L’obscurantisme subtil des conceptions démystificatrices de la raison

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  • L’irrationnel aujourd’hui

     

     

     

        Cela fait longtemps que la raison n’a plus la cote. Les philosophes de la république célébraient jadis la raison comme fondement de la république [2][2]Jean Louis Fabiani, Les philosophes de la république, Paris,…, mais les guerres du vingtième siècle, le fascisme et l’hitlérisme ont mis, encore plus que les Anti-Lumières du dix-neuvième siècle, la raison en position d’accusée de l’Histoire. Il ne restait plus dans les années 1950, que des marxistes comme Lukacs pour déplorer sa destruction [3][3]Die Zertörung der Vernunft, 1952, r. fr La destruction de la…, ironie des temps puisque toute la descendance d’Adorno et Horkheimer, de Sartre, puis de Foucault et des postmodernes, allait renchérir sur les penseurs romantiques et vitalistes sur les thèmes de l’anti-raison.

    2Mais à la dénonciation philosophique de la raison, qui est un des lieux communs du vingtième siècle, est venue s’ajouter celle qu’ont menée nombre de courants des sciences sociales. Les anthropologues ont rompu avec l’idée de mentalité prélogique qui supposait encore une séparation entre raison et magie, entre raison et mythe, les économistes ont rompu avec les postulats de la théorie du choix rationnel, et les psychologues avec la conception piagétienne du développement de l’enfant vers le stade adulte de la raison. À partir des années 1960, la psychologie du raisonnement, la psychologie sociale et l’économie comportementale ont étudié systématiquement les formes d’irrationalité qui affectent nos raisonnements et nos décisions les plus ordinaires. Une immense littérature semble avoir montré expérimentalement que l’homme n’est pas un animal rationnel. Les sociologues, les économistes et les psychologues du vingtième siècle n’avaient encore à se mettre sous la dent, pour mesurer l’ampleur de l’irrationalité humaine, que les comportements de l’homo primitivus, de l’homo economicus et de l’homo civilis. Ils disposent à présent du riche matériau des productions de l’homo reticulus ou cyberanthropicus, qui semblent avoir conduit à une croissance exponentielle de l’irraison collective et au retour de la mentalité primitive au sein de la cybersphère dans laquelle nous vivons tous à présent.

    3Mais une chose est de constater les failles de la rationalité en étudiant les manières dont les jugements et les actions humaines dévient par rapport aux modèles classiques de rationalité et autre chose est de mettre en question la notion même de raison, et de la considérer comme une illusion ou un mythe. Il y a, parmi les conceptions démystificatrices de la raison humaine, deux sortes de positions. Les unes, que l’on peut appeler pessimistes, entendent montrer combien faible est le pouvoir de la raison et forte l’irrationalité humaine dans notre vie mentale et sociale. Mais celles-ci ne renoncent pas pour autant à l’idée qu’il y a des normes de rationalité qu’il nous faudrait suivre, si nous n’étions pas victimes de ce que Gérald Bronner appelle « la face obscure de la rationalité [4][4]Bronner, La démocratie des crédules, op. cit., p. 19, H.… ». Selon les pessimistes, l’irrationalité est un intrus, peut-être inévitable, au domicile de la raison humaine. Les autres positions sont plus radicales : elles sont nihilistes ou éliminationnistes quant à la raison. Elles soutiennent que la raison, aussi bien comme faculté que comme système de normes, n’existe pas ou n’est qu’une fiction que les humains entretiennent pour rationaliser leurs comportements, mais qui ne joue aucun rôle dans l’explication de ces comportements et qui peut encore moins jouer le rôle d’un idéal auquel on pourrait aspirer. Selon ces nihilistes, la raison n’a pas de face sombre : elle n’a pas de face du tout. Ces auteurs, parmi lesquels je rangerais aussi bien des auteurs comme Stephen Stich et des partisans de la conception dite « écologique » de rationalité comme Gerd Gigerenzer, et des auteurs comme Hugo Mercier et Dan Sperber, appellent à une reconfiguration complète de ce que l’on appelle « raison » et « rationalité ».

    4Bien entendu, aussi bien les pessimistes que les nihilistes ne sont en rien des irrationalistes, des sceptiques ou des relativistes en matière de connaissance : ils ne sont pas adeptes du mystère ni de l’ignorabimus, car ils soutiennent que nous pouvons étudier scientifiquement l’esprit humain. Ils sont parfaitement rationalistes, au sens où entendent dévoiler les causes de nos erreurs et dissiper les illusions que nous entretenons sur nos pouvoirs de jugement. Mais ils ne sont pas rationalistes au sens où ils n’admettent pas la plupart des articles de base du rationalisme classique en philosophie. C’est en ce sens que je dirai que leurs thèses comportent, en dépit du fait qu’elles se veulent scientifiques et rationalistes au sens large, un obscurantisme subtil. On peut être obscurantiste en cherchant à démystifier et même en se recommandant de la science [5][5]Dans un article fameux Jon Elster a distingué un obscurantisme….

    Raison, rationalité, et raisonnement

    5Le rationalisme est associé souvent à la doctrine selon laquelle la raison gouverne le monde et les esprits au nom de vérités universelles, a priori et nécessaires, communes à tous les humains et prônant les droits égaux de tous les individus comme être raisonnables. Mais il y a un sens plus modeste et moins métaphysique des termes « raison » et « rationalité » qui me semble commun à toute défense d’un rationalisme minimal [6][6]Dans un texte célèbre le même Jon Elster a énoncé 20 sens de….

