«Me coltiner le réel, c’est la seule chose que je sache faire»

Joseph Andras: «Me coltiner le réel, c’est la seule chose que je sache faire»

Avec deux nouveaux récits, Au loin le ciel du Sud et Ainsi nous leur faisons la guerre, Joseph Andras poursuit sa réflexion poétique et politique sur la révolte et les mécanismes de domination. On y croise le jeune Hô Chi Minh à Paris, les barricades des « gilets jaunes » et une vache ardennaise en cavale. Entretien.

 

Ellen Salvi

20 avril 2021 .MÉDIAPART

Trois ans après la publication de Kanaky, enquête poétique et politique sur les traces d’Alphonse Dianou, deux nouveaux récits de Joseph Andras viennent de paraître aux éditions Actes Sud. Deux textes courts, ciselés et radicaux, dans lesquels l’auteur traverse Paris sur les pas du jeune Hô Chi Minh (Au loin le ciel du Sud), croise bon nombre d’autres colères et dresse trois tableaux autour de la cause animale qu’il dédie « aux mutins, aux déserteurs, aux saboteurs et aux pacifistes » (Ainsi nous leur faisons la guerre). Entretien avec un auteur révolté et rare, dans tous les sens du terme.

 

Vous l’écrivez dès l’incipit d’Au loin le ciel du Sud : « Il n’est de vie qu’à l’ombre. » Et « rien ne déprave plus que le succès ». Est-ce à dire que la révolte est condamnée à l’échec ? Qu’elle ne peut être que dévoyée par la réussite ?

 

Joseph Andras : Disons que je partais avec une double difficulté : écrire sur un président de la République, communiste avec ça. On voit aussitôt les pièges : éloge du « grand homme », mausolée, statue du leader à tous les coins de rue. Le livre s’ouvre donc sur un revers de la main – un geste d’humeur anarchiste. On pourrait y voir une précaution. C’est d’abord une tournure d’esprit qui m’est spontanée : les estrades, les lumières crues, les grands cadres de musée, ce n’est pas mon truc. Raison pour laquelle je parle avant tout de Nguyên Ai Quôc, et non de l’homme d’État Hô Chi Minh : un jeune type qu’on a alors dépeint comme un fantôme et dont tout le monde, ou presque, a oublié le nom.

Mais pour vous répondre plus directement – et c’est, je crois, l’un des fils de cette marche dans Paris –, il y a en effet la question de l’échec et de la réussite. Je mobilise ces deux catégories au regard du courant historique auquel j’appartiens, à savoir socialiste. La tradition que met au jour le livre Mélancolie de gauche, signé Enzo Traverso, irrigue dans une certaine mesure mon bouquin – et plus largement le sillon que je tâche de tracer. Traverso en parle comme d’une tradition « cachée »« souterraine », celle du « bonheur volé ». Un « vaste continent fait de victoires et de défaites ». C’est une mélancolie active, une défiance à l’endroit de « l’arrogance du vainqueur » (il dit ça à propos de Trotsky, dissociant les textes de l’homme de pouvoir et de l’homme en exil).

De l’écrasement de la Commune à l’écrasement du gouvernement Allende, on ne compte plus nos défaites. On les porte, on vit avec. Et, dans le même temps, nos victoires nous laissent amers : « Tout le pouvoir aux soviets », c’est très bien ; Varlam Chalamov déporté dans la Kolyma, beaucoup moins. Mitterrand en 1981, on a pu se laisser aller à sourire ; quatre ans plus tard, son gouvernement faisait couler le Rainbow Warrior en Océanie. Ça aussi, on vit avec. Ce que j’esquisse dans ce petit livre, c’est une zone, bâtarde, qui hérite de la séquence 1848-1991. On pourrait même remonter à 1794. Un périmètre dont les contours se trouvent quelque part entre deux bornes dont il faut se méfier : l’esthétique de la défaite (le martyre, les ruines) et la griserie révolutionnaire (le sens de l’histoire, la fin qui broie les moyens)…

 

L’État est « sourd comme un pot », dites-vous. N’entend-il que l’affrontement ?

