MALHEUREUX COMME ORWELL EN FRANCE (II) QUI VEUT TUER SON MAÎTRE L’ACCUSE DE LA RAGE

Sur le blog des Éditions Agone

 

« En 1996 – puis encore une fois en 2002 –, écrivait Simon Leys en 2006, d’indécrottables staliniens lancèrent puis exploitèrent une rumeur selon laquelle Orwell n’aurait été qu’un vil indicateur de police. » Treize ans après, sans qu’aucune nouvelle pièce à charge n’ait été apportée au dossier, la même rumeur est exploitée aux mêmes fins par le même genre d’individu.

Dans le « Courrier des lecteurs » du Monde diplomatique de septembre 2019, « l’historienne Annie Lacroix-Riz a souhaité réagir à l’article de Thierry Discepolo, “L’art de détourner George Orwell”, paru en juillet ». Autant de malversations, d’insinuations malveillantes et d’erreurs en trois courts paragraphes, cela tient de l’exploit, que seule pouvait accomplir une ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée d’histoire, docteur ès lettres et professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris VII-Denis Diderot.

À quoi notre très distinguée historienne a-t-elle souhaité réagir ? Au fait que j’ai commis un « vibrant plaidoyer pour cet “homme de gauche” ». Ce qu’Orwell ne serait pas. Mais alors, pas du tout. Pourquoi ça ? Parce que, « en 1996, The Guardian révéla qu’il avait livré, en 1949, une longue liste de noms de journalistes et d’intellectuels “cryptocommunistes”, “compagnons de route” ou “sympathisants” de l’URSS à l’Information Research Department » ; et qu’en prime la « “liste d’Orwell” est riche en remarques antisémites, anti-Noirs et antihomosexuels ».

Autrement dit, Orwell n’est pas seulement un délateur mais également raciste, antisémite et homophobe. Une véritable ordure, quoi ! Il n’y a pas « maldonne », Orwell mérite donc bien d’avoir été « annexé par les néoconservateurs », conclut la procureure.

Pour appuyer son propos, l’éminente historienne brandit les « révélations [qui] ont afflué depuis le pavé jeté dans la mare par la Britannique Frances Stonor Saunders », premier d’une série d’« ouvrages accablants ». On n’aura rien sur ces « révélations » mais un empilement de références. Quatre ouvrages « nourris d’archives stricto sensu », clame-t-elle. Aucun doute : Orwell est bel et bien de droite !

Dans leurs livres, les historiens Richard J. Aldrich et d’Andrew Defty ne consacrent, pour le premier, qu’une page à Orwell, et, pour le second, trois courts paragraphes – chacun n’en accordant qu’un seul à sa « liste noire » 1. On ne trouve donc rien là qu’on ne trouve déjà, à ce sujet, chez Stonor Saunders.

Notre tatillonne historienne inaugure un usage de la bibliographie qui relève plutôt de la chasse au Snark : « Je vous l’ai dit trois fois. Ce que je vous dis trois fois est vrai. »

Dans le quatrième livre cité par Lacroix-Riz, que James Smith consacre à la surveillance des écrivains anglais (dont Orwell) par le MI5 (le service de renseignement intérieur), cinq pages portent sur la « liste noire ». S’il apporte bien quelques informations supplémentaires sur cette affaire, cet historien britannique conclut plutôt, on le verra, en défense de l’auteur de 1984 et de La Ferme des animaux – y compris dans la comparaison avec Arthur Koestler (que surligne notre vétilleuse historienne) et en citant le travail de Stonor Saunders sur le détournement indu des œuvres d’Orwell par la propagande de guerre froide [1].

C’est donc sur un seul livre qu’Annie Lacroix-Riz fonde l’essentiel de sa charge. Examinons les trois pages que Stonor Saunders consacre à cette affaire? Premier problème, ce n’est pas la bonne liste. Et pour cause, la journaliste ne la connaît pas : celle-ci ne sera rendue publique qu’en 2003. Stonor Saunders parle du carnet dans lequel Orwell tenait, depuis 1942, une liste où figuraient 135 noms de personnalités du monde politique et intellectuel dont il se demandait si elles seraient politiquement fiables en cas de conflit avec l’Union soviétique.

