Maintenant la gauche, c’est quand qu’on va où ?

 

Malgré l’« épiphanupes », la gauche est toujours en pleine crise de foi. À force de fragmentations ou de refus de toute structuration démocratique, aucun des mouvements et partis alliés il y a huit mois ne semble vouloir aller plus loin dans une refondation unitaire pourtant incontournable.

 

Stéphane Alliès

2 janvier 2023     MEDIAPART

AuxAux dernières législatives, il était minuit plus une pour la gauche française. L’union bien orchestrée proposée par La France insoumise et concrétisée par la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) apparaît huit mois après comme une façade sans lendemain, une fois assurée la reconduction de l’essentiel des appareils sortants.

En prenant acte de l’hégémonie mélenchonienne d’un côté, et de l’utilité finalement d’additionner les logos en période de crise démocratique de l’autre, les gauches avaient pourtant réussi à ne pas mourir et prouvé qu’elles n’étaient finalement pas si irréconciliables.

À l’époque, l’électorat de gauche n’était pas franchement dupe de la Nupes, et sa démobilisation dans les urnes aurait déjà dû être entendue comme une alerte démocratique. Les dégoûté·es qui ne croient plus à la réalité d’une alternative ambitieuse continuent de déserter les urnes, face à un état des lieux à gauche insuffisamment ragoûtant.

 

Impensé démocratique et incapacité sociale

Huit mois plus tard, les élans et les promesses unitaires, les impensés, ou pire les renoncements à vouloir penser, sont nombreux. La prise de conscience éthique et l’introspection démocratique n’a pas eu lieu.

29 octobre 2022Lire plus tard

À l’Assemblée, la rénovation des pratiques promises s’est fracassée sur le présidentialisme à la sauce 49-3, les stratégies de sauvegarde de la Ve République et les coups tactiques où l’extrême droite se fait toujours plus incontournable. L’espoir d’un renversement par l’hémicycle se révèle être le plus souvent une impasse.

Les affaires Bayou ou Quatennens, dans des styles différents, ont montré les incapacités à traiter rationnellement et sereinement en interne la question des violences sexistes, sexuelles ou conjugales. Les crispations identitaires autour de la personnalité clivante de Sandrine Rousseau semblent forger la majorité des désaccords. Le PCF serre les rangs autour de Fabien Roussel malgré l’enquête du Parquet national financier visant son emploi fantôme révélé par Mediapart.

Des épisodes qui en disent long sur le rapport complexe à l’exemplarité entretenu par une gauche dont la mue n’en finit plus d’être incertaine, tant elle est inconsistante.

Quant au projet que pourrait ambitieusement porter une gauche unie et renouvelée, aucune discussion collective ne s’est tenue pour approfondir et aplanir les « points durs » volontairement laissés de côté par un premier accord programmatique prometteur, mais négocié avec l’insouciance de ceux qui savent qu’ils n’accéderont pas au pouvoir.

Depuis, l’impensé démocratique reste total. L’aspiration à une VIe République – au sens concret et institutionnel, et non incantatoire – est retombée dans l’oubli. Et la République semble se réduire à des tergiversations sur les questions sécuritaires, migratoires ou de surveillance, loin de son idéal originel. La liberté de la presse reste un gadget qui n’intéresse que quelques parlementaires isolés. L’indépendance de la justice n’est même pas un sujet.

S’y ajoute une incapacité sociale à rallumer la flamme. Pas d’ambition programmatique ou d’accompagnement d’ampleur sur la situation des salaires ou des services publics à l’os. Aucune proposition transformatrice sur la réduction du temps de travail, le salaire maximal ou une refonte de l’impôt. Une situation banalement désespérante alors même que la période, elle, est économiquement extraordinaire, entre retour de l’inflation quarante ans après, crise énergétique et impératifs écologiques.

Même le combat contre l’extrême droite semble incommoder la plupart des dirigeants actuels, à force d’accompagner les confusions et le signe « égal » entre la menace fasciste ou post-fasciste (réelle comme le prouve la recrudescence de violences racistes de plus en plus débridées) et la radicalité (parfois symbolique et le plus souvent fantasmée par des pans entiers de la Nupes) de militant·es issu·es des marges de la gauche.

Ils et elles ont pourtant toujours constitué le cœur de son avant-garde émancipatrice (lutte contre les discriminations ou les violences policières et carcérales, féminismes, droits LGBT+, droits de l’homme, écologie). Face au danger, la riposte apparaît au mieux classique et désordonnée, mais loin d’être à la hauteur.

Dans un registre similaire, en ces temps périlleux, l’ambition internationaliste de la gauche française semble ne pas avoir survécu au changement de siècle. Jean-Luc Mélenchon a personnalisé, voire privatisé ses relations internationales, et les partis européens, qu’ils soient écologistes ou socialistes, ressemblent davantage à des agences de tourisme qu’à des lieux de construction de doctrines communes.

Comme le montre la guerre russe en Ukraine, la solidarité internationaliste entre les peuples (ou au moins les travailleurs) s’évanouit là où persistent de redoutables logiques campistes et complotistes héritées de la guerre froide.

Là encore, l’inconséquence face à un contexte pour le moins brûlant n’en finit pas de désarçonner, tant les désaccords méritent d’être ardemment exposés et débattus (comme ici), et pas seulement renvoyés à une promesse de les « trancher par le vote » un jour on ne sait quand.

Loin du terrain des luttes sociales, de l’éducation populaire ou de la formation militante, les élites politiques de gauche contemplent leurs divisions et s’ébrouent dans les anathèmes et polémiques quotidiennes, au lieu de réfléchir comment mener collectivement la bataille culturelle. Et convaincre les foules de leur faire durablement confiance, au-delà des coups stratégiques et personnalisés réactivant un populisme de gauche aux lendemains qui déchantent.

Prises au piège d’une lessiveuse médiatique hostile, quand elles y sont invitées et si elles acceptent d’y aller, les personnalités de la Nupes donnent le sentiment de n’avoir comme base sociale que les réseaux sociaux. À moins que ce soit justement parce qu’elle n’a pas d’autre lieu pour se faire entendre que cette base de sympathisant·es et de militant·es a investi Twitter et autres pour se débattre publiquement dans ses contradictions à force d’invectives. Au lieu de prendre davantage la rue, ou ce qu’il en reste, en débattant d’un projet suffisamment mobilisateur pour lui donner envie d’y redescendre.

L’atrophie interne comme clé

Huit mois après la Nupes, le panorama de ses partis membres ou soutien réussit le tour de force d’être encore plus déprimant qu’avant la présidentielle. Engoncée dans des logiques internes d’appareil, chacune de ses organisations – plus ou moins structurées – met au jour ses propres faiblesses.

Mouvement leader de cette nouvelle gauche si peu prompte à se refonder, La France insoumise, et son organisation nébuleuse où l’adhésion se résume à l’envoi d’une adresse mail, montre ses limites. Il y a de l’eau dans le gazeux, et l’accaparement du pouvoir par l’entourage proche de Jean-Luc Mélenchon ne passe plus parmi ceux que le suivi en rang discipliné de sa marche plébéienne ne suffit pas à contenter.

L’avant-garde néo-lambertiste est une approche politique qui peut permettre de prendre la tête d’une gauche divisée et de s’imposer comme une force militante efficace en temps électoraux, portée par une personnalité au talent aussi indéniable que ses excès, même si ceux-ci sont de moins en moins supportables candidature après candidature. La même approche trouve vite ses limites quand il s’agit d’animer concrètement une dynamique politique exigeante, ne souffrant guère les pertes de sang-froid sectaires et les paranoïas égotistes.

Au fur et à mesure que se prolonge cette façon de gouverner son propre mouvement, c’est la confiance dans les volontés refondatrices des Insoumis qui s’étiole, alors que s’affirme le constat selon lequel la Ve République déliquescente sied bien mieux à Mélenchon que tout autre système réformé et plus démocratique.

Autre force en relative dynamique, de par ses succès locaux et en dépit du score et des déceptions de la candidature Jadot, EELV n’a rien su capter de l’air contemporain des mobilisations pour le climat. Sa nouvelle secrétaire nationale, Marine Tondelier, comme Cécile Duflot quinze ans avant, plaide à nouveau pour une massification du mouvement écolo.

Celui-ci n’a pourtant jamais paru intéressé par un tel objectif, préférant rester concentré sur ses investitures au prorata de ses micro-tendances internes. Auxquelles viennent s’ajouter quelques célébrités écologistes pour une aventure électorale européenne, régionale ou municipale, avant généralement de s’éloigner.

Le PCF oscille lui entre désirs d’ouverture vers de nouveaux militants et périodes de repli identitaire communiste, les deux mouvances s’opposant perpétuellement dans les travées de la place du Colonel-Fabien depuis la chute du mur de Berlin. Le NPA implose et se saborde après avoir été renversé par une addition de fractions dissidentes prônant un rapprochement avec Lutte ouvrière.

Même le PS n’arrive pas à s’aligner sur l’union, divisée entre tenants de bouts de croix du socialisme français qui ne voient pas que l’église tout autour s’est effondrée. Par chance, il reste tellement peu de croyants que cela n’affecte plus grand monde.

Additionnés, les militants actifs de tous les partis de gauche ne sont pas plus de 50 000, ce qui ne fait pas beaucoup si on retire les élus, leurs collaborateurs et les cadres territoriaux qui gravitent autour d’eux…

Pourtant, l’heure est propice à définitivement refermer la parenthèse sociale-libérale, ouverte par la division européenne à gauche autour du référendum constitutionnel de 2005. Dix-sept ans après. Comme la période qui a séparé la dernière crise européenne ayant mis à terre la gauche française, entre la scission de la SFIO sur la Communauté européenne de Défense en 1954 (scission entérinée avec la guerre d’Algérie) et 1971, date du congrès de refondation d’Épinay, qui enfanta le PS de François Mitterrand puis le programme commun.

La refondation n’a jamais paru aussi incontournable

Le succès du Rassemblement national le montre : la conquête méthodique et l’implantation durable sont les meilleures recettes du succès électoral. Et ces recettes se mijotent à l’intérieur de cadres organisationnels et de procédures claires qui permettent l’homogénéité interne et l’acculturation idéologiques, comme le renouvellement de son personnel politique.

La bataille culturelle est aussi une bataille militante. Et si le narratif humaniste et progressiste est aujourd’hui inaudible face au projet inégalitaire rabougri et simpliste de l’extrême droite, c’est certes parce qu’une grande majorité de l’élite politique actuelle (du centre macroniste à la droite ciottiste en passant le centre-droit philippiste) s’y vautre, mais aussi parce que ce qu’il reste de la gauche actuelle semble incapable pratiquement d’y changer quoi que ce soit.

La naissance d’un nouveau parti (ou fédération ou coopérative), aux formes délibératives et aux procédures internes adaptées au XXIe siècle, paraît désormais incontournable pour la gauche et les écologistes français. Le renouvellement des cadres militants et l’émergence d’une nouvelle génération semblent la dernière solution pour en finir avec l’entre-soi déprimant qui s’évertue sans audace ni idée depuis des années à démoraliser ceux qui voudraient inverser le cours des destinées.

Cette refondation profonde de la gauche ne pourra être la conséquence que d’une démocratie radicalement ouverte qui romprait avec le malthusianisme militant et le paternalisme politique encore à l’œuvre dans ses rangs.

Partout où la gauche se réinvente (aux États-Unis au Chili ou dans les grandes mairies d’Europe centrale) ou subsiste tant bien que mal au pouvoir (comme en Espagne), c’est en ayant réussi à capter l’attention populaire via des processus citoyens sincères, allant bien au-delà des primaires à la française, compétitives et à courte vue car uniquement électoralistes.

Que la Nupes ait le courage de devenir l’organisatrice d’un processus démocratique permanent, un processus idéologique et électoral à tous les échelons (locaux comme nationaux), en usant du vote préférentiel et non du fait majoritaire. Et que les militants acceptent d’organiser des scrutins ouverts à tous ceux qui se reconnaîtraient dans une démarche enfin sincère et unitaire, sur les orientations programmatiques comme sur la désignation (et le renouvellement) de leurs futurs dirigeant·es ou candidat·es.

Cela demanderait de dire « halte à tout » et de changer en profondeur les pratiques et habitudes. Mais ça ne pourrait pas être pire que maintenant. Sauf à penser à l’avenir si rien ne se passait.

Stéphane Alliès