 

Oui. Le radiateur produit de la chaleur, l’éolienne de l’énergie mécanique et l’État travaille aux intérêts d’une minorité de la population. On aurait tort de le lui reprocher : c’est sa raison d’être. Tout le monde est « républicain », aujourd’hui, mais il a tout de même fallu couper Louis Capet en deux pour que la droite finisse par revendiquer les conquêtes de la gauche. La Commune de Paris a décrété la séparation de l’Église et de l’État et quelques mesures sociales utiles aux simples gens : une boucherie.

Pour que le tsar abdique, il a fallu descendre dans la rue, ordonner la grève générale, affronter les forces de l’ordre, armer les ouvriers et occuper Moscou. Pour que Guillaume II prenne la poudre d’escampette, il a fallu davantage que des tribunes et des pétitions : une guerre mondiale et un sacré ramdam ouvrier en Allemagne.

Quant aux indépendantistes algériens ou vietnamiens, ils savaient tout ceci mieux que personne : ils ont longtemps demandé aux autorités coloniales qu’on cesse de leur marcher dessus. Poliment, courtoisement. Et puis, un jour, comme l’État n’en finissait pas de regarder ailleurs ou de les mettre en prison, ils ont dû prendre des fusils. On pourrait continuer sans fin...

 

Mais quelle est la place pour la non-violence ?

 

Notez que, lorsque je dis ça, j’ajoute dans le livre que « c’est chagrin ». Personne n’avait envie de mourir sur une barricade. Personne n’a, de nos jours, en France, envie de recevoir des grenades chargées de TNT sur la gueule. C’est la violence du cours des choses, du monde comme il va, qui dicte les brefs – et finalement très rares – éclats de violence populaire.

C’est parce que les citoyens n’étaient pas des « citoyens », justement, qu’ils ont sorti des piques en 1789. Parce que Alphonse Dianou et ses camarades kanak n’étaient pas écoutés quand ils manifestaient avec des ballons qu’ils ont envahi une caserne. Parce que l’usine Continental de Clairoix allait être délocalisée que le syndicaliste Xavier Mathieu et ses camarades ont mis le bazar dans la sous-préfecture de Compiègne. Parce que des animaux vont être tués par balle avec l’aval des pouvoirs publics que des militants brisent, la nuit tombée, des installations de chasse. Parce que le marché permet aux SUV d’émettre une trop grande quantité de dioxyde de carbone que des écologistes en viennent à les saboter ou les incendier.

Le monde ainsi qu’il va – le monde du régime d’accumulation infinie du capital – définit le cadre, déploie ses structures, impose sa violence. Y répondre relève de la défense. Les écologistes se défendent contre le marché pollueur, les syndicalistes se défendent contre le libre-échange globalisé, et ainsi de suite. La presque totalité des gens sur cette planète aimerait mieux jouer à saute-mouton avec ses enfants ou se promener au bord d’un lac – mais, parfois, c’est la goutte de trop !

 

Cet usage de la violence, quel est votre regard personnel dessus ?

Je me risque à cette platitude : je n’aime pas la violence. Je ne crois pas avoir jamais vu de chose plus pathétique que deux types en train de se taper dessus. L’œuvre de Sartre m’est familière : il me semble bien connaître son auteur ; d’une certaine façon, il m’accompagne. Mais sa fascination pour la violence physique, qu’il confie volontiers, m’est lointaine. Ceci pour dire que mes dispositions affectives n’ont pas grand sens ici. Iveton a tenté de saboter une usine, Dianou a pris des gendarmes en otage, Hô Chi Minh a fondé une armée et les « gilets jaunes » ont monté des barricades : ce que j’éprouve à l’endroit de la violence ne sert à rien pour saisir ces violences.

