« L’idée selon laquelle il faudrait gouverner le pays en rassemblant tous les partis dits “raisonnables” est une dangereuse illusion »

LE MONDE.13/12/2024

 

La démocratie électorale a besoin d’alternances claires et assumées pour fonctionner correctement, prévient l’économiste dans sa chronique, qui invite à sortir de la tripartition et appelle à l’émergence d’une nouvelle bipolarisation de la vie politique.

 

Disons-le d’emblée : ce n’est pas en inventant une nouvelle coalition du centre que la France sortira de la crise politique actuelle. L’idée selon laquelle il faudrait gouverner le pays en rassemblant tous les partis dits « raisonnables », du centre-gauche au centre-droit, du Parti socialiste aux Républicains (LR), à l’exclusion des « extrêmes » – La France insoumise (LFI) à gauche et le Rassemblement national (RN) à droite –, est une dangereuse illusion, qui ne fera que mener à de nouvelles déceptions et à renforcer les extrêmes en question.

D’abord parce que cette coalition des gens raisonnables ressemble fort à une coalition des plus favorisés. Or, ce n’est certainement pas en excluant les classes populaires du gouvernement que l’on va sortir de la crise démocratique. Ensuite parce que la démocratie électorale a besoin d’alternances claires et assumées pour fonctionner correctement.

La bipolarisation gauche-droite, à condition qu’elle se renouvelle suffisamment rapidement dans son contenu face aux transformations du monde, a ceci de vertueux qu’elle permet de telles alternances. Deux coalitions portées par des visions de l’avenir antagoniques mais cohérentes et s’appuyant sur des intérêts socio-économiques divergents alternent au pouvoir, et c’est ainsi que les électeurs parviennent à se faire leur opinion, à ajuster leur vote et à avoir confiance dans le système démocratique lui-même.

C’est ce modèle vertueux qui a permis la consolidation de la démocratie au cours du XXe siècle, et c’est vers une nouvelle bipolarisation gauche-droite qu’il faut aller aujourd’hui si l’on souhaite éviter le délitement démocratique.

Fracture territoriale

Une fois qu’on a dit cela, comment procède-t-on ? Dans les pays avec un scrutin majoritaire à un tour, comme aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, la bipolarisation se fait d’elle-même. Encore faut-il savoir quelle bipolarisation on souhaite.

Outre-Manche, les travaillistes ont remplacé les conservateurs, mais avec un programme tellement timoré qu’ils suscitent déjà la défiance, après avoir conquis le pouvoir avec un faible score et grâce à de très fortes divisions à droite. Outre-Atlantique, la bipolarisation s’est retournée sur elle-même. Après avoir abandonné toute ambition redistributrice, les démocrates sont devenus, au cours des dernières décennies, le parti des plus diplômés, puis des plus hauts revenus.

Aux Etats-Unis, les républicains gardent de solides appuis dans le monde des affaires, mais ils sont parvenus à peu de frais à attirer le vote populaire en rompant avec le dogme du libre-échange et de la mondialisation libérale et élitiste associé aux démocrates. L’avenir dira si un nouveau retournement est possible.

Ce qui est certain, c’est que cela exigera un changement de cap majeur pour les démocrates. Il est impossible en démocratie de faire ses meilleurs scores à la fois parmi les plus favorisés et les plus défavorisés. Si le Parti démocrate veut redevenir celui de la justice sociale, il doit accepter de perdre le vote favorisé, en proposant des mesures vigoureuses de redistribution, qui devront répondre non seulement aux aspirations des classes populaires urbaines, mais également à celles des petites villes et des territoires ruraux. Par exemple, on ne peut pas tout miser sur l’annulation des dettes étudiantes : il faut aussi s’adresser à ceux qui se sont endettés pour acquérir un logement ou une petite entreprise.

Dans le contexte français, la question se pose différemment. La gauche reste bien vivante, mais elle a ici aussi perdu le vote populaire des bourgs et des villages, durement frappés par la libéralisation commerciale, la désindustrialisation et l’absence de services publics.

 

En 1981, elle faisait quasiment le même score parmi toutes les classes populaires, quelle que soit la taille d’agglomération. Au cours des dernières décennies, un fossé territorial d’une ampleur inédite depuis un siècle s’est formé entre les classes populaires urbaines (qui continuent de voter à gauche) et rurales (qui sont passées au RN).

C’est sur cette fracture territoriale que s’est bâtie la tripartition : un bloc central objectivement très favorisé entend gouverner le pays sur la base des divisions entre les classes populaires urbaines et rurales entre les blocs de gauche et de droite (Une histoire du conflit politique, de Julia Cagé et Thomas Piketty, Seuil, 2023).

Affronter l’épreuve du pouvoir

Pour sortir de la tripartition, le scrutin présidentiel peut jouer un rôle utile : il pousse à se rassembler pour le second tour et peut accélérer l’avènement d’une nouvelle bipolarisation. Mais cela ne suffira pas : nous avons surtout besoin d’un travail de fond au sein des partis politiques et auprès des citoyens qui les soutiennent.

A gauche, les partis doivent apprendre à délibérer et à trancher démocratiquement leurs différends, d’abord par le vote au sein même du Nouveau Front populaire, par ses députés, puis en faisant participer directement les électeurs de gauche. La priorité doit être de répondre aux aspirations des classes populaires de tous les territoires et de rassembler bien au-delà des bases électorales de chacun. En particulier, LFI devra faire preuve d’humilité et accepter un constat simple : son noyau électoral actuel est réel mais minoritaire dans le pays et ne permet guère d’envisager une victoire au second tour.

A droite, il est temps que LR et les fractions les plus droitières du parti macroniste acceptent l’idée qu’ils doivent former une coalition majoritaire avec le RN. C’est déjà ce qu’ils ont fait pour voter la loi « immigration » et bien d’autres textes (comme la loi « antilocataires »).

Il est temps d’assumer ouvertement l’union des droites, faute de quoi cela sera imposé tôt ou tard par les urnes. C’est aussi ce qui contraindra le RN à sortir des postures faciles et à droitiser son discours économique et budgétaire, contribuant ainsi à l’émergence d’une nouvelle bipolarisation.

Ce qui est certain, c’est qu’il n’est pas sain de laisser LFI et le RN en dehors du système : ils doivent l’un et l’autre assumer leur place au sein de leurs coalitions respectives et affronter l’épreuve difficile du pouvoir. C’est à ce prix que la démocratie sortira de sa crise actuelle.

Thomas Piketty (Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris )