L’étiquette Nouveau Front populaire fait appel à l’imaginaire plutôt qu’à l’histoire »

 

 L’étiquette Nouveau Front populaire fait appel à l’imaginaire plutôt qu’à l’histoire »

Propos recueillis par Antoine Reverchon Publié le 20 juin 2024 LE MONDE

EntretienDans un entretien au « Monde », l’historienne revient sur la mémoire du Front populaire, formé en 1936 par crainte d’une prise du pouvoir par l’extrême droite, aujourd’hui évoquée par les partis de gauche rassemblés au sein d’une liste commune pour les législatives des 30 juin et 7 juillet.

Professeure émérite d’histoire contemporaine à Sciences Po Paris, Claire Andrieu travaille sur l’engagement politique en France de la fin du XIXe siècle à nos jours. Elle a notamment publié Pour l’amour de la République. Le Club Jean Moulin, 1958-1970 (Fayard, 2002), Le Programme commun de la Résistance. Des idées dans la guerre (L’Erudit, 1984) et Tombés du ciel. Le sort des pilotes abattus en Europe, 1939-1945 (Tallandier, 2021).

En choisissant de baptiser leur liste d’union « Nouveau Front populaire », les partis de gauche renvoient directement au Front populaire, qui a remporté les élections législatives de 1936. Dans quelle mesure ce parallèle historique est-il juste ?

Cette étiquette vaut comme signe de ralliement et comme message d’espoir, deux signaux nécessaires face à la perspective d’une arrivée au pouvoir de l’extrême droite. Mais il s’agit d’un appel à l’imaginaire du Front populaire plutôt qu’à son histoire. Certes, le Front populaire de 1936 est né du choc provoqué par l’émeute du 6 février 1934, qui a fait quinze morts et a été perçue par la gauche comme une tentative de prise du pouvoir par l’extrême droite. C’était principalement l’Action française qui avait appelé à manifester place de la Concorde, face à l’Assemblée nationale.

De la même façon, le Nouveau Front populaire s’est formé en réaction à la victoire du Rassemblement national [RN] aux élections européennes. Mais la comparaison terme à terme s’arrête là. Alors que, dans les années 1930, il a fallu près de deux ans entre l’apparition de l’idée d’une union des partis de gauche et la publication du programme du Front populaire en janvier 1936, le Nouveau Front populaire a été acté, a désigné ses candidats et a publié son programme en six jours.

Quelles ont été les étapes qui ont mené à la victoire de la gauche en 1936 ?

Le Front populaire vient d’en bas. Une véritable volonté populaire a poussé à l’union des gauches. Le 12 février 1934, six jours après l’émeute, deux cortèges, l’un à l’appel du PCF [Parti communiste français], l’autre de la SFIO [Section française de l’Internationale ouvrière, nom du Parti socialiste d’alors], fusionnent « à la base » aux cris de : « Unité, unité ! » Diverses tentatives de rapprochement échouent ensuite, jusqu’à ce qu’en juin 1934, sur les consignes du Komintern [l’Internationale communiste], le PCF accepte d’engager les discussions de parti à parti. Un pacte d’unité d’action est conclu entre socialistes et communistes. En octobre, l’expression « front populaire » apparaît dans L’Humanité.Mais la dynamique unitaire est portée par ce que nous appelons aujourd’hui la « société civile », des comités d’intellectuels, comme le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, des syndicats, des associations comme la Ligue des droits de l’homme ou le Mouvement Amsterdam-Pleyel. Ces organisations se réunissent avec les partis de gauche pour organiser à Paris et en province ce qui allait être l’immense manifestation unitaire du 14 juillet 1935. C’est ainsi que le programme du Rassemblement populaire, négocié pendant des mois, est signé non seulement de trois partis (PCF, SFIO et radicaux), mais aussi par les principaux syndicats (CGT, non communiste, et CGTU, communiste) et une centaine d’associations. Publié en janvier 1936, ce programme n’est pas né d’une simple discussion d’états-majors de partis.

En outre, il y a un débat qui a été épargné à la gauche de 1936, c’est celui sur le sionisme, un mouvement qui rencontrait peu d’écho dans la France assimilationniste de la IIIe République. Mais l’antisémitisme n’était pas absent à gauche. La propagande communiste laissait même filtrer par moments un venin antisémite, sous couvert de la dénonciation de liens supposés entre Léon Blum et le milieu bancaire. Ces agressions verbales dépassaient de loin en violence celles que l’on connaît aujourd’hui. Mais elles ont pris fin à partir de l’été 1934. Au soir du 3 mai 1936, le Front populaire l’emporte, avec 58 % des voix. Il va durer deux ans, du premier gouvernement Léon Blum (juin 1936-juin 1937) au second (mars-avril 1938).

Comment la représentation du Front populaire dans l’imaginaire de la gauche s’est-elle construite ?