Elles ont eu lieu ; elles ont riposté, à chaque fois, à la violence de l’ordre des choses, à la violence journalière du « c’est ainsi ». Face à tout ça, il n’est finalement que deux points : la morale et la stratégie. Est-il légitime d’être violent avec les violents ? Est-il efficace d’être violent avec les violents ? À ces deux questions, la tradition émancipatrice non violente répond « non ». Secouer les garants du cours des choses reviendrait à s’abaisser à leur niveau, à souiller la juste cause par de mauvais moyens, à se couper du très grand nombre. À vrai dire, cette opposition entre « violence » et « non-violence » me paraît théoriquement bancale.

 

Pourquoi ?

 

Elle est clinquante. Donc médiatique. Donc vaine. Même Gandhi, apôtre que l’on sait, a dit vouloir, en certaines occasions, préférer la violence. S’il y a des exceptions, des « mais », c’est que cette question ne saurait être réductible à l’unique critère moral, entendu comme absolu, comme impératif catégorique. On loue souvent la non-violence de Camus durant la guerre d’Algérie : ce même Camus acceptait, quelques années plus tôt, la mise à mort des nazis. Il n’était donc pas un non-violent ; il a seulement choisi qui devait faire l’objet d’une réponse.

Les évidences posées (frapper les civils est dégueulasse, toucher aux enfants est contre-révolutionnaire, etc.), la stratégie est donc le fond de l’affaire. Autrement dit : le sens commun d’un temps T, l’hégémonie idéologique d’une séquence donnée, le rapport de force militaire ou policier, la possibilité de mobiliser une part certaine de la population, les chances logistiques de réussite. Et ça, je crois que ça se discute au cas par cas – et pas de haut, loin de la mêlée.

« Les ennemis de l’égalité sont organisés »

Dans Ainsi nous leur faisons la guerre, vous proposez un triptyque autour de la cause animale, laquelle rejoint notamment la lutte féministe. Vous écrivez d’ailleurs que « les femmes qui se battent pour voter ne comprennent souvent pas pourquoi déclarer les guerres, fabriquer les lois et violer les femmes, cela ne suffit pas à contenter les hommes, pourquoi il leur faut de surcroît démembrer les animaux ». Le renversement de l’ordre social sera-t-il féministe et animaliste ?

 

« Sera », je ne sais pas. Maintenant, il paraît évident à un nombre grandissant de personnes que certaines choses ont foiré. La raison close, obtuse, autosuffisante, totalisante, la raison pareille à un « véhicule de domination et de mort », comme le dit l’écoféministe Val Plumwood, on a essayé : mauvaise pioche. Nous croire « comme un empire dans un empire », même chose. L’exploitation des animaux, les habitats sauvages piétinés, les forêts bousillées et le déploiement des agents pathogènes que ça engendre, voilà plus d’un an qu’on en consomme les fruits – masqués. Et chacun sait que ce n’est qu’un début. Que demain sera pire qu’hier.

Alors, certes, on peut continuer de marcher tout droit – les rapports du Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat – ndlr] continueront eux aussi. Une partie de la tradition féministe a, de longue date, pensé la question animale comme une composante, comme un pilier d’une lutte bien plus vaste : la lutte contre une culture, un ordre social qui s’est constitué à la fois contre les femmes, les animaux et ce qu’on appelle « la nature ». Un ordre hiérarchique, militariste, guerrier, nucléaire, impérialiste et capitaliste.

Cette tradition féministe a saisi, de manière plus fine que nombre de formations « strictement » socialistes, révolutionnaires et anticapitalistes, que rien ne changera fondamentalement si on ne touche pas, en plus du mode de production, aux coordonnées dominantes : l’humain au sommet de la pyramide du monde vivant et l’homme au sommet de l’humain. Qu’on ne peut travailler à la justice sociale sur des milliards de cadavres. Que des champs de bataille au contenu de nos assiettes, il y a continuum. Mon livre reprend cet apport, cette réflexion. Et tâche donc de rendre hommage aux voix qui l’ont rendue possible.

 

Depuis De nos frères blessés jusqu’à Au loin le ciel du Sud, la « question coloniale » traverse tous vos récits. Aujourd’hui encore, c’est une question sur laquelle la gauche française ne cesse de louvoyer. Comment l’expliquez-vous ?