Soit, ça n’est pas la bonne liste. Mais quelles « riches remarques antisémites, anti-Noirs et antihomosexuels » l’historienne a-t-elle trouvées dans le livre de Stonor Saunders ? En l’occurrence, les « remarques » mentionnées se réduisent à de rares mentions telles que « Juif », « Juif anglais », « Juif polonais » ; « Noir » ou « Noir, d’origine (peut-être) africaine » ; « Tendance à l’homosexualité » ou « Homosexuel ». C’est tout. Vraiment pas très riche [2].

Quant à la liste des 38 noms (extraits des 135 du carnet d’Orwell) effectivement transmise en 1949 au Foreign Office, seules deux fiches contiennent des « remarques » de ce type [3] :

Deutscher, I. => Journaliste (Observer, Economist et autres journaux) => Sympathisant seulement. Juif polonais. Auparavant trotskiste, il a changé d’avis principalement à cause de la question juive. Pourrait changer à nouveau. Padmore, George => Ligue contre l’impérialisme et activités apparentées. Beaucoup de brochures => Noir. Dissident communiste (expulsé à partir de 1936 environ), mais sûrement pro-russe.

On doit noter trois choses : l’absence de dénonciation relative à l’homosexualité ; une mention de judéité, mais associée à une position politique ; et celle de la couleur de peau, mais qui peut souligner l’attachement à la lutte anti-impérialiste d’un militant dont les ancêtres ont subi la traite des esclaves.

Non seulement les références citées par notre sourcilleuse historienne ne confirment donc pas son portrait d’Orwell en raciste, antisémite et homophobe. Mais elle traite d’une chose pour une autre et, partant de là, tire des conclusions fausses. À ce stade,s’agissant d’une professionnelle titrée et qui émarge au budget de l’État, on n’a d’autre choix que d’être accablé soit par sa malhonnêteté, soit par son incompétence [4].

Reste qu’Orwell a bien fourni une liste de noms à l’Information Research Department. Mais dans quel contexte ? quelle était la fonction de ce service du Foreign Office ? et à quoi était-elle destinée ?

Créé en 1948 par le gouvernement travailliste, l’IRD était un bureau semi-officiel de propagande anticommuniste et antisoviétique du ministère des Affaires étrangères britannique. Au printemps 1949, la fonctionnaire de l’IRD qui transmet cette liste est Celia Kirwan, une amie intime d’Orwell, qui lui rend visite dans le sanatorium de Cranham (Gloucestershire), où il est traité pour une tuberculose – dont il meurt quelques mois plus tard. Et la liste rassemblait les noms d’intellectuels qui, selon Orwell, n’étaient pas fiables pour collaborer avec l’IRD, du fait notamment des positions politiques qu’il leur attribuait.

Cela suffit-il pour assimiler Orwell à un « vil indicateur de police » et faire la preuve qu’à la fin de sa vie le romancier et journaliste avait trahi ses idéaux de gauche ? Parmi ceux qui, avant Annie Lacroix-Riz, en ont été convaincus, l’un des plus véhéments fut sans doute l’historien Christopher Hill, ancien membre du Parti communiste de Grande-Bretagne, qui vit là l’occasion de réévaluer toute l’œuvre d’Orwell : « J’ai toujours su que c’était un faux-jeton. Il y avait quelque chose de louche chez lui. Cette affaire […] confirme mes pires soupçons à son sujet. Cela cadre parfaitement avec le ton général de ses articles et de ses œuvres de fiction, ton qui a toujours été très ambigu [5]. »

L’enquête la plus complète sur cette affaire est parue le 25 septembre 2003, dans la New York Review of Books, sous la plume du politologue Tïmothy Garton Ash, qui fut le premier à rendre compte de la liste de l’IRD – mais dont l’absence dans les références empilées par notre émérite historienne est regrettable [6].

Si Garton Ash ne peut assurer que la liste soit restée confidentielle, il rapporte que « tous les survivants [de l’IRD] insistent sur le fait qu’il est très peu probable que les noms fournis par Orwell en 1949 aient été transmis à qui que ce soit d’autre, et surtout pas au MI5, le service britannique de sécurité intérieure, ou au MI6, chargé du renseignement étranger ».

