons revenir. Par sa chair, mais aussi par son esprit : la séduction du nazisme ne put pas opérer sur une intelligence et une âme qui refusa de voir dans le nazisme une série de réponses possibles ou acceptables, sinon désirables, aux questions multiples posées par la modernité. Bien des intelligences, esprits pourtant déliés et habiles, parfois sagaces, furent conquis par une « vision du monde », une manière de voir le monde, qui posait en principe et en fin une transcendance immanente, celle du sang ou de la race, et qui référait tout, dans l’individu comme dans le groupe, dans l’espace comme dans le temps, à ce seul fondement. Chaillet y opposa, comme de nombreux chrétiens, une Resistenz, ce mot de la langue allemande qui désigne la résistance des matériaux à toute torsion ou inflexion. Alors que tant d’intelligences contemporaines, de Céline à Brasillach, en passant par Drieu, voyaient dans le nazisme la nouvelle loi du temps, ou la loi des temps nouveaux, Chaillet opposa un non possum inflexible et tranché, sans aucune compromission possible. Il voulait bien, ses écrits sur l’Autriche et sa lecture de la tentative de Dollfuss le montrent, critiquer la démocratie libérale et saluer une expérience autoritaire nationale-catholique (en raison de ses réserves à l’égard de la démocratie, mais aussi par tendresse pour la singularité autrichienne, qu’il chérit contre toute tentative pangermaniste), mais jamais verser dans aucune forme de dilection pour ce qu’il identifiait comme une tentative païenne et, en dernière analyse, satanique, de repenser et redéfinir l’identité de l’homme, de la nation et de l’humanité. C’était bien cela qui séduisait les thuriféraires étrangers du nazisme. Avec la loi du sang et de la race, tout s’éclairait comme jamais auparavant : si la modernité industrielle et urbaine avait éventé, voire dissout, les identités traditionnelles, si plus personne, à l’âge de la mécanique, de la vapeur, de la volonté de puissance, de la dévastation des territoires et des terroirs, ne savait plus qui il était, d’où il provenait et où il allait, le nazisme apportait des réponses apodictiques, car fondées sur la « science » de la race, cohérentes et, donc, rassurantes. À l’échelle individuelle, la vie prenait sens et la destinée s’éclairait tandis que, à l’échelle du groupe, de la race, donc, rien moins qu’une épopée historique, voire métaphysique, était formulée. Face à une telle valence existentielle, face à une telle force de conviction et de motivation des esprits et des corps, aucune « vision du monde » héritée n’était en mesure de rivaliser, à l’exception, peut-être, du communisme ou d’une conception solidariste du monde économique et social dont les élites économiques et politiques du monde occidental voulaient à tout prix éviter l’avènement, en murmurant, selon Emmanuel Mounier ou Marc Bloch, « plutôt Hitler que Blum ».
13La complaisance à l’égard du nazisme est fondée sur des raisons de long terme, bien connues, bien identifiées et déjà dénoncées, dans les années 30, par le Pape Pie XI lui-même, et qui transcendent largement les motifs économiques, politiques et sociaux que nous évoquions.
14Une tradition antijudaïque ou pleinement antisémite faisait considérer avec faveur toute « solution » plus ou moins humaine de la « question juive » − les termes de « question » et de « solution » sont largement présents dans la littérature antisémite européenne et occidentale et ont été simplement repris dans le discours nazi.
15On pourrait ici citer des tombereaux de sources (presse, journaux intimes, correspondances, mémoires pour le for privé ; manuels et thèses pour la science ; textes réglementaires et législatifs pour le droit…) ou rappeler un événement : la conférence d’Évian en 1938 ou, pire encore, la conférence des évêques de Pologne de l’été 1941, citée par Jan Gross dans ses travaux, lors de laquelle l’épiscopat polonais se réjouit du fait que la présence allemande en Pologne permet un règlement du problème juif, par la ségrégation et la ghettoïsation – les grands massacres de l’« action Reinhard » ne débutant, dans les centres de mise à mort, qu’au printemps 1942.