 

C’est précisément ce que j’ai à l’esprit. Mes livres abordent la question coloniale pour elle-même, bien sûr, mais ils ont aussi à l’esprit de dialoguer avec la gauche. Il faudrait d’ailleurs la définir puisque Manuel Valls s’en réclame. Disons plutôt cette vaste tradition héritière du socialisme tel qu’on l’entendait au XIXe siècle, de la lutte pour la justice en général et contre le mode de production capitaliste en particulier. En bref, le camp de l’égalité.

On a trop souvent tendance à faire de la droite et de la gauche des catégories morales, des « sensibilités » : la droite est méchante, la gauche est sympa. Dionys Mascolo est même allé jusqu’à dire que la droite et la gauche ne servent qu’à « distinguer entre deux bourgeois » – il proposait, lui, de parler de ceux qui sont « révolutionnaires » et de ceux qui ne le sont pas. On continue d’entendre, ici et là, que la colonisation serait de droite et que si la gauche l’a parfois appuyée, ce fut malgré ses « valeurs ». Bien sûr, c’est faux.

Victor Hugo et ses envolées sur la conquête au nom du progrès, c’est la gauche. Mitterrand qui ratifie l’exécution de Fernand Iveton et donne l’ordre final de frapper Ouvéa, c’est la gauche. Hollande qui chante son amour à Netanyahou, c’est la gauche. C’est que, ramenée à l’os, la question coloniale est celle de l’accumulation du capital. Des matières premières. De la force de travail. Après, on enrobe : les Lumières, le petit Jésus, la possession d’une âme, la modernité, le tout-à-l’égout et les Gaulois. Toute une partie de la gauche n’a aucun problème avec le capitalisme comme système structurant. À quoi il faut ajouter, dans une fraction du mouvement révolutionnaire, ce que Césaire, écrivant à Thorez, a nommé le « fraternalisme » : une sorte de paternalisme entre camarades du Nord et du Sud.

 

Vous écrivez que nous gagnerions à nous demander chaque matin comment la devise républicaine, « sentence de Desmoulins, des quarante-huitards et des communards », a pu « finir à la boutonnière des notables et des soudards ». Alors nous vous posons la question…

 

C’est tout de même une drôle d’histoire : la République, en France, c’est 1792. La République est révolutionnaire, elle n’est même, alors, que ça. Même si le drapeau tricolore est du côté des versaillais en 1871, la plupart des communards en appellent à la République – l’authentique, l’achevée, la « sociale ». Où en somme-nous à présent ? « Républicain » est le masque fleuri de la matraque et des gros sous. On n’est, semble-t-il, jamais aussi bon « républicain » que lorsque qu’on marche sur une minorité de croyants – les musulmans, en l’occurrence. C’est la République sans la Révolution : une république contre-révolutionnaire. Sanctifiée car bien installée, vidée de toute portée car aux mains des puissants, dépouillée de sa force subversive car soucieuse de dominer.

Culte des institutions, démocratie réduite à sa pure expression bourgeoise, universalisme compris comme un char d’assaut. Marine Le Pen est républicaine, Philippot est républicain, même le Vendéen de Villiers a désormais des frissons : ils se frottent tous le ventre au grand banquet. En l’état actuel des choses, il n’y a rien à attendre de ce mot. « République » tout court, au mieux c’est une bulle dans l’eau, au pire c’est du fumier drapé. Je vous le dis non sans une sorte de pincement au cœur, me sentant lié à cette histoire. Quand j’entends « citoyen », j’entends d’abord les sans-culottes s’interpeller dans les assemblées des sections – pas l’espèce de chose flasque qu’on appelle « discours citoyen »« quartier citoyen »« couscous citoyen » ou, bientôt, « LBD citoyen ».

Quand on voit qu’Emmanuel Macron l’a utilisé comme titre de son livre programmatique, le mot « révolution » a-t-il encore un sens ? Lequel revêt-il pour vous ?

