MÉMORIAL SUR LE FRONT DE L'HISTOIRE (Russie)

Historien : Un métier utile et parfois dangereux.

Article publié par la Revue Esprit. Avril 2022

En Russie, aujourd’hui, un récit national qui n’admet aucune contestation sert les intérêts d’un régime dictatorial, et va jusqu’à justifier l’agression de l’Ukraine. Dans ce contexte, l’association Memorial International a été dissoute parce qu’elle associait l’étude des répressions soviétiques à la défense des droits humains.

 

Dans le fracas de la guerre, la dissolution définitive de Memorial – le rejet de l’appel de l’organisation non gouvernementale devant la Cour suprême de la Fédération de Russie – le 28 février 2022 est passée totalement inaperçue. On est loin de la mobilisation d’une partie des médias occidentaux deux mois plus tôt, lorsque la Cour suprême avait prononcé la dissolution de Memorial1. Sans doute la cause était-elle entendue. Plus fondamentalement, la guerre déclenchée, le 24 février 2022, par la Russie contre l’Ukraine, a fait entrer l’Europe dans une ère nouvelle, avec de nouvelles priorités et de nouvelles urgences. La Russie, pays agresseur, est à juste titre mise au ban des nations. N’oublions pas toutefois que, dans ce pays, une poignée de citoyens courageux poursuit la résistance contre le régime de Vladimir Poutine et contre la guerre.

Devant la Cour suprême, les militants et les sympathisants de Memorial portaient tous, ce 28 février, un masque noir sur lequel le fameux signe de ralliement à l’ONG, MY (nous), avait été remplacé par MIR (la paix). Aujourd’hui, le combat prioritaire de tous les Memorialtsy et de leurs sympathisants est le combat pour l’arrêt immédiat de l’agression russe contre l’Ukraine. Une agression théorisée et justifiée par Vladimir Poutine au prétexte que l’Ukraine « fasciste » aurait été sur le point de perpétrer un prétendu génocide des Russes dans le Donbass et que le temps était venu de « dénazifier » l’Ukraine. Monstrueuse falsification de l’histoire ! Une falsification qui donne, a posteriori, tout son sens au combat mené, depuis plus de trois décennies, par Memorial. L’usage politique de l’histoire n’a jamais atteint, en Russie, un niveau aussi outrancier qu’aujourd’hui pour construire un récit national qui n’admet aucune contestation et servir les intérêts géopolitiques d’un régime dictatorial, jusqu’à justifier l’impensable, l’agression de l’Ukraine.

C’est parce que Memorial a toujours œuvré pour une approche scientifique de l’histoire et prôné l’élaboration d’une mémoire nationale permettant de regarder en face les pages les plus sombres du passé et s’est fermement opposée, dès 2014, à l’annexion – ouverte – de la Crimée et – déguisée – d’une partie du Donbass, que l’ONG a été dissoute.

L’une des singularités les plus remarquables de l’action de Memorial aura été de conjuguer l’étude du passé soviétique dans sa dimension traumatique d’« un passé qui ne passe pas », la sauvegarde de la mémoire des répressions de masse et la défense des droits humains dans le temps présent. On ne peut bâtir une société démocratique fondée sur le respect des droits humains sans connaître, comprendre et se souvenir du passé, un passé qui ne saurait se limiter à l’exaltation patriotique de quelques « épisodes glorieux » de l’histoire soviétique, au premier rang desquels figure la Grande Guerre patriotique de 1941-1945, largement revue et corrigée. Tel a été le credo des Memorialtsy, ces hommes et ces femmes, de tous âges et de tous milieux qui, de Saint-Pétersbourg à Vladivostok, se sont engagés dans ce combat pour l’histoire et contre l’oubli, et pour une Russie démocratique.

Dans le cadre de cet article, je ne traiterai pas de l’intense activité déployée par le Centre de défense des droits de l’homme et me concentrerai sur l’activité de Memorial International, centrée sur l’histoire et la mémoire.

La mémoire des répressions

Depuis trente ans, Memorial International et sa soixantaine d’antennes régionales se sont affirmées comme le principal pôle d’étude, de recherche et de documentation de l’histoire et de la mémoire des répressions de masse (principalement – mais pas exclusivement – de l’époque stalinienne). Cette activité s’est manifestée de manière multiforme : publication d’ouvrages de recherche et de recueils de documents ; organisation de conférences et de colloques ; création de bases de données sur les millions de victimes des répressions ; collecte de témoignages des survivants des camps de travail forcé du Goulag ; érection de centaines de monuments et de plaques commémoratives sur les lieux d’exécution (charniers de la Grande Terreur de 1937-1938, pour la plupart découverts par des militants de Memorial) ou d’internement (camps et prisons) ; préservation et muséification d’objets de la vie quotidienne du goulag ; organisation d’initiatives citoyennes (« Retour des noms », « Topographie de la terreur » « Dernière adresse ») et de concours pour les lycéens sur des questions relatives à l’histoire des répressions de masse.

Dès le début des années 1990, nos collègues historiens de Memorial ont joué un rôle clé dans la promulgation de lois fondamentales qui ont permis de faire avancer, de manière décisive, nos connaissances sur la face cachée de l’histoire soviétique : la loi du 18 octobre 1991 sur « la réhabilitation des victimes des répressions politiques » ; la loi du 23 juin 1992 sur la « déclassification des documents officiels ayant été à l’origine des répressions de masse ».

Ils ont révolutionné notre connaissance de la Grande Terreur de 1937-1938, cet épisode paroxystique de la violence du stalinisme, longtemps présenté (y compris en Occident) comme une série de purges politiques, plus violentes que les précédentes, qui auraient frappé en premier lieu les élites communistes. En mettant au jour les désormais fameux ordres opérationnels secrets du NKVD à l’origine des opérations répressives de masse de 1937-1938, les historiens de Memorial ont démontré que la Grande Terreur avait été, avant tout, une vaste et meurtrière opération de « purification sociale » visant à éliminer de la société « socialiste » soviétique en construction tous les « éléments socialement nuisibles » (selon la terminologie en vigueur) – bref, le plus grand massacre d’État perpétré en Europe en temps de paix2.

Nos collègues historiens de Memorial ont aussi été pionniers dans le champ, jusque-là inexploré par les historiens, de l’histoire des camps de travail forcé en Union soviétique. Je me bornerai ici à citer un seul ouvrage, capital, dirigé par Arseni Roginski et Nikita Okhotin, L’Annuaire des camps de travail forcé en URSS (1923-1960), paru à Moscou en 1998. Cet annuaire donnait, pour la première fois, la « fiche signalétique » de plus de 600 ensembles concentrationnaires du Goulag comprenant, pour chacune, des données précises sur le nom et la structure de chaque camp, avec ses innombrables annexes, ses dates de fonctionnement, sa localisation géographique, ses activités économiques, l’évolution du nombre de ses détenus, les notices biographiques des chefs de camp, la localisation des archives du camp. Suivirent, dans les années 2000-2010, des travaux fondamentaux, notamment des recueils de documents sur l’histoire du Goulag, les déportations de masse, depuis les premières déportations de koulaks au début des années 1930, les déportations de civils polonais et baltes en 1939-1941, jusqu’aux déportations de « peuples punis » dans les années 19403. Pour autant, les historiens de Memorial ne délaissèrent pas d’autres sujets tabous de l’historiographie soviétique, comme le sort des prisonniers de guerre et des civils soviétiques déportés en Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale, les exactions des forces d’occupation soviétiques en Allemagne au sortir de la guerre ou la question de la dissidence dans les années 1960-19804.

Au fil des années et de la douzaine de grands colloques internationaux organisés par Memorial dans les années 2000-2010, l’ONG est devenue un formidable lieu d’échanges, de débats et d’information pour tous les historiens travaillant sur l’histoire soviétique. Le siège de Memorial à Moscou (dont personne ne sait, à ce jour, ce qu’il en adviendra, maintenant que l’ONG a été dissoute) abrite la plus grande bibliothèque, en Russie, sur les répressions de masse (plus de 40 000 volumes et 500 périodiques en une dizaine de langues) ainsi qu’un fonds, unique au monde, d’archives privées (plus de 60 000 dossiers) léguées à Memorial par les familles des victimes.

Un autre grand axe de travail de Memorial a été la constitution d’une immense base de données de 3, 5 millions de victimes des répressions politiques. Les militants de Memorial ont ainsi répondu à la célèbre injonction de la grande poétesse russe Anna Akhmatova : « Je voudrais vous nommer toutes par votre nom/ Mais ils ont pris la liste. Où poser les questions5 ? » Grâce à cette base de données, des centaines de milliers de descendants de victimes ont pu enfin connaître le sort de leurs proches disparus6. Cette base de données est complétée par un fonds d’archives sonores constitué par des milliers de témoignages recueillis, depuis la fin des années 1980, auprès des derniers survivants des camps du Goulag et des déportés. Elle l’est aussi par des collections d’objets, de vêtements, de dessins et de tableaux réalisés par des détenus tout juste libérés de camp ou de retour d’exil, rassemblés dans le musée du Goulag installé dans les locaux de l’association à Moscou. Plus de trente expositions ont été organisées par Memorial à partir de ces collections uniques7.