16Le substrat antijudaïque ou antisémite est réactivé, chez les élites les plus soucieuses de préserver l’ordre social existant, par l’histoire des révolutions européennes depuis 1789, jusqu’en 1917. De l’émancipation des Juifs par la Révolution française jusqu’à la forte présence des Juifs dans les élites bolcheviques, une logique semble se dessiner : les Juifs, victimes de persécutions dans une Europe chrétienne, ont tout fait pour détruire le monde ancien et faire advenir une société nouvelle où, de parias, ils deviendraient dominants. En juillet 1938, l’échec de la conférence d’Évian, réunie quelques mois après l’Anschluss pour traiter de la question des réfugiés juifs européens, notamment autrichiens, montre la force de cette conception et ses conséquences politiques et humanitaires. Aucun pays ne souhaite accueillir de Juifs supplémentaires pour une raison raciste et politique : il s’agit d’éviter une contamination judéo-bolchevique supposée.
17Les facteurs de long terme rencontrent donc des préoccupations inscrites dans une focale temporelle plus courte, de moyen ou de court terme. Le nationalisme conservateur, socialement conservateur s’entend, en est une : pour bien des nationalistes étrangers à l’Allemagne, le nazisme allemand apparaît moins comme un ennemi que comme un partenaire possible dans une internationale des nationalismes qui aurait mieux à faire que de céder à une lutte fratricide – en l’espèce, combattre les ennemis communs de tous les « patriotes ».
18Nous retrouvons ici l’anticommunisme que nous évoquions à propos de la « question juive ». L’obsession à l’égard des « rouges » est difficilement compréhensible aujourd’hui, et demande un réel effort d’imagination historienne ou, du moins, un rappel des contextes du temps. Dans les années 1930, l’ombre portée de la révolution de 1917 est bien présente. Le bolchevisme est spatialement et temporellement très proche, et apparaît d’autant plus menaçant qu’il réactive, en France, la mémoire de la révolution de 1871, cette commune de Paris saluée par Marx et par Lénine.
19Le « péril » communiste est d’autant plus prégnant, pour ceux qui le redoutent et qui en font l’alpha et l’oméga de leurs conceptions politiques et géopolitiques que, à partir de 1936, l’espace public médiatique est saturé par l’actualité de la guerre civile espagnole dont le déroulement, aux portes de la France et avec une participation internationale (volontaires ou puissances étatiques), suscite positions tranchées et inimitiés irréconciliables. Dans la configuration générale de l’espace européen, l’axe Rome-Berlin, qui intervient aux côtés des nationalistes espagnols soutenus par l’Église catholique de ce pays, apparaît aux « nationaux » comme le pôle apte et propre à soutenir les fondements d’une civilisation européenne chrétienne, autoritaire et hiérarchique, censément menacée par une gauche espagnole, internationale et internationaliste, soutenue par Moscou, la IIIe Internationale et les combattants volontaires européens. La guerre d’Espagne fait muter, par son existence même, la nature du nazisme allemand, désormais identifié à un principe positif. Lors de cette période, un néo-pacifisme de droite apparaît : le pacifisme de gauche, si vif en 1914, s’opposait à toute guerre par principe ; le néo-pacifisme de droite s’oppose à toute guerre contre les puissances de l’axe fascistenazi, en raison de l’innocuité supposée des régimes installés à Rome et à Berlin, et au motif que la guerre est voulue, en réalité, par l’internationale communiste. Rappelons que, en France, c’est bien le gouvernement de Front populaire qui, par le plan Blum-Daladier, décide d’un effort de réarmement inédit en septembre 1936 : cette politique de réarmement, en opposition nette avec la politique de déflation (i.e. d’austérité budgétaire) de la droite au pouvoir avant le printemps 1936 a accrédité le soupçon, aux yeux de ses ennemis, que la majorité de gauche en France n’était qu’un pantin de la volonté belliciste supposée de « Moscou-la-guerre ».