Ce qu’évoque le Front populaire dans l’imaginaire de la gauche, ce sont des photos et des films de liesse populaire, d’occupations pacifiques d’usines, de paniers de victuailles passés par-dessus les murs, de bals au son de l’accordéon, de départs à bicyclette des premiers congés payés, immortalisés par les clichés de Cartier-Bresson, Doisneau, Capa, Thérèse Bonney… Une mémoire positive relayée par les paroles de Léon Blum au procès de Riom, en 1942 : quand les juges de Vichy accusent le Front populaire d’avoir sapé la France, il parle au contraire d’« embellie » pour le peuple français. C’est cette belle image qui s’est pérennisée, alors que la réalité qu’elle recouvrait a été éphémère, comme l’expliquent les historiens Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky (Le Front populaire, Larousse, 2009) ou encore Jean Vigreux (Histoire du Front populaire, PUF, 2022). Car, très vite, le Front populaire doit affronter des réalités difficiles – la dévaluation, l’inflation, la guerre d’Espagne.

Le Front populaire a-t-il été évoqué lors d’autres moments ou tentatives d’union de la gauche ?

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, très peu. Certes, Léon Blum, dans sa prison, en août 1942, suggère la formation d’un rassemblement populaire, et Le Populaire, journal clandestin, reprend cet appel en juin 1943. Mais, dans les têtes des résistants, c’est l’amertume du délitement du Front populaire qui domine, après la succession du pacte germano-soviétique et du vote des pleins pouvoirs à Pétain par une bonne partie des socialistes en juillet 1940. Surtout, l’heure est à l’union nationale. Inspiré par les gauches, le programme du Conseil national de la Résistance est signé dans la clandestinité par tous les partis, y compris de droite.

Le Front populaire n’est pas non plus évoqué en 1968, ni par les gauchistes, qui prônent la révolution et pas l’unité, ni par la « deuxième » gauche réunie au stade Charléty par Pierre Mendès France. Adopté en juin 1972, le programme commun de gouvernement ne fait pas non plus référence au Front populaire. Il réunissait pourtant les trois mêmes partis. Seules les deux préfaces au texte du programme, respectivement de Georges Marchais et de François Mitterrand, le mentionnent, sans plus. Même si François Mitterrand, après la refondation du Parti socialiste, en 1971, a porté par moments un chapeau à large bord imité de celui de Léon Blum, et même s’il a cité en passant « le Front populaire et la Libération » dans quelques discours, le souvenir de 1936 a été peu mobilisé.

Ce ne serait donc pas la dimension politique, ou sociale, de 1936 qui est convoquée par la gauche actuelle ?

Le Front populaire appartient à l’ancien monde, à un mode d’expression politique dans l’espace public qui n’existe plus. C’était un vaste mouvement social, des manifestations énormes où les ouvriers et les employés venaient en groupes et non pas individuellement sous le coup d’une émotion. Adhérer à un parti de gauche, c’était appartenir à des structures qui offraient une vie associative, des loisirs, de la culture, le plus souvent une adhésion syndicale. Cette structuration et cet ancrage social créaient une stabilité qui favorisait la discipline collective. L’adhésion partisane n’a plus le même sens aujourd’hui, la volatilité politique des électeurs et le déclin des partis transforment la vie politique en un espace aléatoire. On peut être à la fois adhérent CGT et voter Rassemblement national. S’ajoute à cela le monde parallèle des réseaux sociaux, qui offrent un nouvel espace public favorisant l’individualisation et la personnalisation de l’engagement politique. Cela rend la comparaison avec 1936 fragile.

En outre, il y avait alors une croyance fondamentale, inexistante aujourd’hui, dans la possibilité d’un progrès, dans un futur qui devait advenir et qui était encore incarné par l’URSS, malgré la terreur stalinienne. Nombreux, à gauche, étaient ceux qui croyaient à l’unité prolétarienne, avec une image héroïsée et messianique de la classe ouvrière. Partagée par les intellectuels, cette vision persistera jusque dans les années 1970. Elle a joué un rôle dans les unions de la gauche de 1936 à 1972. C’est en son nom que la CGT et la CGTU se sont réunifiées en 1936. Encore en 1981, les deux tiers des ouvriers votaient à gauche.

Aujourd’hui, les migrations Sud-Nord ont transformé la sociologie du vote. Parmi les votants, les cadres forment le groupe le plus nombreux de l’électorat du PS, et plus de la moitié des ouvriers et 40 % des employés ont voté RN. Même s’il reste l’inconnue des abstentionnistes, le Nouveau Front populaire ne repose pas sur le même espoir qu’antan. A moins qu’un autre grand récit ne surgisse de l’épisode actuel ?

En 1936, la menace fasciste et nazie planait sur l’Europe. En 2024, c’est celle de la Russie poutinienne. N’y a-t-il pas là un parallèle ?

Oui et non. Bien sûr, l’« antifascisme » était un mot d’ordre commun – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui de l’« antipoutinisme », loin de là. Mais, en 1936, ni l’Italie fasciste ni l’Allemagne nazie n’étaient encore perçues comme des menaces immédiates. A gauche, le nazisme était même euphémisé au nom de l’hostilité au traité de Versailles. N’oublions pas que la SFIO a pleinement approuvé les accords de Munich en 1938, par pacifisme. C’est la rébellion franquiste en Espagne, en juillet 1936, qui a fragilisé le Front populaire, un peu comme le fait l’Ukraine aujourd’hui. Alors que le PCF réclamait qu’on aide massivement les républicains espagnols et qu’il soutenait les Brigades internationales, la SFIO était partagée. Le ministre Pierre Cot a envoyé discrètement avions et aide financière, alors que le gouvernement défendait la « non-intervention ».

 

Antoine Reverchon