À |’issue de son enquête, Garton Ash aboutit au constat qu’aucune des personnes déconseillées par Orwell n’a jamais été inquiétée. Il signale plutôt que « E. H. Carr, Isaac Deutscher, la romancière Naomi Mitchison et J. B. Priestley ont tous poursuivi des carrières très fructueuses sans, à notre connaissance, subir la moindre opposition de la part du gouvernement britannique » ; et que, comble d’ironie, Michael Redgrave a interprété, en 1956, dans un film inspiré de 1984, le rôle du tortionnaire et philosophe d’État O’Brien. Quant à Peter Smollett, qu’Orwell qualifie de « personne très louche [qui] donne la forte impression d’être une sorte d’agent russe », Garton Ash précise : « Selon les archives Mitrokhin du KGB, Smollett-Smolka était un agent soviétique recruté par Kim Philby sous le nom de code “ABO”. Ensuite, c’est très certainement le fonctionnaire qui a conseillé l’éditeur Jonathan Cape de rejeter Animal Farm comme un texte antisoviétique malsain. Comment l’État britannique a-t-il donc poursuivi ou persécuté cet agent soviétique ? En le nommant officier de l’Empire britannique (OBE). Et par la suite, il fut correspondant du London Times en Europe centrale. » Enfin, le député travailliste Tom Driberg – « Habituellement qualifié de “crypto”, mais [selon Orwell] PAS de manière fiable pro-PC » – a été (suivant les archives Mitrokhin du KGB) recruté en 1956 comme agent soviétique. « Néanmoins, il a terminé sa vie en écrivain célèbre et reçu le titre de “Lord Bradwell of Bradwell juxta mare”. »

Enfin, si Garton Ash reproche à Orwell d’avoir bradé sa réputation d’indépendance en collaborant (même marginalement) avec un département bureaucratique de propagande, il conclut toutefois que, « s’il s’agit de l’accuser d’avoir été un informateur de la police secrète, la réponse est clairement non ».

Reste quand même un grief. En fait le seul sérieux, de Christopher Hill à Annie Lacroix-Riz, qui l’agrémentent, pour faire bonne mesure, des calomnies de racisme, d’antisémitisme et de dénonciation des homosexuels « à une période où l’accusation d’homosexualité pouvait entraîner des poursuites judiciaires » [7].

Le véritable reproche fait à Orwell par ce genre de détracteur est de ne pas avoir choisi le bon camp dans la guerre froide. C’est-à-dire le leur. S’il est toutefois douteux qu’Orwell ait choisi l’autre [8], on peut affirmer en revanche sans hésitation qu’il n’a pas attendu la guerre froide pour mettre ses lecteurs en garde contre l’URSS de Staline. (N’est-il pas l’auteur qui apparaît, selon Oxford University Press comme le premier à utiliser la formule « cold war » ?) Cette ligne politique, Orwell l’a forgée après avoir assisté, en 1937 à Barcelone, à l’impitoyable répression par les communistes staliniens de leur alliés anarchistes et trotskistes [9] ; puis, de retour chez lui, lorsqu’il a été confronté aux mensonges de la presse britannique de gauche sur des événements dont il avait été témoin [10] ; enfin, en constatant les volte-face des intellectuels communistes qui, après avoir fermé les yeux sur les grandes purges des années 1930, sont passés du Front populaire antifasciste en 1936 à la neutralité que leur imposait Staline via le pacte germano-soviétique d’août 1939, puis à l’engagement en juin 1941 dans le camp des Alliés, où l’URSS est devenue intouchable, y compris à droite et au sommet de l’État – du moins jusqu’au nouveau changement de ligne quand la guerre froide fut officiellement ouverte, comme on ouvre une saison de chasse [11].

Pourquoi rappeler ces trivialités ? Parce que, soixante-dix ans plus tard, l’accusation d’« anticommunisme » brandie par les staliniens a la même fonction : imposer l’idée que « communiste » et « stalinien » ont été synonymes quand il a toujours été possible d’être communiste, et de différentes manières, sans être stalinien – mentalité qui n’a qu’une relation circonstancielle avec le communisme. Et ce n’est pas parce qu’aujourd’hui l’anticommunisme est surtout un combat de droite (où les meilleurs soldats ont d’ailleurs été d’ex-staliniens [12]) qu’il n’a pas longtemps été le combat primordial de nombreux militants de gauche.