    61. Internalisme. Nous disons de nos croyances qu’elles sont rationnelles quand elles sont cohérentes logiquement ou qu’elles sont étayées par des preuves et de nos actions qu’elles sont rationnelles quand elles sont cohérentes avec nos intentions. En ce sens la rationalité est la cohérence logique et elle s’applique essentiellement aux raisonnements, qu’ils soient théoriques ou pratiques. Mais elle ne s’identifie pas avec le fait d’avoir des raisons de faire ou de croire quelque chose, car les raisons que nous donnons, ou que l’on peut donner de nos actions et de nos croyances, peuvent ne pas être rationnelles au sens où elles ne sont pas justifiées objectivement, même si elles peuvent être rationnelles au sens où il est possible de les expliquer et d’en donner des causes. Les raisons ont deux faces : une face subjective, au sens des raisons que l’on a de croire ou de faire quelque chose, et une face objective : les raisons qu’il y a de croire ou de faire quelque chose [7][7]Voir en particulier B. Williams, « Internal and external…. Quand les psychologues ou les sociologues entendent tester empiriquement la rationalité des jugements ou des comportements, ils parlent de la rationalité objective, celle que l’on attribue aux agents de l’extérieur, du point de vue d’un observateur de ces comportements qui détermine si ceux-ci sont conformes ou non aux schèmes canoniques de rationalité. Mais ils ne peuvent pas non plus, pour tester ces schèmes chez les humains, éviter de recourir aux raisons subjectives des agents, et aux réponses qu’ils donnent consciemment aux questions ou aux tâches auxquels ils sont soumis dans les tests. Par définition, les raisons subjectives ne sont pas les plus fiables pour expliquer les déterminants objectifs des choix ou des croyances. C’est un lieu commun de la psychologie et de la sociologie que les raisons que les agents disent avoir d’un choix n’en sont pas les raisons réelles, ni les causes [8][8]Voir l’étude classique de R. Nisbett et J. Wilson, « Telling…. C’est pourquoi il est tentant, pour le psychologue et le sociologue, de traiter les raisons subjectives comme des illusions, et toute activité de donner des raisons comme une rationalisation après coup. Mais toutes les raisons subjectives sont-elles pour autant de mauvaises raisons, ou pas des raisons du tout ? C’est sur ce point que s’opposent les conceptions « compréhensives » de la rationalité et les conceptions causalistes : pour les premières, même si les agents peuvent se tromper sur leurs raisons, le fait qu’ils aient des raisons n’est pas un fait dont la psychologie et la sociologie puissent faire abstraction [9][9]Cf. R. Boudon, Raisons, bonnes raisons, P.U.F., G. Bronner et…. Pourquoi ? Parce qu’il est essentiel au concept de raison que les agents puissent, au moins potentiellement, avoir accès à leurs raisons de croire ou de faire quelque chose, même au prix de se tromper sur leurs vraies raisons. Il est impossible d’évacuer complètement ce qu’on appelle la notion internaliste de raison (les raisons qu’on possède ou qu’on a, ou celles que les agents ont selon leur perspective) au bénéfice de la seule notion externaliste (les raisons qu’il y a, indépendamment de la perspective des agents). Sans quoi le domaine des raisons se réduit à celui des causes. J’appellerai cela le réquisit internaliste de la raison. On peut en avoir une conception plus ou moins riche : il peut simplement vouloir dire qu’un agent doit avoir au moins potentiellement un accès à ses raisons sans pour autant en avoir une conscience actuelle et effective, mais il peut aussi être compris au sens d’un accès réfléchi et conscient. Quelle que soit la manière dont on le comprend, ce réquisit internaliste est la condition nécessaire de ce qu’on appelle la pensée critique : la capacité de revenir, réflexivement, sur les raisons que l’on a de faire ou de croire quelque chose.

    72. Normativité. Le second réquisit de la rationalité est ce qu’on appelle le caractère normatif de la rationalité. La rationalité, au sens de la cohérence des croyances et des actions, est normative, en un double sens : d’une part elle nous prescrit certaines croyances et certaines actions, et d’autre part, quand nous avons des raisons, nous évaluons celles-ci comme bonnes ou mauvaises, rationnelles ou non. Si nous jugeons les raisons de quelqu’un mauvaises, nous le critiquons. S’il juge ses raisons mauvaises, il est apte à se critiquer lui-même. Mais tout le problème est : la rationalité, au sens d’un ensemble de principes est-elle par elle-même normative ? Autrement dit : les principes de rationalité sont-ils par eux-mêmes suffisants pour que nous soyons rationnels ? Bien entendu on peut les ignorer. Mais même quand on ne les connaît pas, ont-ils un pouvoir par eux-mêmes de nous guider ? Et si nous venons à les connaître nous guideront-ils ? C’est douteux. La rationalité peut, par exemple, me prescrire de maximiser mon utilité espérée, ou de raisonner selon la logique. Mais suis-je tenu de le faire ? Peut-être n’ai-je aucune raison de le faire, ou peut-être ai-je de meilleures raisons (subjectives) que ce que me prescrit la raison (objective). Ici à nouveau la rationalité (objectives) et les raisons (subjectives) divergent [10][10]Cf. J. Broome Rationality through Reasoning, Wiley Blackwell….

    83. Unicité. Le troisième réquisit de la rationalité est celui d’unicité. Si la notion même de rationalité est supposée avoir un sens objectif, il doit y avoir, pour chaque type d’action ou de croyance, une seule manière d’être rationnel et non plusieurs, ou tout au moins seulement un petit nombre de manières de l’être. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait qu’un seul principe de la raison – comme le principe de raison suffisante de Leibniz, rien n’est sans raison – car il peut y avoir un ensemble limité mais pluriel de tels principes, différents selon qu’il s’agit des actions et des croyances. Mais il doit y avoir au moins une unité. On dit souvent de nos jours que la raison est plurielle, qu’il n’y a pas une, mais des raisons, par exemple selon les types de savoir. Mais si c’est le cas, la rationalité cesse de pouvoir être normative, elle n’est plus qu’une notion faible et relative. C’est peut-être ce que veulent dire les critiques du rationalisme. Mais s’ils vont jusqu’à dire qu’il y a autant de raisons que d’activités humaines ou de formes de savoir, il est difficile d’admettre la moindre autorité de la raison.

    9Essayons d’illustrer ces trois réquisits sur un exemple. L’exercice le plus ordinaire de la raison se manifeste dans des inférences ou des raisonnements que nous faisons dans la vie quotidienne, le plus souvent sous forme implicite. Par exemple supposons que nous fassions le raisonnement suivant : « Les rues sont mouillées, donc il a plu ». Reconstruit plus explicitement, le raisonnement en question a la forme simple d’une inférence en modus ponens :

    • (1) S’il pleut, les rues sont mouillées
    • (2) Il a plu
    • (3) Donc les rues sont mouillées

    11Nous reconnaissons immédiatement cette inférence simple (en modus ponens) comme valide. Nous faisons aussi souvent l’erreur d’inférer ainsi « Les rues sont mouillées, donc il a plu », en affirmant le conséquent. Même si nous faisons cette inférence plus ou moins automatiquement, nous ne la faisons pas aveuglément comme si elle était le produit d’un processus sub-personnel : le sujet qui infère (3) de (1) et (2) doit prendre (1) comme vrai, prendre (2) comme vrai, reconnaître que ces deux propositions prises ensemble impliquent la conclusion (3) et accomplir l’action d’inférer (3) de (1) et (2) [11][11]Cf. Boghossian « What is an inference ? » Philosophical Studies…. Cette condition de prise, comme on pourrait l’appeler, des prémisses, suppose que le sujet se tienne comme ayant une raison, non pas subjective, mais objective, d’inférer la conclusion. Avoir une raison implique, selon le réquisit internaliste, d’avoir au moins potentiellement accès à cette raison, mais cela n’implique pas de se représenter consciemment et explicitement la règle du modus ponens : « de A et si A alors B, inférer B », car autrement on tomberait dans une régression à l’infini du type de celle que dénonçait Lewis Carroll dans son dialogue entre Achille et la Tortue [12][12]Cf. Carroll, L. « What the Tortoise told to Achilles », Mind 4,…. Nous pouvons certes aussi nous tromper, et même, comme le montre la psychologie cognitive, de manière systématique, en affirmant le conséquent. Mais si l’agent qui fait ce type d’inférence est sensible aux raisons, il doit aussi pouvoir reconnaître son erreur si on la lui montre : les rues peuvent être mouillées sans qu’il ait plu. S’il n’était pas capable de le faire, il serait mû par une causalité qui lui échappe essentiellement. Il ne serait pas un sujet capable de raisonner. Si cette capacité de correction n’existe pas, on ne peut pas le critiquer, parce qu’il n’est pas possible pour le sujet d’évaluer son raisonnement, ni de reconnaître qu’une règle de logique ordinaire a force normative.