20La complaisance, voire la fascination, à l’égard du fascisme italien et du nazisme allemand préexistaient cependant au déclenchement de la guerre d’Espagne. L’intérêt très vif porté à l’expérience fasciste italienne est aussi ancien que le régime fasciste luimême, depuis son arrivée au pouvoir en 1922. En matière géopolitique, l’année 1935 a ensuite marqué un tournant. Alors que l’Italie, au nom de son droit à un empire colonial africain, décide d’attaquer l’Éthiopie, une ligne de partage des eaux se forme au sein des élites occidentales, bien visible au sein du monde intellectuel. L’Éthiopie étant un État libre et membre de la SDN, la Société des Nations impose des sanctions à l’agresseur. Sanctionner une nation européenne, blanche, qui attaque un État noir apparaît insupportable à plusieurs centaines d’intellectuels français qui publient, le 4 octobre 1935 dans Le Temps, un « Manifeste pour la défense de l’occident et de la paix en Europe ». Le texte du Manifeste révèle de manière nette l’univers mental des signataires, qui s’insurgent contre l’universalisme de la SDN et du droit international qui « égalise tout et tous » et prétend traiter sur un pied d’égalité l’Italie fasciste, berceau de la civilisation européenne, et un « amalgame de tribus incultes ». Il se trouve que c’est en Allemagne, dans les cercles de la droite völkisch, puis nazie, que s’élaborent depuis 1919 les arguments les plus dirimants contre l’universalisme juridique, l’égalité des Nations et l’existence d’une juridiction internationale autorisée à juger les nations européennes.
21La fascination de certaines élites politiques et économiques pour l’Allemagne nazie ne se nourrit pas que de géopolitique, mais aussi de politique intérieure. Hitler sait donner des gages à l’étranger pour rassurer en posant au « chancelier de la paix » − la guerre étant du côté de Moscou et de la « juiverie internationale » − et son action intérieure apparaît aux tenants de l’ordre économique et social traditionnel comme étant la plus appropriée aux impératifs de l’heure. Rappelons que, dans un contexte de forte crise, puis de longue dépression économique et de croissance de la gauche communiste, Hitler apparaît comme celui qui a réussi à détruire la gauche la plus ancienne, la plus puissante et la mieux organisée du monde, avec l’interdiction des activités du parti communiste dès le 28 février 1933, puis son interdiction définitive peu après. S’ajoute à ce coup d’arrêt partidaire l’interdiction des syndicats allemands le 2 mai 1933. Autrement dit, Hitler a réussi ce que bien des représentants du monde économique et financier, à l’Ouest de l’Europe, rêvent de voir advenir dans leur pays : une sorte de zone franche politique, sans opposition ni entrave d’ordre organisationnel ou idéologique au libre déploiement du capital.
22Couplée à la politique de réarmement qui passe par des commandes massives de l’État pour relancer la production économique, cette suppression de la gauche crée, en Allemagne, ce que l’on pourrait appeler une « zone optimale d’investissement » où il est loisible, quand on est un investisseur étranger, d’investir pour obtenir un retour sur investissement idéal : une production industrielle relancée, l’absence de toute gauche contestataire, un système fiscal et un service public ancien et efficace, une industrie jeune (dont l’essentiel de l’appareil de production est postérieur à 1871), une main d’œuvre bien formée et réputée. La garantie de l’État et de la Reichsbank sur les bons MEFO, qui rémunèrent les commandes d’armement, rassure considérablement les investisseurs allemands et étrangers.
23Outre ces motifs sonnants et trébuchants, l’intérêt pour l’Allemagne nazie émane également des mesures proprement politiques, voire biopolitiques, décidées par le nouveau pouvoir allemand. Contre la tentation internationaliste, i.e. communiste, la voie nazie, celle d’une nationalisation résolue des masses allemandes, apparaît comme la solution idoine à la crise et aux égarements du temps, surtout en comparaison de ce qu’il se passe en Espagne, voire en France, avec l’affrontement supposé des deux France (« Front populaire » contre « Front national »). L’Allemagne nazie, à cet égard, ne se distingue pas d’autres régimes européens, de nature autoritaire, comme le Portugal, l’Autriche ou les dictatures d’Europe de l’Est, mais le caractère spectaculaire et massif de ses rassemblements et cérémonies, le fait même que l’Allemagne, par sa démographie et sa position géographique, soit un pays majeur du continent européen, contribue notablement à l’intérêt porté à la réponse que les nazis apportent aux interrogations contemporaines.
24Il en va de même pour ces mesures biopolitiques, racistes et eugénistes que la postérité a condamnées pour leur nature criminelle. L’eugénisme a pu être approuvé, hors des frontières de l’Allemagne, par ceux qui recommandaient des pratiques d’intervention biologique depuis la fin de la Première Guerre mondiale au moins, au nom du progrès scientifique comme du progrès social, l’eugénisme pouvant être défendu, y compris parfois à gauche, comme une avancée humaniste, voire humanitaire. Les Églises elles-mêmes ont pu se montrer sensibles à l’argumentation eugéniste, au nom du poids social et financier représenté par les malades, mais aussi d’une argumentation au syllogisme apparemment imparable : si Dieu a créé l’homme à son image, quiconque n’est manifestement pas à l’image de Dieu ne ressortit pas réellement à sa création, et peut donc être traité par des voies et des moyens que le décalogue, en toute autre circonstance, réprouverait – il est ici question de la stérilisation forcée [4][4]Voir notamment la circulaire n° 3 de la Auskunftsstelle des…. En matière de racisme, les lois anti-juives prises entre le 7 avril 1933 (épuration de la fonction publique allemande) et septembre 1935 (redéfinition de la citoyenneté par les lois de Nuremberg) ont su recueillir des assentiments, hors des frontières de l’Allemagne et du mouvement nazi. De la même manière, la substitution d’un État policier à un État de droit, dès février 1933, a pu séduire et convaincre tous ceux qui voyaient dans la démocratie contemporaine et dans le libéralisme politique et juridique un abcès à éradiquer.
25Les succès apparents de l’Allemagne nazie, en matière de résorption du chômage, d’augmentation de la production industrielle et de coups de force internationaux, achève de vaincre les préventions germanophobes de ceux qui auraient pu être détournés de l’exemple allemand par leur ressentiment anti-allemand. Un premier travail de recherche m’a offert un intéressant observatoire sur cette question. Entre 1919 et 1939, un office interministériel composé de membres des élites bourgeoises de la Troisième République (Professeurs des Universités, inspecteurs généraux, ambassadeurs, anciens ministres…) a été chargé d’organiser la politique d’échanges universitaires entre la France et l’Allemagne. Les membres de l’ONUEF, car tel était son nom, ont été intraitables à l’égard de l’Allemagne démocratique de la République de Weimar, au nom d’une légitime défiance envers l’éternel allemand dont la conversion libérale et parlementaire apparaissait suspecte. À partir de 1933, cette défiance se voit confirmée par l’arrivée des nazis au pouvoir, qui conforte l’Office dans son regard critique sur l’Allemagne. Mais à partir de 1935, le regard des membres change, au profit d’une vision méliorative et nettement positive de la politique nazie, notamment de la politique de la jeunesse – une jeunesse allemande enviée et appréciée pour le caractère roboratif de ses « valeurs » d’engagement national.
26Dans ce contexte, il est moins surprenant que l’Allemagne nazie soit apparue à un nombre croissant de membres des élites occidentales comme un compagnon de route, voire un modèle ou une alliée tout au long des années 30. Contrairement à ce que l’on peut imaginer, ce sont des voix comme celles de Pierre Chaillet qui, dans le concert des discours « nationaux » et conservateurs – vu sa position sur l’Autriche de Dollfuss, Chaillet appartenait à ce monde-là – étaient minoritaires. L’essentiel des élites du camp libéral ou conservateur portait sur l’Allemagne nazie un regard équivalent ou comparable à celui dont leurs homologues contemporaines ont couvé la Chine, acclamée comme un « gisement de croissance » inédit, valorisée pour son contrôle des masses et des individus, pour son efficacité et sa productivité (un pays capable de construire des tours d’immeuble et des TGV en un temps record apparaissant comme un exemple à imiter…). L’exemple de la Chine, avec Xi Jinping et son insistance sur l’héritage communiste, apparaissant passé de saison, c’est désormais pour le Qatar et les pétromonarchies contemporaines que les élites en place expriment une préférence bruyante, ce dont l’organisation et la tenue d’une coupe du monde de football a donné, en 2022, une illustration indigne, jusqu’aux plus hauts niveaux des États.
27S’il nous faut fournir un effort de dépaysement et d’imagination pour bien comprendre à quel point le nazisme représentait un ensemble de solutions cohérentes aux questions et épouvantes des élites sociales et économiques conservatrices, l’analogie avec les exemples plus récents que nous évoquions nous aide à en percevoir les enjeux. La comparaison est d’autant plus légitime que, effort de contextualisation là encore, il nous faut bien nous souvenir que le nazisme de 1933, 1936 ou 1938, du moins jusqu’à la « nuit de cristal » du 9-10 novembre 1938, n’est en rien synonyme de génocide − un mot qui, du reste, est forgé en 1944 pour désigner un crime inédit dans l’histoire de l’humanité. L’Allemagne nazie, comme la Chine des années 1990-2010 ou les pétromonarchies des années 2020, évoque la richesse et la puissance, l’efficacité et la performance, le retour sur investissement et l’assurance de prospérité. La politique antijuive des nazis vise à faire partir les Juifs du sol allemand, du « biotope » (Lebensraum) germanique, et n’est pas meurtrière, avant la rupture et la radicalisation marquées par la « nuit de cristal », ses 30 000 internements en camps de concentration (une première) et ses milliers de morts en quelques semaines. La brutalité nazie flatte même des préjugés antisémites largement partagés endehors des frontières de l’Allemagne. Dans les années 1930, le nazisme ne signifie pas la shoah – il faut se garder de toute téléologie, et la « solution finale » des nazis, jusqu’en décembre 1941, n’est pas la fin biologique d’un peuple, mais bien plutôt l’exil forcé, ou la déportation-abandon (plan Madagascar, été 1940).
28Ce bref parcours, en époque et en contexte, rend plus remarquable encore la parole de Pierre Chaillet, lorsqu’il flétrit, dans la complaisance à l’égard du nazisme, une « démission de la Charité », tant il était aisé pour les nationaux-conservateurs de s’abandonner à celle-ci. Remarquable dans le contexte de l’époque, elle l’est tout autant pour nous. Célébrer pieusement l’exemple de Chaillet en l’encalminant dans la douillette naphtaline d’un passé révolu n’est pas lui rendre proprement hommage – mais ce n’est pas le principe de cette journée d’étude qui lui est consacrée, à Besançon. Les compromissions avec les puissances de destruction, que nous pouvons bien appeler le mal ou le nihilisme, selon que l’on opte pour un vocabulaire théologique ou métaphysique, sont vives aujourd’hui. Le passé, i.e. le présent de Pierre Chaillet n’est pas révolu, car les nazis ont illustré et incarné quelques-unes des tendances les plus lourdes, structurelles et destructrices de notre modernité qui consomme, consume et ravage, par l’incendie et la dévastation de la vie − depuis le rapport Meadows, paru il y a 50 ans en 1972, 60 % de la population des vertébrés, des oiseaux et des poissons ont disparu. Aujourd’hui comme hier, la compromission avec une culture de mort reste un enjeu, avec laquelle le pape François, dans Laudato Si, nous demande instamment de rompre.
Notes
Texte tiré d’une communication présentée lors du Colloque « Pierre Chaillet, la résistance spirituelle », Besançon, 14 octobre 2022.
Chaillet, Pierre, L’Autriche souffrante, 1938, 128 p., p. 100.
Ibid., p. 107.
Voir notamment la circulaire n° 3 de la Auskunftsstelle des Central-Ausschusses für Innere Mission betr. “Das Gesetz zur Verhütung erbkranken Nachwuchses” (18 juillet 1934), qui indique aux pasteurs allemands de l’église évangélique comment promouvoir la loi du 14 juillet 1933 sur la stérilisation obligatoire des « malades héréditaires ». Du côté catholique, voir l’ouvrage du théologien Josef Mayer (Gesetzliche Unfruchtbarmachung Geisterkranker, Freiburg, Herder, 1927) qui a reçu l’approbation de la conférence des évêques de Fulda. Voir également Chapoutot, Johann, La loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2014, rééd. 2020, pp. 182 sqq.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/03/2024
https://doi.org/10.3917/commun.291.0163
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