Ainsi Orwell. On a beau rappeler sa vie d’engagement à gauche (y compris les armes à la main, au sein du POUM, le Parti ouvrier d’unification marxiste, qui défendait la révolution et la collectivisation pendant la guerre d’Espagne), s’appuyer sur les milliers de pages où il a combattu l’impérialisme, le racisme et l’antisémitisme, les privilèges de classe, l’injustice sociale et les inégalités ; on a beau mentionner son soutien d’un programme de nationalisation du sol et de l’industrie, de disparition de la classe aristocratique parasite, de limitation de l’écart des revenus et son attente joyeuse que le Ritz soit réquisitionné pour « cantonner les milices rouges » de la révolution qu’il a appelé de ses vœux en Angleterre ; on a beau signaler que, dans sa lutte contre les communistes staliniens, Orwell a refusé de s’associer au parti conservateur britannique parce qu’il affirmait « appartenir à la gauche et devoir travailler en son sein ». Ou encore que son anticommunisme ne l’a empêché ni de lutter contre la tentative du gouvernement travailliste de purger la fonction publique de ses éléments communistes, ni de s’opposer à la suppression du parti communiste britannique. Rien n’y fait. Pour Annie Lacroix-Riz et ses semblables, Orwell ne saurait être de gauche puisqu’il n’a pas vu dans la société soviétique des années 1930 un modèle désirable et dans sa politique étrangère le parangon de l’émancipation internationale.

Peut-être faut-il souligner que c’est un gouvernement travailliste (dont Orwell était très proche) qui, en 1948, a créé l’IRD (dont Orwell soutenait la mission). Pour comprendre qu’un parti porté par la classe ouvrière tel que le Labour de ces années-là juge nécessaire de déployer une propagande antisoviétique, citons l’historien britannique Eric Hobsbawm (qu’on peut difficilement soupçonner d’anticommunisme), lorsqu’il rappelle qu’en 1945 « les communistes britanniques [sur ordre de Moscou] se sont opposés à l’éclatement de la coalition menée par Churchill, c’est-à-dire à la campagne électorale qui devait mener le gouvernement travailliste au pouvoir » ; et que, quelques années plus tôt, face au « danger du national-socialisme en Allemagne,le Komintern menait une politique d’isolement sectaire en décidant que son principal ennemi était le mouvement syndical des partis sociaux-démocrates et travaillistes (qualifiés de “sociaux-fascistes”) » [13].

À l’évidence, Annie Lacroix-Riz n’a pas lu grand-chose d’Orwell [14]. Et elle n’a visiblement pas vraiment lu non plus les auteurs qu’elle invoque pour l’attaquer. Ainsi, lorsqu’elle associe Orwell et Koestler. Si James Smith précise en effet que ceux-ci, liés par une amitié solide, sont devenus, « avec l’émergence de la guerre froide à la fin des années 1940, deux des principales forces intellectuelles de la gauche antistalinienne britannique », c’est toutefois pour les placer aux deux extrêmes dans l’articulation entre leurs convictions de gauche et leurs relations avec l’État britannique [15]. Non seulement Koestler, contrairement à Orwell, a été formé par un réseau de propagande communiste, celui de l’Allemand Münzenberg, dans les années 1930 en France [16] ; mais, contrairement à Orwell, il a mis ses compétences au service de l’anticommunisme en les négociant auprès du MI5 et de toutes les officines de l’État britannique, s’y « taillant une place de consultant indépendant » ; enfin, contrairement à Orwell, Koestler acceptait sans le moindre scrupule que sa position publique et son œuvre soient instrumentalisées.

Il est vrai qu’Orwell n’a guère eu le temps de se mettre au service des employeurs britanniques de Koestler. Mais, plutôt que de spéculer sur ce qu’il aurait fait s’il n’était pas mort à quarante-six ans, voyons ce qui a été fait.