    12Je tiens les trois réquisits, d’internalisme, de normativité et d’unicité, comme des conditions minimales de la raison. Si on les rejette, ou si on ne les tient pas comme nécessaires, on a une conception si anémique de ce que c’est que d’avoir des raisons, d’exercer sa raison, et de suivre des règles de rationalité qu’il vaut mieux dire que la raison ne s’exerce pas du tout et n’a aucun pouvoir sur nos croyances et nos actions.

    134. Faculté. On assimile souvent le réquisit d’unité avec l’idée qu’il doit y avoir, dans l’esprit humain, une faculté spéciale, dotée de pouvoirs généraux distincts des autres facultés ou capacités de l’esprit, telles que la perception, la mémoire ou la sensation, et capable de les guider. C’est le sens traditionnel du terme « raison », celui des classiques et des hommes des Lumières, mais aussi celui des romantiques, quand ils lui opposaient le pouvoir du sentiment. C’est aussi, comme on va le voir, de ce pouvoir supérieur que doutent les nihilistes quant à la raison. Mais ce sens ne me semble pas essentiel au rationalisme bien compris. Ce qui me semble essentiel au rationalisme est l’existence d’une raison commune, au sens d’une capacité universelle de raisonner et de juger, et propre à tous les humains, quelle que soit la manière dont elle est réalisée dans la cognition. C’est plus ou moins ce que les philosophes ont appelé le sens commun ou le bon sens, la chose du monde la mieux partagée.

    145. Fondement. Enfin, il y a un sens, lui aussi traditionnel, de la notion de raison, distinct le plus souvent de celle de rationalité : c’est le sens de la raison comme explication ou fondement, peut-être ultime, de nos connaissances et de nos actions, mais aussi de la rationalité. C’est le sens proprement métaphysique de la notion de raison, au sens du reddere rationem. Il ne me concerne pas ici. Au sens épistémologique, la raison est un ensemble de principes a priori, indépendants de l’expérience. Il ne me concerne pas ici non plus, car je ne discuterai que les travaux qui entendent établir empiriquement la rationalité ou l’irrationalité des comportements. Les philosophes empiristes doutent qu’il y ait un tel pouvoir a priori de la raison. Mais ce n’est pas en ce sens que ce pouvoir est jugé mythique par les chercheurs sur le raisonnement ou la rationalité. Je le laisserai donc ici de côté.

    15Ma thèse est la suivante : si l’on entend être rationaliste, on doit au moins expliquer en quoi les réquisits (1)-(4) sont possibles. Sans quoi on est, discrètement et subtilement, mais réellement, obscurantiste, soit qu’on réduise la raison à une peau de chagrin, soit qu’on la nie.

    L’obscurantisme subtil des pessimistes

    16Le pessimisme est le produit direct de ce que l’on a appelé les guerres de la rationalité. Une grande partie des travaux des psychologues cognitifs et sociaux depuis un demi-siècle a consisté à mettre en valeur les erreurs systématiques que nous commettons dans nos jugements et raisonnements les plus usuels, qu’il s’agisse de raisonnements déductifs élémentaires ou de raisonnements impliquant l’évaluation de probabilités ou de statistiques élémentaires. Le pessimisme quant à la raison commence quand on constate le caractère massif et persistant de ces erreurs, qui demeurent même quand on corrige les gens et qui affecte même ceux qui ont eu une éducation en logique et en statistiques. La méthodologie de ces travaux a souvent été la suivante. On présuppose que certaines règles de rationalité ont autorité et que les sujets devraient avoir une certaine compétence dans certaines tâches et quand on constate que ces règles sont violées, on essaie d’expliquer ces erreurs par la présence de facteurs causaux extrinsèques à cette compétence, en l’occurrence des biais, des effets et des heuristiques, dont la liste n’a cessé de s’allonger : biais de confirmation, de proportionnalité, de négligence de la taille de l’échantillon, heuristiques d’ancrage, et ainsi de suite. Mais à partir de là, deux sortes de réponses sont possibles à la question de savoir si, du fait de ces erreurs massives, les agents peuvent être dits néanmoins « rationnels ». La réponse optimiste, qu’on peut appeler « panglossienne », consiste à dire que ces erreurs, et les biais qui les sous-tendent, n’affectent que la performance des agents, non pas leur compétence de base. Une variante de cette réponse repose sur l’idée que l’irrationalité ne naît que sur le fond d’un présupposé de rationalité nécessaire à toute interprétation du comportement : l’irrationalité n’existe que dans la demeure de la raison. C’est ce que l’on entend souvent quand on parle des limites de la rationalité : celle-ci plie, mais ne rompt point [13][13]Davidson, Actions and Events, Oxford, Oxford University Press,…. Cet optimisme peut nourrir des programmes réformistes, qui nous disent qu’avec une bonne réforme du jugement, basée sur une connaissance éclairée des biais et autres tunnels mentaux, nous retrouverons les voies du raisonnement correct [14][14]M. Piatelli Palmarini, La réforme du jugement ou comment ne…. La seconde réponse est celle du pessimisme : elle tient que les erreurs sont si massives, les effets des biais si répandus et si bien démontrés expérimentalement que l’on doit conclure que la rationalité n’est pas la chose du monde la mieux partagée, et même que c’est l’irrationalité qui l’est. Le beau palais de la raison menace de s’écrouler. Une variante de cette réponse pessimiste consiste à couper, pour ainsi dire, la poire en deux, et à adopter une version de la théorie des deux systèmes, dont Kahneman est le représentant le plus connu : l’esprit est divisé en deux systèmes, l’un rapide, automatique, associatif, modulaire, émotionnel, évolutionnairement ancien, l’autre surtout localisée dans le cortex, plus lente, analytique, associée au langage, évolutionnairement récente [15][15]D. Kaheman, Fast Mind, slow Mind, Allen Lane, London, tr. fr.…. Comme dans l’attelage ailé du Phèdre de Platon, le premier système mène souvent le second par le bout du nez, ce qui permet d’expliquer, notamment, l’influence des émotions sur le raisonnement. Mais si l’on suppose que la raison est localisée dans le second système, la part obscure sera toujours là.

