L’universel à inventer ensemble doit se faire depuis le pluriel du monde »

Dans un entretien au « Monde », le philosophe sénégalais rappelle que la notion d’« universel » n’est pas donnée une fois pour toutes, mais renvoie à un processus dynamique visant à assurer plus d’égalité et de citoyenneté.

Propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux

Publié le 14 octobre 2024

 

Aboutissement d’une œuvre consacrée à penser les conditions d’un humanisme né du pluriel du monde, l’essai de Souleymane Bachir Diagne Universaliser (Albin Michel, 180 pages, 19,90 euros) cherche à maintenir la possibilité de l’universel – et donc d’une humanité commune – malgré les menaces d’impérialisme et les replis identitaires. Faire humanité ensemble, envers et contre tout, tel est le sens du terme bantou ubuntu. Le philosophe sénégalais a choisi ce mot qui le guide comme titre de sa conversation avec l’historienne Françoise Blum (Ubuntu. Entretien avec Françoise Blum, Editions de l’EHESS, 128 pages, 9,50 euros), qui revient sur son parcours et ses aspirations philosophiques.

Vous avez beaucoup écrit sur l’universel, mais pour la première fois vous en parlez sous la forme d’un verbe, « universaliser ». Pourquoi ?

On m’identifie souvent au concept d’« universel latéral » [où toutes les cultures sont placées sur le même plan], que j’emprunte à Maurice Merleau-Ponty, mais qu’est-ce que c’est qu’un universel latéral qui remplacerait l’universel de surplomb ? Il me semble que la question est mieux posée avec le verbe « universaliser », qui rappelle que l’on a affaire à une pratique, à un processus qui cherche à inventer ensemble une humanité commune, et non à un universel donné une fois pour toutes.

Le défi, dites-vous, est de parvenir à reconnaître les singularités sans pour autant tomber dans l’identitarisme. N’est-ce pas aussi la crainte des antiwokistes qui dénoncent une menace de « séparatisme » ?

Contrairement à moi, les antiwokistes sont sur une ligne défensive. Au risque du communautarisme et de l’enfermement dans des tribus, ils opposent le vieil universalisme qui ignore le pluriel du monde. Or, l’universel à inventer ensemble doit se faire depuis le pluriel du monde, et non pas en dépit de lui. C’est un universel qui ne peut commencer véritablement que maintenant, dans une phase de décolonisation.

Qu’entendez-vous par l’expression que vous employez « faire humanité par des moyens d’humanité » ?

Lorsque, dès les années 1950, Nelson Mandela recourt au terme bantu d’ubuntu que l’on peut traduire par « faire humanité ensemble » , pour penser une Afrique du Sud non raciale, il décide de renoncer à la violence. C’est cela, aller vers l’humanité par des moyens d’humanité : choisir des moyens qui ressemblent à la finalité poursuivie. Pour Jean Jaurès, l’auteur de la formule, cela signifie que chaque différence doit non pas s’enfermer sur elle-même, mais se sentir comme une parcelle de l’humanité à construire. C’est ce qui l’a mené à devenir anticolonial alors qu’il était proche du positionnement colonialiste de Jules Ferry.

Vous rappelez que la philosophe Simone Weil (1909-1943) déplorait l’aveuglement de la gauche à la question coloniale. Est-ce toujours le cas ?

Simone Weil avait honte de ce que le colonialisme avait fait et accusait le Front populaire d’y être insensible. Les termes qu’elle emploie sont ceux de la repentance, qui est aujourd’hui un mot honni par la droite, mais pas seulement. C’est un point qu’a également soulevé Aimé Césaire lors de sa démission du Parti communiste français. L’universalisme de la gauche repose sur l’idée que la classe universelle, c’est le prolétariat, et que l’émancipation ne peut venir que de l’Europe. Il y a un eurocentrisme que cette gauche partage avec la droite dans le fait de considérer que l’Europe reste le centre du monde. Aujourd’hui, dans les accusations de wokisme émanant de la gauche elle-même, on retrouve ce type de relation au monde postcolonial.