Si la collaboration d’Orwell avec l’IRD a bien été inaugurée de son vivant, elle a principalement été posthume. Après l’organisation, en 1949, de la distribution d’Animal Farm au Moyen-Orient, c’est l’année suivante puis, en 1955, avec l’acquisition des droits de traduction de 1984, que l’IRD va diffuser les écrits d’Orwell vers une « variété extraordinaire de destinations dans lesquelles on pensait qu’ils pouvaient remplir des objectifs politiques utiles [17] ».

Certes, mais l’idée qu’on se faisait de l’utilité de l’œuvre d’Orwell pour « son » camp avait, semble-t-il, besoin d’un petit coup de pouce pour être vraiment utile. Avant de condamner sans appel Orwell (sur la base de mauvais documents), Stonor Saunders a rendu compte de la manière dont on a enrôlé ses œuvres en en déformant lourdement le sens et en en détournant les intentions – situation que rappelle également James Smith [18].

Après avoir acquis auprès de Sonia Blair, la veuve d’Orwell, les droits d’Animal Farm, la CIA réalisera en 1954 un film d’animation en modifiant délibérément le contenu politique de l’œuvre initiale. L’exemple le plus édifiant est sans doute la scène finale, lorsque les animaux découvrent que les cochons jouent aux cartes avec leurs ennemis supposés, les hommes : « Douze voix coléreuses criaient et elles étaient toutes les mêmes. Il n’y avait plus maintenant à se poser de questions sur les traits altérés des cochons. Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre [19]. » Le message est clair : les porcs staliniens et les humains capitalistes, désormais indiscernables, ne cherchent plus, au-delà de leurs divergences, qu’à perpétuer leur domination sur les animaux. Dans le film, en revanche, non seulement les fermiers sont presque tous absents de la fin, mais une scène est ajoutée, où les animaux se révoltent contre les porcs, suggérant sans ambiguïté le renversement de la tyrannie stalinienne.

Des libertés plus grandes encore ont été prises lorsque la CIA s’est chargée de réaliser, en 1956, un film à partir de1984. C’est la critique par le roman d’Orwell des dangers du totalitarisme qui intéressait les stratèges de la propagande américaine. Mais, comme précise Stonor Saunders, il fallait cacher le fait « qu’Orwell s’en prenait aux abus que tous les États oppresseurs, de droite comme de gauche, font subir à leurs citoyens. Même si les cibles de 1984 sont complexes, son message général est clair : c’est une protestation contre tous les mensonges, contre tous les artifices pratiqués par tous les gouvernements ». Maquillant les détails nécessaires pour faire coller le film à la critique de l’URSS, la CIA modifia aussi le dénouement : « Un pour le public américain et un pour le public britannique » – mais aucun conforme à celui du roman. « Orwell avait clairement spécifié que 1984 ne devait subir aucune modification, mais il n’a été tenu aucun compte de ses instructions. »

Soixante-dix ans plus tard, deux familles politiques perpétuent de concert la propagande de guerre froide : les néoconservateurs, qui enrôlent Orwell à contre-emploi, gommant ce qui les dérange et montant en épingle ce qui les arrange ; et les communistes staliniens qui, pour échapper à ses critiques, continuent à ne pas le lire et gobent tout ce qui leur permet de le vouer aux gémonies.

En conclusion de son essai, James Smith accuse Orwell au moins de naïveté s’il pensait qu’en ouvrant la porte à une collaboration avec des services de propagande, il pouvait empêcher que son œuvre soit bricolée. Mais il répond à ceux qui « ont vu sa liste comme une trahison grossière qu’en fin de compte l’une des trahisons les plus flagrantes a été celle d’Orwell lui-même ». De fait, en altérant les intentions politiques initiales de l’auteur, on transformait celui-ci, pour les générations futures, en écrivain « enrôlé à titre posthume en “nouvel homme de droite” au moment où se dessinaient les lignes de front de la guerre froide culturelle ».

Thierry Discepolo

Ces textes ont bénéficié des relectures indispensables de Laure Mistral et d'Éric Sevault. Sans les fastidieuses recherches bibliographiques menées par le service de prêt entre bibliothèques dela Bibliothèque d’étude et du patrimoine de Toulouse la constitution des archives sur lesquelles ce travail est fondé aurait été impossible – que ces bibliothécaires soient chaleureusement remerciés pour leur pugnacité et leur efficacité, notamment durant la période de confinement.