    17Toute la question est de savoir si cette « face obscure de la rationalité » révèle qu’il y a, à l’intérieur de la rationalité humaine, une tache aveugle, mais qui ne met pas en cause cette rationalité, ou si cette face obscure est destinée à menacer l’ensemble des compétences rationnelles qu’on attribue couramment aux humains. La réponse panglossienne prouve trop : même si la rationalité est un postulat de l’interprétation, il reste que les erreurs cognitives sont massives. Une réponse plus convaincante à l’imputation d’irrationalité globale consiste à soutenir que celle-ci est essentiellement la conséquence d’une conception de la rationalité comme compétence logique. Si l’on teste les aptitudes des sujets non plus des problèmes abstraits, mais sur des situations concrètes, et si l’on formule les problèmes probabilistes en termes non plus de probabilités subjectives, mais en termes fréquentistes, les performances s’améliorent significativement. Quand les agents opèrent en condition de rationalité limitée, et qu’on met en évidence leurs heuristiques « rapides et frugales », leurs comportements cessent d’être aussi nettement irrationnels. Leurs raisonnements sont adaptatifs, manifestent une rationalité « écologique », sensible à l’environnement. Une fois ce cadre de psychologie évolutionniste adopté, le constat pessimiste d’irrationalité s’évanouit. Les erreurs mêmes des agents font partie de leur capacité rationnelle générale. C’est notre nature d’animaux sociaux qui fait de nous des êtres un tant soit peu rationnels [16][16]G. Gigerenzer, G. 2000. Adaptive thinking : Rationality in the….

    18Quelles que soient les manières dont on peut rendre compte des comportements irrationnels, ils soulèvent deux problèmes. Le premier est celui de savoir si, une fois qu’on a adopté tel ou tel type d’explication, la conception classique de la raison comme capacité de penser individuellement, en évaluant les contenus de ses pensées et en les échangeant avec d’autres, peut survivre. Il est clair qu’elle survit mieux dans la conception panglossienne, celle de la rationalité comme postulat de l’interprétation. Si les erreurs cognitives sont persistantes et massives dans un domaine (par exemple le raisonnement déductif) on n’en conclut pas nécessairement que les agents sont irrationnels, mais que leur rationalité est limitée.

    19La conception « écologique » de la rationalité admet au contraire que les erreurs et les biais cognitifs font partie de la rationalité, et qu’elles montrent seulement que celle-ci est sensible aux conditions environnementales dans lesquelles elle s’exerce. Selon cette conception, la rationalité est nécessairement limitée. Comme le montrent nombre d’expériences de Gerd Gigerenzer, quand on use, dans des situations spécifiques, de modèles de rationalité qui ne reposent pas sur des critères de cohérence et d’optimalité, mais sur des heuristiques sensibles à l’environnement, les performances cognitives s’améliorent. La persistance de ces heuristiques semble indiquer qu’elles ont évolué par adaptation, comme le prédit la psychologie évolutionniste. C’est une conception téléologique et instrumentale de la raison : est rationnel ce qui obéit à des fins et adapte les moyens aux fins [17][17]Cf. G.Gigerenzer et T.Sturm, « How far can rationality be….

    20Le second problème est celui de savoir ce que deviennent, dans ces travaux, les raisons que nous avons de faire ou de penser, et notre capacité de réflexion. Les démystifications de la raison supposent qu’il y a des schèmes de rationalité objectifs que nous violons sans cesse sans nous en rendre compte. De même si l’on adopte le point de vue écologique : l’évolution nous a faits tels que nous les violons sans cesse et sommes rationnels malgré nous : c’est la nature, ou plus exactement notre être social qui fait notre rationalité. Mais dans cette perspective que devient notre point de vue, notre propre évaluation des règles et normes de rationalité et notre capacité à les suivre ? Ils semblent épiphénoménaux. Les raisons que nous avons, ce qu’on appelle couramment la raison comme pouvoir et capacité en nous, sont des illusions. Les seules raisons sont des causes, et elles nous échappent nécessairement.

    21La conception de la rationalité à laquelle on aboutit est foncièrement hybride. D’un côté, même les gens réputés intelligents et instruits font des erreurs en dépit du fait qu’on leur ait enseigné les méthodes pour les éviter, et ces erreurs sont si généralisées que l’on doit considérer que les limitations de la rationalité humaine sont internes et inévitables. D’un autre côté, selon la thèse de la rationalité écologique, tout le monde, comme Forrest Gump, le héros du film de Robert Zemeckis, a sa part de stupidité, mais aussi sa part d’intelligence, et les erreurs même font partie de notre comportement rationnel adaptable. Dans les deux options, l’irrationalité est nécessairement relative aux normes utilisées pour l’interpréter [18][18]Voir P. Legrenzi, Non occorre essere stupidi per fare…. On pourrait en conclure que l’option mitigée doit l’emporter : l’homme n’est ni ange ni bête, et la rationalité est à la fois bien partagée et fragile. Ce pourrait être une leçon qui rejoindrait la conception modeste de la raison. Mais cette leçon ne peut pas être satisfaisante, si l’on revient aux quatre exigences de la raison que j’ai formulées plus haut.

    22Dans la mesure où ces travaux visent à identifier les nombreuses erreurs cognitives et à en donner les causes ils appartiennent à la tradition du rationalisme qui dénonce les illusions de l’entendement humain. Mais ils partent du principe que nous ignorons les raisons de nos actions et sommes systématiquement dans l’erreur quand nous nous attribuons des raisons. Ils ont donc tendance à identifier les raisons avec des rationalisations après coup. Les conceptions naturalistes et éliminativistes les plus radicales rejettent toute normativité, épistémique ou pratique. Elles entendent se passer de notions comme celles de vérité, de raison et de justification, et soutiennent qu’il n’y a pas de normes de nos croyances : nous pouvons et devons croire tout ce qui favorise nos capacités cognitives [19][19]C’est le cas en particulier de S.Stich, The Fragmentation of…. Les analyses inspirées par la sociologie compréhensive, comme celles de Raymond Boudon, prennent bien en compte les « raisons » des agents, au sens des raisons motivantes de leurs actions et de leurs croyances [20][20]Cf. Boudon, Raisons, bonnes raisons, Paris, P.U.F., 2013 op.…. Elles admettent souvent qu’on doit adopter un principe de rationalité a priori pour toute explication du comportement. Mais il n’est pas toujours clair que ces analyses intègrent une conception normative de la raison, qui la fonderait dans un ordre objectif, car ils analysent aussi la rationalité en termes instrumentaux : une conduite est rationnelle si, dans le cadre de ressources cognitives limitées, elle minimise les erreurs et parvient à une adaptation optimale des agents à l’environnement [21][21]« Appuyée donc sur une définition large de la rationalité des…. Pour la même raison, et parce qu’elles adoptent le plus souvent un cadre évolutionniste, ces théories de la rationalité rejettent ce que j’ai appelé la dualité de la raison théorique et de la raison pratique. Non pas parce qu’elles tendent à assimiler les croyances et les actions, comme le font la plupart des pragmatistes, mais parce qu’elles tiennent la rationalité des croyances comme suspendue au succès des actions, et en particulier des actions favorisant les adaptations.