C’est une question compliquée. Je veux dire, ce qu’il faut faire des mots salis. Doit-on garder « socialisme » après les crédits de guerre votés par le SPD allemand en 1914 ? « Communisme » après Douch et son programme de tortures ? « Démocratie » après Bush et Blair ? « Féminisme » après Femmes puissantes de Léa Salamé ? Faut-il les abandonner, en trouver de nouveaux, les laver puis les brandir avec orgueil ? Il n’y a que dans les dictionnaires que les termes soient intacts. À l’air libre, ils ont tous du noir sous les ongles.

Macron prêterait à rire si son pouvoir n’avait pas le sang des « gilets jaunes » sur les mains. Les grands médias ont été ses manageurs : on saura se le rappeler. « Révolution » a, dans sa bouche, la même valeur que tout ce que son régime produit : des sons sans interactions avec ce qu’ils sont censés recouvrir. Lallement cite Trotsky, Blanquer assimile la théorie féministe au terrorisme islamiste, Darmanin reproche à Le Pen sa mollesse et Castaner écrit des haïkus sur les mouettes entre deux dénégations des violences policières. « Révolution », donc.

Ce que je continue d’y entendre ? Rien que de très banal : la possibilité d’un mieux-vivre pour le plus grand nombre. Manger convenablement, emmener ses gamins en vacances, soigner ses dents comme il faut, ne plus baisser les yeux devant un supérieur hiérarchique, discuter collectivement du travail produit, ne pas redouter les factures d’eau et d’électricité, être une femme et marcher tranquillement dans la rue à 2 heures du matin, être un homme noir ou arabe et marcher sans être harcelé par la police, libérer l’espace public de l’occupation publicitaire, bénéficier d’une information qui ne soit plus aux mains des riches – et n’avoir plus de riches du tout, vu ce qu’ils font des écosystèmes. C’est à peu près ça, une révolution. C’est finalement très modeste.

Seulement voilà : les ennemis de l’égalité sont organisés. Et l’histoire est là pour nous l’indiquer : ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour démolir cette aspiration populaire au mieux-vivre. Être fanatique, aujourd’hui, c’est croire que le compromis social-démocrate est en mesure de faire face aux enjeux climatiques. Être doux rêveur, aujourd’hui, c’est croire qu’on stoppera « l’innovation financière » par une succession de « mesures ». Le pragmatisme oblige à aligner deux idées de manière logique : empêcher le système terrestre de dérailler et, par suite, rendre la vie vivable au plus grand nombre, c’est faire la révolution. On a fait tomber l’Ancien Régime et l’aristocratie héréditaire ; reste à faire tomber le Nouveau Régime capitaliste fossile et l’aristocratie financière.

« Remettre les mots à l’endroit »

 

Où est la révolte aujourd’hui ? Qui sont les rebelles ?

Ils et elles ne manquent pas ! Je reviens sur les « gilets jaunes ». La France des incomptés, des sans-parts, des invisibles, des « territoires », des abstentionnistes, des perdants de la mondialisation : paf, la voici qui surgit. Et, en quelques jours, sans aucune structuration initiale, elle va droit au but : la vie chère, l’impôt sur la fortune, les salaires, la démocratie directe, les retraites. On parle de prendre l’Élysée et le pouvoir se fait littéralement dessus. Bien sûr, le régime macroniste les a matés. Mais c’est là, ça reste, ça restera. Il y a également la révolte écologique. La révolte féministe. La révolte antiraciste. Tout ceci ne constitue pas un bloc, une force de masse organisée, mais, en tout cas, tous nos espoirs s’y trouvent.

Le débat public est saturé par des discours visant à dénoncer une prétendue « tyrannie des minorités » et un certain « goût pour la repentance ». Quel rôle peut jouer la création littéraire face à de tels discours ?