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984 (disponible en souscription) lire : — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis » (BlogAgone, 27 avril 2019) ; — Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

1. Richard J. Aldrich, The Hidden Hand. Britain, America and Cold War Secret Intelligence, John Murray, Londres, 2001 ; Andrew Defty, America and Anti-Communist Propaganda, 1945-1953: The Information Research Department, Routledge, Londres & NYC, 2004.

Notes

On donne de larges extraits du livre de James Smith dans la septième annexe à cet article (British Writers and MI5 Surveillance, Cambridge University Press, 2013, p. vii-viii, xiv,140, 110-124, 141-151 et 157).

On donne delarges extraits de deux chapitres de Stonor Sanders dans la quatrième annexe à cet article(Who Paid the Piper? The CIA and the Cultural Cold War, Granta, 1999 ; trad. fr. Delphine Chevalier, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Denoël, 2003, p. 306-308).

On donne la liste complète d’Orwell dans la première annexe à cet article, paru dans Lost Orwell, Timewell Press, 2006.

Quoi qu’il en soit, s’agissant d’une figure bien connue dans le milieu pour remontrer à ses collègues leur négligence des archives, on doit sérieusement s’inquiéter : si Annie Lacroix-Riz a suivi le même modèle d’enquête historique dans ses livres sur la collaboration des patrons français avec l’occupant nazi, on est en droit de se demander si la plupart n’ont pas été d’honnêtes bourgeois, voire de fervents résistants ?

. Dossier de l’Independent on Sunday, 14 juillet 1996 – cité en contexte dans les deuxièmetroisième et septième annexe à ce texte.

On donne dans la sixième annexe à cet article de larges extraits de l’article Tïmothy Garton Ash (« Orwell’s list », The New York Review of Books, 25 septembre 2003, vol. 50, n° 14).

Si Annie Lacroix-Riz avait lu Orwell, elle aurait découvert ses attaques de la « gauche tapette » (comme il qualifiait notamment le très élitiste et très bourgeois groupe de Bloomsbury), entre autres preuves qu’il n’avait, en effet, jamais dépassé ce que Christopher Hitchen appelle pudiquement son « effroi face à l’homosexualité ». Pour Tïmothy Garton Ash, « les huit variations de “Juif” » qu’on trouve dans son carnet prouvent qu’Orwell n’aurait jamais non plus complètement surmonté ce « préjugé de sa classe et de sa génération ». À propos de l’« antisémitisme de règle chez les intellectuels libéraux de la Grande-Bretagne édouardienne (comme par exemple le groupe de Bloomsbury), Eric Hobsbawm précise que cela n’en faisait pas pour autant des sympathisants de l’antisémitisme politique d’extrême droite ». Ainsi trouve-t-on plutôt chez Orwell de nombreuses condamnations sans ambiguïté de l’antisémitisme, qualifié d’« intellectuellement et moralement répugnantes, [qui] ne saurait être la doctrine d’un adulte responsable » car « tous les préjugés raciaux relèvent de la névrose ». Maintenant, s’agissant des sous-entendus de notre chicaneuse historienne pour qui ces préjugés (réels ou fantasmés) sont incompatibles avec l’appartenance à la gauche, il ne devrait pas être nécessaire de rappeler à une fervente militante du très orthodoxe Pôle de renaissance communiste en France (PRCF) que l’URSS de Staline présente un très mauvais bilan en matière d’antisémitisme ni que le Parti communiste français a tenu une ligne homophobe très longtemps après 1949. (Respectivement Christopher Hitchens, Dans la tête d’Orwell. La vérité sur l’auteur de « 1984 », Saint-Simon, 2019, p. 20 ; Tïmothy Garton Ash (op. cit.) ; Eric Hobsbawm, L’Ère des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Agone, 2020, p. 175 ; George Orwell, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008, p. 75.)