    23Ces théories de la rationalité rejettent la condition internaliste d’accès des sujets aux contenus de leurs croyances, quand elles recourent à des explications du comportement en termes de biais. Par définition les biais sont inconscients, et même quand ils viennent à la conscience les erreurs cognitives persistent, et nos croyances persévèrent même quand on nous a montré qu’elles sont fausses. Ici les conceptions hybrides de la raison se trouvent face à une difficulté sérieuse si elles entendent proposer, en contrepoids de leurs constats pessimistes sur la rationalité humaine, une éducation à la raison : comment corriger les erreurs de raisonnement communes, et enseigner par exemple la logique ou les principes de base de la pensée critique, si les esprits sont irrévocablement voués à suivre « leur pente naturelle », si même les sujets ayant reçu une éducation supérieure cèdent à cette tendance et si les esprits les plus fins se révèlent aussi crédules que des enfants [22][22]Cf. G. Bronner, la démocratie des crédules, op. cit., p. 282 sq. ? L’une des caractéristiques de base de la conception classique de la raison, celle des Lumières en particulier, était que quand les hommes apprendraient leurs erreurs, ils pourraient s’éduquer à la raison. La capacité à résister aux illusions cognitives et aux biais suppose de pouvoir revenir sur ses jugements et de pouvoir exercer sa réflexion. Or non seulement nombre de travaux montrent que nous en sommes incapables, mais aussi que nos erreurs empirent quand nous exerçons notre réflexion [23][23]Bronner et Gehin op cit, mentionnent que l’esprit humain, par…. Mais si les travaux sur la rationalité humaine révèlent qu’elle est massivement limitée, que nous sommes la plupart du temps incapables de pensée réflexive, et que de plus la culture internet dans laquelle nous baignons renforce encore plus ces tendances, les grandes déclarations que font les psychologues quant à la nécessité d’éduquer mieux n’apparaissent-elles pas comme des vœux pieux ? Une réponse répandue consiste à recourir à des nudges, c’est-à-dire à des processus induits de l’extérieur aux sujets, sur un mode paternaliste, en vue de corriger leurs comportements [24][24]Sur les nudges, voir T. Collins, D. Andler et C. Talon-Baudry…. Mais par définition les nudges supposent que les gens ne sont pas responsables de leurs pensées et de leurs choix, et qu’ils sont incapables de jugements réfléchis et de pensée critique. Or l’éducation du jugement suppose plus que l’acquisition de nouveaux réflexes, ou la correction des erreurs massives par des moyens externes. Elle suppose un changement de perspective dont les agents sont eux-mêmes les initiateurs. Quand nous sommes victimes d’erreurs simples nous ne pouvons corriger notre erreur que si non seulement nous faisons un jugement réflexif qui nous fait juger faux notre jugement spontané mais si également nous pouvons comprendre ce qui a pu rendre notre jugement plausible. Le simple debriefing ne suffit pas, il faut que le sujet ait accès à ses raisons de croire, pas seulement au fait qu’il est victime d’une illusion cognitive ou d’un biais. De même dans les phénomènes de persévérance de la croyance : les faits, même quand on nous les montre, ne nous font pas changer d’avis, mais si nous accédons aux raisons qui nous ont fait juger en premier lieu et les comprenons, nous pourrons changer d’avis. Plus banalement, on pourrait dire que la raison suppose la capacité de compréhension. Sans celle-ci pas de possibilité de critique de soi-même et des autres [25][25]C’est ce que j’ai soutenu sur la base du paradoxe d’Allais dans….

    24La seule exigence d’une théorie de la raison à laquelle ces conceptions satisfont est de fournir une analyse de la raison comme faculté naturelle de l’esprit. Mais ici aussi les choses sont obscures. Cette faculté est-elle unifiée ? Si l’esprit humain est composé de deux systèmes, faut-il loger la raison dans celui qui est supposé plus lent et plus analytique ? Mais pourquoi certains processus inférentiels inconscients ne feraient-ils pas partie de l’esprit rapide ? Les frontières ne sont pas nettes. Et si elle est unifiée, comment peut-elle à la fois être si puissante – par sa capacité à unifier des fonctions cognitives distinctes – et si faible – par sa capacité à dysfonctionner à ce point ?

    L’obscurantisme subtil de la conception interactionniste de la raison

    25Le caractère hybride du statut de la raison d’après les conceptions naturalistes de l’esprit humain peut donner lieu à un diagnostic plus radical. Selon Hugo Mercier et Dan Sperber [26][26]Dans The Enigma of Reason : a new Theory of Understanding…, si la raison s’identifie avec une faculté de raisonnement et une instance de choix et de jugement conscients de la part des individus susceptibles de se conformer à des normes objectives de rationalité, alors il n’y a aucune faculté de ce genre, et donc rien qui corresponde à ce que traditionnellement on appelle la raison. Il n’y a pas, selon eux, de pouvoir individuel de réflexion et de raisonnement qui pourrait répondre aux caractéristiques en question. Pire, quand on croit s’en remettre à ce pouvoir rationnel, on cède à des illusions et l’on raisonne moins bien. Il y a bien un certain nombre de fonctions cognitives, que les humains partagent avec les animaux, et des facultés de communication et de raisonnement, qui ont évolué jusqu’à produire la cognition humaine, mais ces fonctions ne sont en rien des capacités qu’un individu seul pourrait gouverner. Elles sont le produit de la communication sociale et de la nécessité des humains d’argumenter et de coopérer, qui sont elles-mêmes le produit de l’évolution. La raison individuelle et solitaire est un mythe. Seule une raison interactionniste et sociale existe.

    26Mercier et Sperber soutiennent que si la raison humaine, en tant qu’ensemble de capacités, est le produit de l’évolution, elle ne peut pas être la super-faculté supposée diriger ces capacités et les intégrer, et encore moins conduire à la vérité. L’image qu’ils entendent rejeter est celle de la pensée individuelle consciente contrôlant les représentations qu’elle reçoit des systèmes sensoriels et de l’intuition. La logique même, et son usage réflexif et contrôlé, nous trompe. En revanche, l’usage public de la raison, à travers la communication et l’argumentation, a un pouvoir adaptatif bien meilleur que la délibération individuelle consciente et la logique. En ce sens on retrouve chez Sperber et Mercier la conception écologique.