On mesurera l’ampleur du travail de recherche et de documentation réalisé depuis trente ans par Memorial en rappelant que chaque branche régionale de l’ONG possède sa propre base de données sur les victimes des répressions, ses propres publications, son propre fonds d’archives léguées par des proches des victimes, ses propres enregistrements sonores de témoignages de rescapés, son propre site internet. Soulignons ici qu’une grande partie des publications et archives, tant du centre moscovite de Memorial que de ses antennes régionales, ont été numérisées et devraient pouvoir être sauvegardées à distance.

La « mémorialisation » des répressions de masse a constitué le troisième axe majeur de l’activité de Memorial depuis les années 1990. Des centaines de mémoriaux, le plus souvent modestes, ont été érigés par les militants de l’ONG sur les lieux de détention et de massacres, les cimetières de détenus et d’exilés, et des milliers de plaques mémorielles posées sur les « dernières adresses » des disparus8. Chaque année, le 29 octobre, veille de la Journée nationale des victimes des répressions politiques9, les noms des victimes sont lus par quiconque le souhaite sur un lieu symbolique (à Moscou, par exemple, devant la Pierre des Solovki érigée en 1990 sur la place Loubianka, en face du siège du KGB).

Tentatives de falsification

Toutes ces initiatives contrarient profondément la grande entreprise de réécriture de l’histoire engagée depuis le début des années 2010 par le régime, dans le but d’imposer un récit historique officiel fédérateur centré sur une vision glorificatrice de l’histoire nationale, dont la victoire du peuple soviétique dans la Grande Guerre patriotique constitue l’épisode le plus éclatant.

Depuis 2020, ce nouveau récit national est gravé dans le marbre de la Constitution. On peut y lire notamment : « La Fédération de Russie, État successeur de l’URSS, protège la vérité historique […], interdit de minimiser l’importance de l’héroïsme du peuple dans la défense de la Patrie et exalte le caractère sacré de la victoire de l’URSS dans la Grande Guerre patriotique. »

Il est vrai, le récit officiel n’efface pas totalement les pages sombres du passé soviétique, comme en témoigne l’ouverture à Moscou, en 2015, d’un musée du Goulag et l’érection, en 2017, en mémoire des victimes des répressions, du « Mur du chagrin »10.

Ce faisant, l’État cherche avant tout à encadrer et à contrôler tout discours, toute initiative émanant de Memorial et de la société civile sur ces sujets. Les crimes du passé sont désincarnés, aucune information sur l’identité des responsables n’est communiquée – les délais de prescription sur les dossiers des agents de la sécurité d’État ont été récemment prolongés de trente années supplémentaires – et aucune instruction judiciaire ouverte à l’encontre de ces responsables. Les victimes sont, elles aussi, désincarnées. Rien n’est entrepris pour les identifier, aider les familles à retrouver les dépouilles de leurs proches ou octroyer une réparation, symbolique ou matérielle, aux survivants. Les crimes de masse du régime soviétique apparaissent par conséquent comme une sorte de catastrophe naturelle pour laquelle personne – surtout pas l’État – ne porte de responsabilité. Étant donné que ces crimes ont été commis ou approuvés par les plus hauts dirigeants du pays, les reconnaître et en désigner les coupables reviendrait à condamner le régime soviétique dans son ensemble et ébranler les fondements mêmes du régime actuel, qui se présente comme le « successeur de l’URSS » et dont le président est un ancien officier du KGB.

Iouri Dmitriev, découvreur en 1997 du charnier de Sandormokh, a été condamné à quinze ans de détention dans une colonie pénitentiaire à régime sévère.

De manière significative, les attaques contre Memorial ont franchi un nouveau seuil à partir du moment où l’ONG a commencé à publier, non plus seulement les listes des victimes des répressions de masse, mais celles des fonctionnaires du NKVD impliqués dans les arrestations, tortures et exécutions de masse. Certes, depuis la promulgation de la loi de 2012 sur les « agents étrangers » (qui oblige les ONG russes bénéficiant de fonds étrangers de s’enregistrer comme « organisation faisant fonction d’agent de l’étranger » et d’apposer cette mention, à la connotation infamante en Russie, sur toutes leurs publications, prises de parole et manifestations, y compris sur leur correspondance), Memorial faisait l’objet de pressions croissantes de la part des autorités : perquisitions, contrôles fiscaux à répétition, campagnes de dénigrement dans les médias, amendes astronomiques pour « non-respect de l’affichage de la mention d’agent étranger », menaces contre ses membres. Mais un pas supplémentaire a été clairement franchi à partir de 2016, lorsque plusieurs Memorialtsy, par ailleurs historiens de métier, ont été arrêtés pour avoir publié des listes d’agents du NKVD. Le cas le plus emblématique est celui de l’historien Iouri Dmitriev, responsable de la branche carélienne de l’ONG, découvreur en 1997 du charnier de Sandormokh, en Carélie, où ont été exécutés, dans le plus grand secret, plus de 9 000 condamnés de la Grande Terreur de 1937-193811, compilateur d’une dizaine de Livres de mémoire dédiés aux victimes des répressions en Carélie et auteur de plusieurs articles révélant l’identité des responsables et des agents de ces répressions de masse. Arrêté en 2016, Iouri Dmitriev, après avoir été relaxé en 2018 – fait exceptionnel dans les annales judiciaires russes – des accusations fantaisistes et infamantes de pédophilie formulées contre lui par le parquet, a été, le 27 décembre 2021, après cinq ans de détention préventive, condamné en appel à quinze ans de détention dans une colonie pénitentiaire à régime sévère12. On pourrait aussi citer le cas de Sergueï Koltyrine, historien, directeur du musée de Medvejegorsk, membre de Memorial, condamné en 2018 à neuf ans de détention pour les mêmes charges de pédophilie après avoir déclaré « absurde » l’hypothèse émise par deux historiens de la très officielle Société russe d’histoire militaire, selon laquelle les corps retrouvés dans les fosses communes de Sandormokh étaient ceux de prisonniers de guerre soviétiques exécutés en 1941 par les Finlandais13 !

Aux côtés de la Commission pour l’histoire, directement rattachée au président Poutine et chargée, selon ses statuts, de « lutter contre les tentatives de falsification de l’histoire portant atteinte aux intérêts de la Russie », la Société russe d’histoire militaire, présidée par Vladimir Medinski, ministre de la Culture de 2010 à 202014, a été le fer de lance du combat contre toutes les déviations du récit officiel sur le « front de l’histoire ». Elle a récemment encouragé les autorités de la ville de Tver à enlever les plaques commémoratives à la mémoire des victimes des répressions staliniennes posées par l’ONG Memorial sur les murs de la prison de la ville, où un grand nombre de personnes avaient été torturées et exécutées en 1937-1941. Il y a quelques mois, la Société russe d’histoire militaire a créé la sensation en niant toute responsabilité de l’URSS dans le massacre de l’élite polonaise à Katyn en avril 1940, que le président russe Boris Eltsine avait pourtant officiellement reconnue au début des années 1990. « Le prétendu consensus historique autour de Katyn fait partie d’une campagne de propagande plus générale visant à faire porter à l’URSS la responsabilité du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale », a déclaré l’un de ses représentants.

Prétexte à la guerre

Depuis quelque temps, la question des répressions de masse de l’époque stalinienne est passée progressivement au second plan dans la vaste entreprise de réécriture de l’histoire et d’élaboration d’un nouveau récit national. Plus que jamais, la Grande Guerre patriotique est aujourd’hui le sujet historique le plus sensible.

Afin de légitimer le nouveau récit national, le régime en a inscrit les éléments principaux dans la Constitution. Il a parallèlement édicté toute une série de lois mémorielles. La plus notoire est l’article 354.1 du Code pénal de la Fédération de Russie, qui criminalise la « négation ou la réhabilitation du nazisme ». En apparence, ses clauses s’apparentent aux lois mémorielles adoptées dans d’autres pays démocratiques, mais, en réalité, son champ d’application est bien plus étendu, puisqu’il criminalise aussi la « diffusion d’informations fausses sur les activités de l’Union soviétique durant la Seconde Guerre mondiale », la « diffusion d’informations irrespectueuses sur les faits de gloire militaire de la Russie » et « le dénigrement des anciens combattants de la Grande Guerre patriotique ».

La dernière loi mémorielle promulguée par la Douma, début 2022, prohibe en outre « toute tentative de mettre, dans l’espace public, sur le même plan les buts et les actions de l’Union soviétique et de l’Allemagne nazie dans la Seconde Guerre mondiale ». Deux jours avant l’invasion de l’Ukraine, la Douma a aggravé (jusqu’à un an de prison) les peines encourues jusqu’alors par les contrevenants15.

Depuis la promulgation de ces lois mémorielles, des centaines de personnes ont été poursuivies et condamnées pour avoir, par exemple, écrit (généralement sur leur blog) que « les dirigeants communistes soviétiques ont activement collaboré avec l’Allemagne nazie pour diviser l’Europe conformément au protocole secret du pacte Molotov-Ribbentrop », que « l’URSS et l’Allemagne ayant conjointement attaqué la Pologne, la Seconde Guerre mondiale a débuté en septembre 1939 et non en juin 1941 », pour avoir mentionné les « crimes commis par l’Armée rouge contre la population civile allemande en 1945 » ou simplement rappelé que le général Roudenko, procureur général de l’URSS au procès de Nuremberg, avait aussi siégé dans les tribunaux d’exception des années de la Grande Terreur de 1937-1938 et qu’à ce titre, il pouvait être qualifié de bourreau de milliers de victimes innocentes. Toute une série d’autres mesures – refus de déclassifier des archives sensibles, d’admettre à soutenance ou de valider des thèses consacrées à des thèmes « salissant l’honneur du peuple russe16 » – excluent du champ des recherches de nombreux sujets tabous, comme la collaboration des Soviétiques avec l’occupant nazi, la question du personnel et des structures des organes de répression ou l’action extérieure des services secrets comme volet essentiel de la diplomatie soviétique, etc.

Sur le sujet central de la Grande Guerre patriotique, « pièce maîtresse historique du régime poutinien17 », il est une question qui, depuis plusieurs années, mobilise l’énergie de la Société russe d’histoire militaire et des médias russes : la mouvance « néonazie » ukrainienne.

Tandis que la reconnaissance de toute forme, non seulement de collaboration, mais aussi d’accommodement avec l’occupant nazi durant la Grande Guerre patriotique est obstinément niée – et pénalement poursuivie – lorsqu’il s’agit de l’espace russe (ou biélorusse), la propagande cible lourdement les mouvements nationalistes ukrainiens (l’Organisation des nationalistes ukrainiens et l’Armée insurrectionnelle ukrainienne), qui, dans le chaos de la guerre et de la double occupation soviétique (septembre 1939-juin 1941), puis allemande (juin 1941-été 1944), avaient tenté de créer, sans succès, une entité étatique ukrainienne autonome, avant d’opposer une résistance acharnée à la resoviétisation de l’Ukraine occidentale dans les années d’après-guerre, et ce jusqu’à la fin des années 1940. Selon les sources de la sécurité d’État soviétique, pas moins d’un demi-million d’Ukrainiens furent tués dans les combats de guérilla menés par les partisans de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne ou déportés vers les camps du Goulag entre 1944 et 1948. C’est ce mouvement nationaliste d’Ukraine occidentale, actif dans les années 1930-1940, qui est aujourd’hui l’épouvantail brandi par la propagande russe. L’influence de ce courant nationaliste prétendument fasciste ou néonazi18 est, on le sait, minime dans la vie politique et dans la société ukrainienne. Son poids est infiniment inférieur à celui des extrêmes droites allemande, néerlandaise, flamande, italienne ou française19. À en croire les médias russes, c’est l’ensemble des ukrainophones d’Ukraine, qualifiés depuis des années d’Ukr-fascisty (« fascistes ukrainiens ») qui seraient contaminés par le prétendu virus néonazi et prêts à entreprendre un génocide de la minorité russe d’Ukraine. Cette monstrueuse falsification de l’histoire que l’opinion mondiale découvre avec stupeur depuis quelques jours a été, en réalité, préparée, pas à pas, depuis des années. Memorial en a été la première victime. Aujourd’hui, c’est tout le peuple ukrainien qui paie le prix du sang pour cette falsification grossière, qui sert de prétexte à l’agression criminelle du régime dictatorial de Vladimir Poutine contre l’Ukraine indépendante et démocratique.

  • 1.Voir, par exemple, la une du Monde du 29 décembre 2021.
  • 2.Rappelons le bilan de la Grande Terreur de 1937-1938 : 800 000 fusillés et 1 500 000 condamnations à de longues peines de travaux forcés dans les camps du Goulag. Voir, en particulier, les travaux d’Arseni Roginski, Nikita Okhotin, Nikita Petrov, Alexandre Daniel, Alexandre Gourianov, Oleg Leibovitch et Mikhail Rogatchev, pour ne citer que ceux-ci.
  • 3.Parmi les publications les plus importantes, Istoriâ Stalinskogo Gulaga (Histoire du Goulag stalinien), 7 vol., Moscou, Rosspen, 2004 et les travaux des historiens de Memorial Sergueï Krasilnikov sur les déportés paysans en Sibérie occidentale, de M. Rogatchev sur les déportés dans la République des Komis ou d’Alexei Babii sur les déportations en Sibérie orientale.
  • 4. - Voir, entre autres, la série de publications éditées conjointement par Memorial et la Bibliothèque historique de Moscou, Acta Samizdatica, sources et documents sur la presse clandestine en URSS des années 1960-1980.
  • 5.Anna Akhmatova, « Requiem » [1940], dans Requiem. Poème sans héros et autres poèmes, édition et trad. par Jean-Louis Backès, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2007.
  • 6.Dupliquée, dans chaque région, dans des Livres de mémoire (Knigi pamiati) édités par les branches régionales de Memorial.
  • 7.Parmi les dernières expositions (2021), une exposition remarquable sur les femmes au Goulag et une autre, Le Violon de Bromberg, du nom d’un violoniste juif, adhérent du mouvement sioniste, envoyé au goulag (cette exposition dévoile les ressorts de l’antisémitisme stalinien). Rappelons que Memorial a généreusement prêté une partie significative de ses collections pour les expositions sur le Goulag à Genève (Musée d’ethnographie, 2004-2005), Liège (Cité-Miroir, 2020), Grenoble (Musée de la Résistance, 2019), Limoges (Musée de la Résistance, 2021).
  • 8.Ces deux « actions citoyennes » organisées par Memorial sont connues sous le nom de « Topographie de la terreur » pour la première et « Dernière adresse » pour la seconde.
  • 9.Cette journée a été instaurée par les prisonniers politiques eux-mêmes à la fin des années 1980 et reconnue par les autorités au début des années 1990.
  • 10.À la différence de la Pierre des Solovki érigée, en 1991, par l’ONG Memorial sur la place Loubianka, à Moscou, en face du siège du KGB, le « Mur du chagrin », monument officiel, a été installé dans un endroit anodin de la capitale, à bonne distance du siège des anciens services de sécurité soviétique.
  • 11.Voir Irina Flige, Sandormokh. Le livre noir d’un lieu de mémoire, trad. par Nicolas Werth, Paris, Les Belles Lettres, 2021.
  • 12.Voir le dossier complet consacré à l’affaire Dmitriev sur le site de Memorial France : memorial-france.org.
  • 13.Sergueï Koltyrine est décédé en détention en avril 2020. Sur la tentative de « révision » du site de Sandormokh, voir Nicolas Werth et Irina Frige, « Sandarmokh, un charnier de la Grande Terreur », L’Histoire, no 470, avril 2020.
  • 14.Un fidèle entre les fidèles de V. Poutine, aujourd’hui promu chef de la délégation russe chargée de « négocier » les conditions d’un cessez-le-feu avec la délégation ukrainienne.
  • 15.Voir Francine Hirsch, “Putin’s memory laws set the stage for his war in Ukraine” [en ligne], Lawfare, 28 février 2022.
  • 16.Voir, par exemple, l’invalidation de la thèse de doctorat de Kirill Alexandrov sur l’armée Vlassov en 2020 (université de Saint-Pétersbourg).
  • 17.Selon la juste formulation d’Alexandre Gourianov, responsable du Centre de défense des droits de l’homme.
  • 18.La participation active de ces nationalistes ukrainiens extrêmes au génocide des Juifs d’Ukraine, comme suppléants de l’occupant nazi, et à des massacres de masse contre des civils polonais, notamment en Galicie, ne permet pas pour autant de qualifier l’OUN et l’UPA de mouvement nazi ou néonazi. En effet, ce mouvement de « libération de l’Ukraine » avait avant tout un programme visant à la reconnaissance de l’identité ukrainienne et une orientation à la fois anti-stalinienne, anti-russe, anti-polonaise et anti-allemande. Les forces d’occupation nazie n’ont jamais consenti à donner une quelconque légitimité à ce mouvement nationaliste ukrainien, instrumentalisé au seul service des intérêts du IIIe Reich comme source de forces militaires et paramilitaires supplétives.
  • 19.Son « poids électoral » actuel est estimé à 5-6 %.