Admirateur inconditionnel d’Orwell (et de la démocratie américaine), Christopher Hitchens regrette que le très britannique romancier n’ait jamais entièrement éliminé son anti-américanisme, ne réussissant guère qu’à « se montrer curieusement indifférent à l’égard des États-Unis : il n’y est jamais allé, n’a jamais manifesté de curiosité particulière à leur égard ; il se méfiait de leur culture mercantile, n’appréciait pas leur ambitions impériales et déplorait leur gigantisme et leur vulgarité » (Dans la tête d’Orwellop. cit., p. 92).

. Lire son Hommage à la catalogne, Ivréa, 1995 ; et sur le rôle du Parti communiste espagnol entre 1934 et 1939, Burnett Bolloten. La Guerre d’Espagne. Révolution et contre-révolution, Agone, 2014.

Lire ses « Réflexions sur la guerre d’Espagne » (1942), Essais, articles et lettres, Ivréa & L’Encyclopédie des nuisances, vol. II, 1998, p. 322-325.

Il est certain que même les communistes les plus fidèles à la discipline du parti n’en ont pas toujours ni tous accepté la logique. Ainsi le romancier et journaliste communiste Paul Nizan, à qui on peut difficilement reprocher l’hétérodoxie, démissionne brutalement à l’annonce de la signature du pacte germano-soviétique. Ce qui lui vaut une excommunication par Maurice Thorez, puis d’être grimée en « policier » par Louis Aragon suivant une rhétorique que n’a pas oubliée Annie Lacroix-Riz.

Sur la conversion « antitotalitaire » des ex-staliniens français, lire Michael Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Agone, 2014.

. Eric Hobsbawm, L’Ère des extrêmes…op cit., p. 247 et 153.

En revanche, Annie Lacroix-Riz a sûrement lu le rapport donné en 1956 par le secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, qui expulsera cinq ans plus tard de son mausolée de la place Rouge le corps embaumé de Staline. Une lecture qui fut sans doute, comme chez d’autres staliniens, l’occasion de mettre en pratique une forme de dissociation mentale qu’Orwell a décrite sous le nom de « double-pensée », la cohabitation au sein d’un même esprit de deux croyances contraires : le bilan de Khrouchtchev au XXe congrès du PCUS était authentique et en même temps faux.

Toutes les citations de cette partie sont extraites du livre de James Smith cité dans la septième annexe à cet article.

En 1933, Koestler décrit ainsi Willi Münzenberg (1889-1940) : « Dans la hiérarchie du Komintern, Willi occupait une position incomparable, pour deux raisons. D’abord, il n’était pas un homme politique, mais un propagandiste, il n’était pas “théoricien”, mais “activiste”. […] Puis, il présidait une organisation mondiale et puissante, le “Secours ouvrier international” (SOI), connu, dans le langage du parti, comme le “consortium Münzenberg”. […] Sans être dérangés par le contrôle bureaucratique du parti, les publications, films ou productions théâtrales du consortium appliquaient des méthodes innovantes de propagande. » (Cité par Annette Nogarède-Grohmann, « Les réseaux d’intellectuels de l’entre-deux-guerres : l’exemple de Willi Münzenberg (1889-1940) », Enquêtes. Histoire moderne et contemporaine, n° 3, octobre 2018.) [ndt]

 . À ceux qui seraient tentés de condamner les écrivains qui ont accepté le soutien du gouvernement pour la diffusion de leur travail, James Smith précise : « Si c’était le cas, alors toute œuvre publiée par une édition universitaire d’État mériterait également d’être condamnée. En outre, rien ne prouvant qu’Orwell a écrit ou modifié ses romans en suivant les consignes de l’IRD, il n’y a aucune raison de considérer que ses œuvres sont compromises – et encore moins, comme l’a soutenu Christopher Hill, dès le départ. Quelle que soit l’implication d’Orwell dans la propagande gouvernementale, il envoyait des réponses furieuses aux agences lui demandant d’apporter des changements à son travail. » (James Smith, British Writers and MI5 Surveillance, op. cit., cité dans la septième annexe à cet article).

Les extraits du livre de Stonor Sanders sont donnés dans la quatrième annexe à cet article ; ceux du livre de James Smith dans la septième.

George Orwell, La Ferme des animaux, Ivr