    27Sperber et Mercier renversent l’image classique de l’architecture cognitive selon laquelle les modules sensoriels sont séparés d’un système central « holistique » [27][27]J. Fodor, The modularity of mind, MIT Press 1983, tr. fr Paris… : ils tiennent l’ensemble de l’architecture cognitive comme modulaire. Leur raisonnement est le suivant. Si la raison, en tant que faculté autonome de raisonnement et de décision, était elle-même modulaire, comment pourrait-elle être le produit de l’évolution, étant donné qu’elle ne sert à rien et est défectueuse ? Si elle est un module inutile, comment peut-elle avoir un pouvoir sur nos inférences ? Elle n’en a aucun, parce que les inférences, selon Mercier et Sperber, ne se font pas au niveau personnel et conscient, mais au niveau subpersonnel et inconscient. Cette notion d’inférence est si étendue qu’elle recouvre tout processus de traitement d’information, y compris la transpiration. Les inférences inconscientes produisent des représentations – comme dans l’expérience perceptive – que Mercier et Sperber appellent « intuitions », mais nous avons aussi un module spécial qui nous permet de nous représenter ces intuitions, en passant à un niveau métacognitif. Nos raisons sont des représentations d’inférences inconscientes, qui peuvent expliquer pour nous rétrospectivement ces inférences. C’est en extrayant l’information de nos intuitions dans un but particulier que nous donnons des raisons, et c’est ainsi que nous raisonnons. Nous pouvons aussi avoir des raisons prospectives pour justifier des croyances, et les rationaliser. En fait la plupart des raisons que nous donnons le sont dans des contextes de communication et d’argumentation. Ce sont des rationalisations destinées à nous justifier aux yeux d’autrui. L’ensemble du processus qui va des inférences aux « raisons » et au raisonnement est inconscient : même l’activité du module métacognitif est inconsciente. Plus ennuyeux, quand nous donnons des raisons comme justifications, ces justifications sont essentiellement, selon Mercier et Sperber, motivées : elles sont destinées à nous justifier aux yeux d’autrui, dans des situations où nous entendons défendre nos raisons contre celles que les autres nous opposent dans un jeu argumentatif. Ce que nous appelons des raisons sont donc essentiellement, selon nos auteurs, des rationalisations après coup, qui sont elles-mêmes la manifestation d’un biais, le biais de confirmation de notre point de vue (myside bias). Autant dire que ces « raisons » sont tout sauf objectives. Le rôle du module métareprésentationnel est d’inférer des raisons motivantes personnelles, qui deviennent par là même des prétextes ou des excuses. Tout raisonnement est en définitive une instance de raisonnement motivé, dans lequel on adopte certaines prémisses parce qu’on désire obtenir une certaine conclusion. Il est donc faux, nous disent Mercier et Sperber, que nous donnions des raisons pour rendre raison et en répondant aux raisons. Il n’y a, au sein du système cognitif, pas d’autre justification que la justification des intérêts personnels, qui est destinée, au sein de notre groupe social, à établir notre réputation et à coordonner nos attentes. Le raisonnement, qui est l’activité communicationnelle et discursive dans laquelle nous nous engageons en permanence, n’est lui-même pour reprendre le terme de Pareto, qu’une dérivation à partir de nos actions non logiques. Il est motivé par des raisons pratiques, celles de la coordination, et non pas par des raisons théoriques. Autant dire que nous ne saurions, par nous-mêmes, et dans une activité réfléchie et individuelle, parvenir à la moindre objectivité dans nos raisonnements, et que les biais qui l’affectent témoignent de l’irrationalité foncière qui se loge au sein du jeu de « donner et recevoir des raisons ».

    28Mais ce sombre constat s’accompagne d’une bonne nouvelle : si l’idéal impossible d‘objectivité est inatteignable puisque toutes les forces causales pointent vers la subjectivité du jeu des raisons, nos biais de confirmation peuvent être corrigés par l’activité argumentative, quand nous échangeons nos raisons et les confrontons à celles des autres. Il y a là sans doute un retournement du même genre que la ruse hégélienne de la raison : par définition notre système cognitif nous oblige à avoir des croyances et des justifications motivées, mais la nécessité de la coopération nous contraint à être objectifs. Nous parvenons alors à converger sur des raisons. Sperber et Mercier ne nient pas que nous ne finissions pas par converger sur une vérité, ni ne disent que nos jugements sont dénués de toute justification. Ils concèdent que la raison peut prétendre à une certaine réalité, mais à condition de se faire sociale, et de transposer une partie de ses pouvoirs et de ses normes supposés à la communauté.

    29On ne peut manquer aussi d’être frappé par la proximité de ces analyses avec celles du relativisme et du pragmatisme : nos raisons individuelles sont des illusions et ne peuvent être que celles auxquelles nous souscrivons par l’appartenance à nos communautés. L’élément constructiviste est également là : les raisons sont des « constructions sociales » destinées à introduire un élément normatif en vue de la « consommation sociale ». La théorie de la raison défendue par Mercier et Sperber est du même type que ce que les théoriciens de la méta-éthique appellent une « théorie de l’erreur » : il n’y a pas de valeurs ni de normes morales, mais seulement des projections à partir de nos attitudes. La raison et les normes épistémiques ne sont que des fictions utiles. On peut adresser à ce type de position les mêmes objections que celles qu’on adresse au fictionnalisme en méta éthique : si les agents sont sous l’effet d’une illusion massive quand ils parlent de « donner des raisons » ou de « rendre raison » de leurs croyances et de leurs actions, ou bien on ne comprend pas comment ils ont pu développer des théories comme celles de la logique ou celles des normes de rationalité et croire si longtemps à l’existence de leurs raisons objectives, ou bien, s’ils réalisent ce caractère fictif de leurs raisons, on ne comprend pas pourquoi ils n’ont pas tout simplement décidé de les abandonner [28][28]C’est le type d’objection que B. Williams adresse, au sujet de….

    30On peut aussi adresser à la conception interactionniste de la raison des objections plus spécifiques. Mercier et Sperber raisonnent ainsi : si la raison comme capacité généraliste de raisonnement existe elle ne peut être qu’un module. Mais pourquoi admettre que la raison devrait être un module ? Les théoriciens de l’évolution cognitive sont loin d’accorder ce point. Il n’est pas clair que si la cognition humaine est le produit de l’évolution, elle doive l’être sous forme modulaire [29][29]Voir K. Sterelny « Why reason ? Hugo Mercier’s and Dan…. Un module, par définition, est inné et traite une information spécialisée et propre à un domaine, de manière automatique. Mercier et Sperber présupposent que si la raison était un module, elle devrait opérer plus ou moins comme la vision ou l’audition, mais à un niveau plus général. Ne trouvant rien de ce genre qui remplisse cette fonction dans la cognition, ils en concluent que la raison n’existe pas. Mais pourquoi la raison devrait-elle fonctionner comme ils le stipulent ? Ne peut-on supposer que la capacité à raisonner soit l’effet d’une habitude, qui à défaut d’être innée dans l’esprit, se forge par l’exercice ?

    31On peut aussi se demander si l’exercice individuel et solitaire du raisonnement est aussi déficient que l’interactionnisme le soutient. Les produits de la pensée solitaire sont-ils nécessairement illusoires ? Sperber et Mercier se gaussent des prétentions socratiques à avoir raison contre les foules et du mythe du génie individuel. Mais un individu solitaire, à condition qu’il s’engage dans une délibération en vue de chercher la vérité, ne peut-il s’adresser à lui-même des objections et peser ses raisons par rapport à celles que d’autres pourraient avoir ? La pensée ne peut-elle être, selon la vieille définition platonicienne, un dialogue de l’âme avec elle-même ? Même si cet exercice est rare, pourquoi serait-il nécessairement vain et surtout fallacieux ? Même la psychologie expérimentale et la biologie de l’évolution, qui sont l’unique étalon de nos auteurs pour évaluer la sagesse humaine, n’infirment pas l’idée que la réflexion solitaire puisse avoir des bénéfices. Même s’il était vrai que la pensée s’est développée aux stades initiaux de l’évolution en réponse aux défis de la coopération et de la communication, pourquoi la pensée individuelle ne serait-elle pas venue co-évoluer avec la pensée collective ? Sperber et Mercier le reconnaissent implicitement quand ils disent que nos systèmes cognitifs nous ont dotés de « vigilance épistémique » destinée à détecter les faux positifs : pourquoi cette vigilance serait-elle un exercice coopératif ? Ils ont également une conception très étroite de la réflexion et de la pensée critique. Ils considèrent que la capacité à argumenter et à considérer les raisons d’autrui provient exclusivement du besoin de répondre aux défis d’adversaires dans des contextes dialogiques, non pas en vue de la vérité, mais en vue de la réputation. Cette conception de l’argumentation, qui ressemble plus à celle de Gorgias et de Protagoras qu’à celle des juristes, est-elle plausible ? Elle implique qu’il est plus important, pour argumenter, d’avoir l’air d’avoir raison plutôt que d’avoir raison. Cela revient à dire que l’apparence de logique serait plus importante que l’argumentation en bonne et due forme. À cette objection, Mercier et Sperber répondent que la capacité méta-représentationnelle et le jeu social de l’argumentation fournissent un succédané de raison, une sorte de raison « virtuelle », en permettant un raisonnement qui ne soit pas modulaire et qui obéisse à des normes qui sont, plus ou moins, celles de la logique quand nous avons à rendre raison (usage rétrospectif) et à justifier (usage prospectif) [30][30]Ibid., p. 182.. Conscients du caractère ad hoc de cette thèse, nos auteurs expliquent que nos raisons sont acceptées par les autres non pas seulement parce qu’elles leur signalent que nous nous conformons aux règles (y compris aux règles défectueuses) de la communauté, mais aussi parce qu’elles « sont vues comme des sources fiables d’information » qui fournissent « une sorte de rationalité objective » qui fait faire des inférences correctes [31][31]Ibid.,.p.143.. Mais de deux choses l’une : ou bien cette fiabilité, cette objectivité et cette correction sont réelles, et en ce cas le raisonnement doit bien se conformer à des standards objectifs de rationalité, ou bien elles sont seulement des apparences utiles en vue de fins extrinsèques. Mais si ce sont des apparences, où sont l’objectivité et la fiabilité ? Se construisent-elles juste sur la réputation ?

    32L’essentiel des arguments de Mercier et Sperber en faveur de leur conception sociale du raisonnement est le caractère massif des erreurs, des biais et des illusions cognitives humaines dans l’exercice du raisonnement et le fait que celui-ci fonctionne mieux si l’on adopte leur hypothèse. Mais il y a une explication rivale classique, selon laquelle nos processus d’inférence et nos règles de raisonnement sont fiables non pas parce qu’ils fonctionnent mieux dans des contextes dialogiques, mais parce qu’ils ont évolué de manière à ce que seules les règles correctes et fiables – au sens de : susceptibles de produire des croyances vraies – aient été stabilisées chez nos ancêtres hominidés [32][32]Voir pour un argument rival de celui de Mercier et Sperber, J.…. Reprenons à nouveau l’exemple de l’inférence simple de « s’il pleut les rues sont mouillées » et « il a plu » à « les rues sont mouillées ». Mercier et Sperber moquent la thèse qu’ils attribuent à l’intellectualisme rationaliste, selon laquelle il faudrait se représenter de manière réflexive les prémisses et la règle qui permet de dériver la conclusion. Mais comme je l’ai souligné plus haut, il n’est nullement nécessaire de souscrire à cette thèse pour admettre que celui qui passe des prémisses à la conclusion le fait sans intermédiaire et le fait en prenant, même si ce n’est pas réflexivement, les prémisses comme vraies et la conclusion comme vraie. Si l’évolution a sélectionné des règles ordinaires comme le modus ponens, qui sont fiables et préservent la vérité, pourquoi la logique serait-elle productrice systématique d’erreurs ?

    33La conception naturaliste radicale de la raison n’est pas fausse parce qu’elle est naturaliste, car il est hautement plausible que nos fonctions cognitives, y compris le raisonnement et notre raison comme faculté mentale, soient les produits de l’évolution, mais parce qu’elle dénie ou rend mystérieux le pouvoir que nous avons de prendre conscience de nos erreurs et de revenir sur nos pensées de manière critique. L’interactionnisme de Mercier et Sperber ne nie pas cette fonction, mais la rend impossible à partir du moment où les seuls standards objectifs sont ceux dont la communauté est l’arbitre. Elle réduit le raisonnement à un processus purement causal, et l’activité de donner des raisons et de les reconnaître à une forme de rationalisation. Elle traite les normes épistémiques comme de simples fictions.

    La face obscure de la démystification

    34L’une des tâches habituelles du rationalisme est de démystifier les illusions. Depuis Kant au moins, les philosophes, les psychologues, les psychanalystes, les sociologues et les anthropologues ont entrepris la démystification des illusions de la raison elle-même. L’ancien obscurantisme venait du règne de l’ignorance et de la superstition et devait être combattu par les lumières de la raison. Mais voilà que la science nous explique que la raison elle-même est source d’obscurantisme, parce qu’elle est un mythe inutile. Comme le remarquait Wittgenstein, il y a du charme dans la destruction du préjugé. Mais il y a dans cette destruction des dommages collatéraux. Le premier est, comme avec tout fictionnalisme, qu’il faut bien expliquer les apparences. Même si l’on nous déclare qu’en raisonnant et en pensant le faire selon des standards objectifs, nous nous illusionnons sur nos pouvoirs et faisons des erreurs systématiques que seul l’exercice social de l’argumentation pourra corriger, il faut bien rendre compte du fait indéniable que nous nous engageons dans une activité de raisonnement, qui n’est pas systématiquement défectueuse. C’est aussi un fait indéniable et banal que nous pouvons, en raisonnant inductivement, acquérir des connaissances, et que nous pouvons, par la déduction, préserver non seulement la vérité de prémisses pour atteindre des conclusions, mais aussi préserver la connaissance. Est-ce que ce sont seulement des raisons que nous nous donnons ?

    35Si l’interactionnisme fictionnaliste était vrai, comment l’éducation au raisonnement serait-elle possible ? L’apprentissage de la logique est difficile mais est-il impossible ? Revient-il à un apprentissage de l’argumentation ? Selon Mercier et Sperber les enfants apprennent bien, comme la Sophie de la comtesse de Ségur, à argumenter en leur propre faveur, et quand ils sont placés dans des contextes interactifs, ils apprennent encore mieux. Mais si cet apprentissage est celui de normes fictives, comment pourrait-on apprendre la logique ? La logique certes peut nous embrouiller. Mais l’argumentation aussi nous embrouille. Si la logique ne nous aidait pas à nous désembrouiller face aux arguments et si elle ne dressait pas une frontière entre la droite raison et les fallaces, pourrions-nous faire confiance à cette dernière ? La conception évolutionniste nous dit : l’art social du raisonnement fera le tri que nous sommes incapables de faire. Mais en sommes-nous si sûrs ? La pratique communautaire de l’argumentation peut aussi nous tromper. On pourrait ici répéter l’argument de Frege contre les évolutionnistes et les psychologistes de son temps : si le criterium de la logique était l’assentiment social à des schèmes établis, et si cet assentiment conduisait à rejeter le principe de non-contradiction, nous pourrions nous demander quelle nouvelle forme de folie a été inventée [33][33]Frege, Grungezetze der Arithmetik, Iena, 1893, préface..