Est-ce ce qui s’est joué quand François Ruffin a reproché à LFI d’avoir mené une campagne en direction des quartiers populaires lors des élections législatives du 30 juin et 7 juillet ?

Oui, ses propos sont l’écho de cette grande problématique qui a parcouru le XXe siècle et qui pose la question de la relation de la gauche à la colonisation et aujourd’hui à la postcolonie. Il existe également un impensé de la question raciale au sein de la gauche du fait d’un universalisme qui invite à être aveugle à la différence raciale. Or, dire cela, c’est s’empêcher de voir que certains sont discriminés du fait de la racialisation du monde, dont on ne peut pas ignorer qu’elle existe. Mais il importe, a contrario, de ne pas s’enfermer dans ces racialisations du monde, et de ne pas s’interdire l’idée de solidarité ou de fraternité au motif que tous les autres seraient du même côté de l’humanité, que l’on serait seul dans la déshumanisation.

Le XXe siècle a été le siècle de la décolonisation, dites-vous. Mais que penser des situations aussi diverses que celles de la Palestine ou de la Nouvelle-Calédonie ?

La fin de la colonisation ou du colonialisme ne signifie pas nécessairement que la colonialité a disparu ; raison pour laquelle il faut encore décoloniser les esprits. Et ce d’autant qu’il demeure des territoires occupés, considérés par les Nations unies comme des territoires colonisés. La question coloniale se pose toujours, en Palestine comme en Nouvelle-Calédonie ou à Tahiti. La décolonisation est un processus inachevé, qui exige de s’attaquer à la dépossession. Faire l’humanité ensemble, c’est lutter contre les inégalités, et combattre contre tout ce qui empêche l’égalité. C’est œuvrer pour que la citoyenneté devienne universelle.

D’où la nécessité du cosmopolitisme ?

Quand le philosophe Etienne Balibar insiste sur le cosmopolitisme comme politique de l’espèce, il a mille fois raison. C’est en tant qu’espèce que nous devons réagir à la destruction de notre environnement, aux crises sanitaires, etc. Mais le cosmopolitisme est aussi une utopie absolument vitale du dépassement de la situation coloniale par la généralisation de la citoyenneté à l’échelle mondiale. Si nous considérons qu’être citoyen signifie habiter pleinement la terre qui est la nôtre, alors nous devons étendre la citoyenneté aux animaux. C’est une citoyenneté du vivant.

Reconnaissant que « nous vivons un moment à la fois historique et philosophique, que l’on dira postcolonial ou décolonial, et qui est celui de la fin d’un certain universalisme impérial », Souleymane Bachir Diagne refuse, pour autant, de renoncer à l’universel. Et cherche à le « réinventer », car, avance-t-il, l’universel n’est pas donné une fois pour toutes. Il est à construire ensemble en reconnaissant les différences sans les hiérarchiser ni les enfermer dans des nationalismes. C’est à cette condition que l’on pourra maintenir l’idée d’une humanité commune.

Parfois qualifié de penseur décolonial, le philosophe sénégalais, professeur à l’université Columbia (New York), montre, dans l’essai Universaliser. Pour un dialogue des cultures (Albin Michel, 180 pages, 19,90 euros), que sa critique émane d’un tout autre endroit : des penseurs français Maurice Merleau-Ponty et Etienne Balibar, de socialismes aussi divers que ceux de Jean Jaurès, de Simone Weil, de Julius Nyerere, de Léopold Sédar Senghor, du christianisme de ce dernier ainsi que de celui de Pierre Teilhard de Chardin, de la politique de Desmond Tutu et de Nelson Mandela, du Discours sur le colonialisme, d’Aimé Césaire, et des peuples réunis lors de la conférence de Bandung, en 1955… Une manière de rappeler que l’aspiration à la liberté et à l’égalité est à proprement parler universelle.

« Universaliser. Pour un dialogue des cultures », de Souleymane Bachir Diagne, Albin Michel, 180 p., 19,90 €