Peut-être peut-elle, au rythme qui est le sien – car lire, c’est suspendre le temps médiatique, c’est retrouver goût au débat en faisant taire les éditorialistes –, remettre les mots à l’endroit. « Révolution », ce n’est donc pas briser les mâchoires du peuple révolté et crever les yeux de Jérôme Rodrigues et de Manuel T : ça, ça s’appelle « contre-révolution ». La « tyrannie des minorités », c’est une réalité – à condition de préciser un peu… Les 1 % les plus riches sont responsables de deux fois plus d’émissions carbonées que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Les milliardaires du monde se partagent plus de richesses que 4,6 milliards de Terriens. Je suis donc d’avis qu’il faut combattre la tyrannie de ces minorités avec la dernière énergie.

Quant à la « repentance », c’est un mot intéressant : personne ne s’en réclame, mais les partisans de l’inégalité n’arrêtent pas d’en parler. Personne ne demande aux Français de mettre le genou à terre pour l’exécution des militants de Yên Bái. Personne n’attend des Blancs qu’ils se flagellent pour leur carnation et les crimes commis par les capitalistes blancs du siècle dernier. Les gens demandent généralement trois choses : la vérité, la justice et la dignité. La première, c’est dire ce qui a été comme ça a été ; la deuxième, c’est reconfigurer ici et maintenant l’ordre inégalitaire qui procède de ce passé ; la dernière, c’est prendre au sérieux la parole des héritiers de cette histoire et de cette mémoire désormais communes. Là, les écrivains ne seront pas de trop.

Pour les besoins de votre précédent livre, Kanaky, vous étiez parti sur place, au plus près d’Alphonse Dianou. Dans Au loin le ciel du Sud, vous traversez Paris, sur les traces du jeune Hô Chi Minh, qui s’appelait alors Nguyên Tât Thanh, et vous croisez d’autres colères. L’écriture nécessite-t-elle un ancrage au réel ?

Je me garderais bien d’universaliser mon cas. Mais le fait est que je n’ai pas un rapport de très grande proximité avec la fiction. Si je tâche de trouver l’artiste qui m’est le plus étranger, ce serait probablement Dali. Me coltiner le réel, les mailles du monde, c’est la seule chose que je sache faire. Alors, parfois, ça implique de joindre les jambes à la table d’écriture – Kanaky, oui, ou Au loin.

 

La littérature se doit-elle d’être politique ?

Elle l’est toujours, à vrai dire. La politique existe dès lors que deux personnes se croisent en chemin – car elles auraient pu ne jamais se croiser, car elles peuvent se saluer ou ne pas le faire. Dans cette incertitude, ce flottement, il y a, repliée, toute l’organisation d’une société. Qu’est-ce qui a rendu possible cette rencontre ? Qu’est-ce qui aurait pu l’entraver ? Pourquoi, à cet instant précis, en ce lieu-ci, en cette époque donnée, un individu a-t-il la possibilité – et toute possibilité est fruit d’une organisation collective – d’interagir avec un autre ?

Un Afro-Américain qui croise un Blanc dans le Tennessee en 1952, ce n’est pas un ouvrier-tourneur qui croise un magistrat dans un quartier populaire de Londres en 1910, ni une paysanne qui croise un tirailleur sénégalais dans le Var en 1914.

Donc toute production, toute œuvre, propose une politique. Cette création prolonge-t-elle le monde comme il va ? Lui offre-t-il de quoi s’appuyer, se renforcer, se justifier, s’épanouir ? Ou, au contraire, cette création cherche-t-elle à le bousculer, à le tournebouler, à lui faire mordre la poussière ? La littérature est politique jusque, et surtout, dans son refus de se dire politique. Chaque écrivain oriente ses écrits selon les ancrages sociaux, les aspirations et les objectifs qui sont les siens – chaque écrivain est donc « engagé » au profit d’un monde parmi d’autres.

Votre écriture semble prendre la main sur le rythme de lecture, comme si elle seule donnait le tempo. Comment travaillez-vous cela ?

C’est assez difficile d’avoir du recul sur son propre travail, vous l’imaginez bien, et plus encore sur la manière dont le lecteur s’en saisit. Je peux seulement essayer de vous parler tambouille. Il y a l’objet pris dans son ensemble et la phrase comme articulation de mots. En tant que lecteur, j’ai un goût assez prononcé pour le bref. Il est rare que je prenne un gros bouquin en main – en littérature, j’entends, car je suis un habitué des ouvrages historiques ou des essais de 500 pages. Il est rare que la littérature m’attrape sur une si longue durée : rien ne me plaît plus que de la lire d’un trait. De « tomber » un livredans tous les sens du terme. D’être saisi par le texte à la façon d’une averse subite, d’une secousse.

J’apprécie, comme lecteur, de me retrouver dans l’impossibilité de fuir l’intensité que permet souvent la brièveté. Le temps d’une heure, deux heures, on est l’otage d’un texte puis on est libéré – ensuite, on porte en soi les séquelles produites par ce brusque, cette densité. Je n’ai découvert qu’assez récemment l’œuvre de Pierre Michon, et j’apprécie ce qu’il dit de son approche de la concision. Il confie penser ses textes comme on tire à l’arc : le vol d’une flèche entre l’incipit et la chute. Il offre 80 pages, disons, pour qu’on puisse garder « le tremblement d’un bout à l’autre ». Ça me parle.

Je suis venu tardivement à l’écriture, mais la lecture m’accompagne depuis longtemps. Jeune, je me souviens d’avoir aimé Cioran, les fragments de Nietzsche, les sentences des moralistes. Je ne les lis plus, mais il se peut que cette forme ait laissé de légères traces, sans conscience ni examen, au moment de passer de l’autre côté du livre. Un appétit pour la phrase vive, serrée, pointue. Il y a, sans doute plus profondément, la place que la poésie occupe dans mon lien à la chose écrite. Je ne suis pas un spécialiste, loin s’en faut : mes connaissances sont lacunaires, foutraques, une vraie brocante. Mais enfin, le travail poétique me constitue davantage que le travail romanesque.

Quelle place occupe la poésie dans votre écriture, justement ?

Il m’est plutôt pénible de lire un texte dit « littéraire » sans mobilisation des outils poétiques. C’est-à-dire sans timbre, sans harmonies, sans vibrations, sans une approche des lettres comme une sorte de matière physique. Mon attention se disperse, l’ennui s’invite. C’est une image tarte à la crème, mais allons-y : la « musique de la langue », c’est tout de même la raison pour laquelle j’ai choisi la littérature et non l’approche scientifique pour parler du port du Havre, du congrès de Tours, des « gilets jaunes » ou de la colonisation de l’Algérie. Approche essentielle, par ailleurs.

Il y a quelques jours, j’entendais une chanson : je me suis aussitôt dit, à la manière qu’avait le chanteur d’articuler un mot de deux syllabes, de le déformer, de distordre certains phonèmes : « Comment retranscrire ce son, heurté, cabossé, avec des lettres ? » Ce genre de chose, j’y pense souvent – un chercheur en sciences sociales, moins. Je passe donc bien plus de temps à me relire qu’à écrire. Et, comme beaucoup d’écrivains, semble-t-il, je me relis à voix haute. Il m’arrive régulièrement de passer outre une faute de syntaxe, voire d’orthographe, si le son, la rythmique, correspondaient au mouvement que je souhaitais donner à la phrase. Bref, l’oreille a les rênes.

Ellen Salvi

Boîte noire

N’appréciant guère la personnalisation (il n’existe qu’une photo publique de lui et il aime autant qu’elle ne soit pas réutilisée) et préférant se tenir éloigné du tempo médiatique, Joseph Andras n’accorde que très peu d’entretiens (lire ici le premier publié par Mediapart en 2016). En répondant à notre sollicitation, il nous a immédiatement indiqué préférer réaliser celui-ci par écrit, pour être le plus précis possible, ce que nous avons accepté. Cet entretien est donc le fruit de plusieurs échanges mail avec l’auteur, entre les 15 et 17 avril.