    Notes

    Cet article est une version développée de celui que j’ai lu en novembre 2019 lors du colloque L’irrationalité organisé par Jean Baechler et Gerald Bronner. Il recoupe en large partie un chapitre de mon livre Manuel rationaliste de survie, Marseille Agone, 2020.

    Jean Louis Fabiani, Les philosophes de la république, Paris, Minuit, 1988.

    Die Zertörung der Vernunft, 1952, r. fr La destruction de la raison, L’Arche Paris, 1958.

    Bronner, La démocratie des crédules, op. cit., p. 19, H. Mercier et D. Sperber, usent de la même expression. The Enigma of Reason, Harvard, Harvards University Press, 2017, p. 237.

    Dans un article fameux Jon Elster a distingué un obscurantisme mou et un obscurantisme dur en sciences sociales (« Obscurantisme dur et obscurantisme mou en sciences sociales », Diogène, 2010). Il désignait par là des conceptions, en sciences sociales dont nous pouvons par avance dire qu’elles auront peu de valeur, ou qu’elles seront du bullshit, en l’occurrence des théories dans ces domaines soit qui violent les principes élémentaires de la théorisation soit qui usent sans rien expliquer de gadgets mathématiques inutiles. Ce que j’appelle ici obscurantisme subtil est un peu différent. J’entends par là des conceptions qui sont conformes à la bonne théorisation scientifique, et qui semblent défendre une forme de rationalisme, mais qui en fait ignorent les caractéristiques minimales de la raison ou les rejettent explicitement.

    Dans un texte célèbre le même Jon Elster a énoncé 20 sens de « rationalité ». « Rationality » in Floistad 1982.

    Voir en particulier B. Williams, « Internal and external reasons, », in Moral Luck, Cambridge University Press 1980, et M. Alvarez, Kinds of Reasons, Oxford University Press, 2010.

    Voir l’étude classique de R. Nisbett et J. Wilson, « Telling More than we can know », Psychological Review, 1977.

    Cf. R. Boudon, Raisons, bonnes raisons, P.U.F., G. Bronner et E. Gehin, Le danger sociologique, Paris, P.U.F.

    Cf. J. Broome Rationality through Reasoning, Wiley Blackwell 2013, N. Kolodny, « Why be rational ? », Mind, 114, 455, 2005, 509-563.

    Cf. Boghossian « What is an inference ? » Philosophical Studies (2014) 169 :1–18.

    Cf. Carroll, L. « What the Tortoise told to Achilles », Mind 4, 1895, p. 278-280 ; P. Engel, « The Philosophical Significance of Carroll’s puzzle », The Carrollian, 28, 2016, 84–110.

    Davidson, Actions and Events, Oxford, Oxford University Press, 1980, tr. fr. P.U.F., 1993, P. Suppes, Logique du probable, Paris, Flammarion, 1981, L.J. Cohen « Can Human irrationality be demonstrated experimentally ?, 1989, Behavioural nd Brain Sciences, 317-370, P. Engel , « Logique, raisonnement et normes de rationalité », in O.Houdé (éd.) Pensée logico-mathématique, Paris, P.U.F., 1991.

    M. Piatelli Palmarini, La réforme du jugement ou comment ne plus se tromper, Paris, O. Jacob 1994.

    D. Kaheman, Fast Mind, slow Mind, Allen Lane, London, tr. fr. Les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion.

    G. Gigerenzer, G. 2000. Adaptive thinking : Rationality in the real world. New York : Oxford University Press.

    Cf. G.Gigerenzer et T.Sturm, « How far can rationality be naturalized ? », Synthese (2012) 187 : 243–268.

    Voir P. Legrenzi, Non occorre essere stupidi per fare sciocchezze, Il Mulino, Bologna, 2010.

    C’est le cas en particulier de S.Stich, The Fragmentation of Reason, op. cit.

    Cf. Boudon, Raisons, bonnes raisons, Paris, P.U.F., 2013 op. cit. et G. Bronner, « La théorie boudonienne des croyances », Revue européenne des sciences sociales 57-1 | 2019.

    « Appuyée donc sur une définition large de la rationalité des actions, la sociologie analytique postule que « l’action humaine est nécessairement toujours rationnelle » parce qu’en général, les individus n’agissent pas sans juger qu’il y a un rapport entre leurs objectifs et les moyens qu’ils prennent pour y parvenir. […] En revanche, il peut avoir maintes occasions de constater que l’homme se trompe souvent en choisissant et en appliquant des moyens ». Cela tient au fait que, la plupart du temps, l’acteur social agit dans des conditions telles que sa rationalité est imparfaite ou limitée […] les individus qui cherchent la solution d’un problème s’arrêtent à celle qui leur paraît satisfaisante bien plus souvent qu’à celle qui serait véritablement optimale » (G. Bronner et E. Géhin,, Le danger sociologique, Paris, P.U.F., 2017).

    Cf. G. Bronner, la démocratie des crédulesop. cit., p. 282 sq.

    Bronner et Gehin op cit, mentionnent que l’esprit humain, par des processus d’inhibition peut parvenir à faire des « retro-jugements » qui permettent de revenir sur les jugements spontanés et de reconnaître ses erreurs. Ce type de jugement est un principe de base de la pédagogie. Mais si ces rétro-jugements sont le résultat de processus inhibiteurs qui échappent au contrôle des agents, comment peuvent-ils se transformer en des jugements sur la base de raisons ?

    Sur les nudges, voir T. Collins, D. Andler et C. Talon-Baudry (dir.), La cognition. Du neurone à la société. Paris, Gallimard, 2018.

    C’est ce que j’ai soutenu sur la base du paradoxe d’Allais dans « L’espace des raisons est-il sans limite ? », in Un siècle de philosophie, Paris, Gallimard Folio, 2000.

    Dans The Enigma of Reason : a new Theory of Understanding Harvard : Harvard University Press 2017.

    J. Fodor, The modularity of mind, MIT Press 1983, tr. fr Paris Minuit 1986, Z. Pylyshyn, Computation and cognition, MIT Press 1984.

    C’est le type d’objection que B. Williams adresse, au sujet de la vérité, aux vériphobes. Cf. Vérité et véracitéop. cit.

    Voir K. Sterelny « Why reason ? Hugo Mercier’s and Dan Sperber’s The Enigma of Reason ». Mind Language. 2018 ; 1–11 2018.

    Ibid., p. 182.

    Ibid.,.p.143.

    Voir pour un argument rival de celui de Mercier et Sperber, J. Schechter « Could Evolution Explain Our Reliability about Logic ? « Oxford Studies in Epistemology, 4, 2013. C.Heyes a développé une interprétation rivale de celle de Mercier et Sperber, selon laquelle les humains ont créé des « gadgets cognitifs » tels que le langage et la raison, qui ne sont pas mus directement par les forces biologiques. (Cognitive GadgetsThe cultural evolution of thinking, Harvard University Press 2018.

    Frege, Grungezetze der Arithmetik, Iena, 1893, préface.

    Mis en ligne sur Cairn.info le 31/01/2023

    https://doi.org/10.3917/herm.baech.2021.02.0171