« L’imposition des milliardaires est un débat politique et non juridique »

Thomas Piketty

Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris

Chronique . LE Monde  11/10/24

Il suffirait d’une taxe exceptionnelle de 10 % sur les 500 plus grandes fortunes de France pour rapporter 100 milliards d’euros, détaille l’économiste dans sa chronique.         

Les débats fiscaux en cours en France, comme ceux menés au niveau du G20 en 2024, le montrent assurément : la question de la justice fiscale et de la taxation des milliardaires n’est pas près de sortir du débat public. Pour une raison simple : les sommes engrangées par les plus fortunés au cours des dernières décennies sont tout simplement gigantesques. Ceux qui pensent qu’il s’agit d’une question secondaire ou symbolique devraient regarder les chiffres. En France, les cinq cents plus grandes fortunes ont progressé de 1 000 milliards d’euros depuis 2010, passant de 200 à 1 200 milliards. Autrement dit, il suffirait d’une taxe exceptionnelle de 10 % sur cet enrichissement de 1 000 milliards pour rapporter 100 milliards, c’est-à-dire autant que la totalité des coupes budgétaires envisagées par le gouvernement pour les trois prochaines années. Une taxe exceptionnelle de 20 %, qui resterait très modérée, rapporterait 200 milliards et permettrait autant de dépenses supplémentaires.

Pourtant, certains continuent de refuser ce débat, avec des arguments qu’il convient de démonter précisément. Le premier est que ces immenses fortunes privées correspondent à un simple jeu d’écriture et n’existent pas vraiment. C’est vrai : il s’agit de simples jeux d’écriture sur des ordinateurs, de même d’ailleurs que la dette publique, que les salaires versés sur les comptes bancaires, etc. Sauf que ces jeux d’écriture ont un impact bien réel sur la vie des uns et des autres, et les rapports de pouvoir entre les différentes classes sociales et la puissance publique. Concrètement, comment feront les milliardaires pour payer cette taxe de 10 % sur l’enrichissement ? Si les profits engrangés dans l’année sont insuffisants, alors il leur faudra vendre une partie de leurs actions, mettons 10 % de leur portefeuille. Si cela pose un problème pour trouver un acheteur, alors l’Etat peut parfaitement admettre ces titres en paiement de l’impôt. Au besoin, il mettra ensuite ces titres en vente en utilisant la procédure de son choix, par exemple en permettant aux salariés d’acquérir ces actions, ce qui renforcerait leur implication dans les entreprises. Dans tous les cas, la dette publique nette sera réduite d’autant.

Discours défaitiste

Le deuxième argument souvent entendu consiste à expliquer que les Etats modernes sont trop faibles pour imposer quoi que ce soit aux milliardaires. Avec la mondialisation et la libre circulation des capitaux, ils peuvent fuir dans la juridiction la plus favorable, si bien que les recettes promises partiront en fumée. L’argument paraît solide à beaucoup. Il est en réalité hypocrite et fragile. D’abord parce que ce sont les Etats qui ont mis en place la libre circulation des capitaux, avec un système légal sophistiqué garanti par les tribunaux publics, et qui pourrait fort bien être remplacé par un autre. Ensuite parce que cet argument équivaut à un abandon de souveraineté, défendu par des responsables politiques qui passent leur temps à évoquer le retour de l’autorité de l’Etat, mais qui trouvent plus aisé d’exercer leur autorité sur les plus pauvres que sur les puissants.

Enfin et surtout, ce discours défaitiste oublie que les Etats disposent encore de marges de manœuvre, y compris en agissant seuls. Quand les Etats-Unis menacent de retirer les licences des banques suisses, Berne met fin au secret bancaire. Outre-Atlantique, les contribuables sont imposés en fonction de leur nationalité, y compris s’ils quittent les Etats-Unis. Et s’ils veulent renoncer à leur passeport, ce qui n’est pas sans risque, alors rien n’interdit à la puissance publique de continuer à les imposer, dès lors que leur enrichissement a eu lieu aux Etats-Unis (ou même plus simplement s’ils continuent à utiliser le dollar).

La France est un pays de plus petite taille, mais elle dispose elle aussi de moyens de pression importants. On pourrait par exemple imposer la taxe exceptionnelle sur l’enrichissement en fonction du nombre d’années passées en France. Un contribuable résidant depuis un an en Suisse après cinquante années passées en France continuerait par exemple de payer cinquante cinquante et unièmes de l’impôt dû par un résident français. Ceux qui refuseraient de payer se mettraient hors la loi et encourraient les sanctions correspondantes.

Le langage du droit

Le dernier argument utilisé pour expliquer qu’il serait impossible d’imposer les milliardaires est que cela serait contraire au droit ou à la Constitution. Rien de nouveau : à toutes les époques, les puissants utilisent volontiers le langage du droit pour préserver leurs privilèges. Sauf que rien dans la Constitution n’interdit d’imposer une taxe exceptionnelle sur l’enrichissement des milliardaires, et plus généralement d’imposer le patrimoine, qui est un indicateur pertinent pour évaluer la capacité contributive des citoyens, au moins autant que le revenu. C’est d’ailleurs pour cette raison que le législateur a mis en place dès 1789 un important système de droits de succession et de taxe foncière (indépendamment de tout revenu) et qu’un impôt exceptionnel sur l’enrichissement a été appliqué en 1945. Que certains juges constitutionnels ignorent tout cela et tentent parfois d’utiliser leur fonction pour imposer leurs préférences partisanes ne change rien à l’affaire : il s’agit d’un débat politique et non juridique.

D’autres solutions sont possibles, comme la taxe Barnier sur les revenus supérieurs à 500 000 euros. Sauf qu’elle rapportera 2 milliards, au lieu de 100 milliards pour la taxe de 10 % sur l’enrichissement des milliardaires, qui de fait ne paieront quasiment rien avec la taxe Barnier, pour la simple et bonne raison que leur revenu représente une fraction infinitésimale de leur fortune. Résultats des courses : ce sont surtout les plus modestes qui feront les frais du budget Barnier et du coup de rabot aux services publics. Une telle stratégie nous mène droit dans le mur : on ne peut faire face aux défis sociaux et climatiques actuels si l’on ne commence pas par imposer les plus fortunés de façon visible et incontestable.

Thomas Piketty (Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris )