MON MANIFESTE EUROPEEN

 

TRIBUNE publié par Le Monde le 13/05/2021

Slavoj Zizek

Philosophe

Alors que se multiplient les attaques contre l’Europe, le philosophe slovène souligne, dans une tribune au « Monde », que son héritage, notamment celui des Lumières et de la modernité laïque, fournit les meilleurs outils pour analyser ce qui, aujourd’hui, n’y tourne pas rond.

Publiéle 13/05/2021

Tribune. Certains d’entre nous ont encore en tête l’incipit fameux du Manifeste du Parti communiste : « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne. » Les mots ///de Marx ne permettent-ils pas, aujourd’hui encore, de dire ce qu’est l’« Europe » dans l’opinion ? « Un spectre hante l’Europe : le spectre de l’eurocentrisme. Toutes les puissances de la vieille Europe et du nouvel ordre mondial se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : Boris Johnson et Poutine, Salvini et Orban, antiracistes pro-immigration et chantres des valeurs traditionnelles européennes, progressistes latino-américains et conservateurs arabes, sionistes de Cisjordanie et “patriotes” communistes chinois. »

Chaque opposant à l’Europe a sa vision de l’Europe. Le premier ministre britannique, Boris Johnson, a mis en œuvre le Brexit car la bureaucratie bruxelloise est, à ses yeux, un super-Etat qui entrave la souveraineté et la libre circulation des capitaux britanniques, quand certaines franges du Parti travailliste ont, elles aussi, soutenu la sortie de l’Union européenne (UE), convaincues que la bureaucratie bruxelloise est au service du capital international pour empêcher l’adoption de lois et la conduite d’une politique financière qui défendent les droits des travailleurs.

La gauche latino-américaine assimile l’eurocentrisme à un colonialisme blanc, et Vladimir Poutine s’efforce de saboter l’UE pour mieux permettre à la Russie d’étendre son influence au-delà des ex-pays soviétiques. Les sionistes radicaux voient d’un mauvais œil une Europe qu’ils jugent trop bienveillante envers les Palestiniens, quand certains Arabes considèrent l’obsession européenne de l’antisémitisme comme une concession faite au sionisme. Le dirigeant italien de la Ligue (extrême droite), Matteo Salvini, et le premier ministre hongrois, Viktor Orban, voient dans l’UE une communion multiculturelle qui menace les valeurs traditionnelles européennes authentiques et ouvre grandes ses portes aux immigrés issus de cultures étrangères, alors que les immigrés voient l’Europe comme une forteresse du racisme blanc qui leur interdit de s’intégrer de façon pleine et entière. Et la liste n’est pas exhaustive.

Car la pandémie est venue donner de nouvelles déclinaisons à ces critiques protéiformes. L’individualisme européen serait la cause du nombre élevé de cas en Europe, à mettre en regard des chiffres relativement plus modestes enregistrés par les pays d’Asie, où le sens de l’intérêt général est plus fort. L’UE a été jugée inefficace, incapable d’organiser une campagne de vaccination rapidement, au point que l’Europe a progressivement cédé au nationalisme vaccinal. Parallèlement, le continent est aussi accusé de privilégier ses populations au mépris des pays pauvres du tiers-monde… En la matière, il faut reconnaître à l’Europe que les délais de vaccination sont le prix à payer pour son attachement à ses principes : l’UE tenait à l’équitable répartition des vaccins disponibles entre ses Etats membres.

Les défenseurs de l’Europe se divisent, eux aussi, autour de contradictions semblables : il y a la vision « technocratique » de l’Europe, considérée comme une des entités efficaces du capitalisme mondial, la vision libérale de l’Europe, espace de libertés et de défense des droits de l’homme, la vision conservatrice de l’Europe, union d’identités nationales farouches…

Puissance émancipatrice à nulle autre pareille

Comment s’y retrouver dans une pagaille pareille ? Il serait un peu trop commode de faire un tri simpliste entre le bon et le mauvais, de rejeter l’Europe qui fut le berceau du colonialisme moderne, du racisme et de l’esclavage pour ne soutenir que celle des droits de l’homme et de l’ouverture aux autres. Cela rappelle les propos de cet homme politique américain interrogé, du temps de la Prohibition, sur sa position à l’égard du vin : « Si, par vin, vous parlez de cette boisson qui égaie les soirées entre amis, j’y suis tout à fait favorable. Mais si, par vin, vous parlez de ce poison qui induit des violences familiales, qui abâtardit les individus et les met au chômage, j’y suis farouchement opposé ! » Oui, l’Europe est un concept complexe, traversé d’une foule de tensions, mais il nous faut faire un choix clair et simple : l’« Europe » peut-elle encore être ce que Jacques Lacan appelait un « signifiant-maître », un de ces mots capables de dire la lutte pour l’émancipation ?

C’est précisément aujourd’hui que l’Europe est en déclin et que se multiplient les attaques contre ce qu’elle a bâti que nous devons prendre son parti. Car la cible principale de ces attaques n’est pas l’héritage raciste, contestable, etc., de l’Europe, mais cette puissance émancipatrice à nulle autre pareille qu’est l’Europe de la modernité laïque, des Lumières, des droits de l’homme et des libertés, de la solidarité et de la justice sociale, du féminisme. Nous devons défendre le mot « Europe », non seulement parce qu’il renferme plus de bien que de mal, mais surtout parce que l’héritage européen fournit les meilleurs outils pour analyser ce qui ne tourne pas rond en Europe. Les détracteurs de l’ « eurocentrisme » se rendent-ils compte que les termes de leur critique découlent précisément de cet héritage européen ?

Il ne fait aucun doute que c’est de l’intérieur que vient la menace la plus visible contre cette puissance émancipatrice, de ce nouveau populisme de droite qui entend détruire cet héritage émancipateur, et pour qui ne doit exister qu’une Europe d’Etats-nations voués à préserver leur identité particulière. Lors de son passage en France, il y a quelques années, Steve Bannon [ancien conseiller stratégique de Donald Trump] avait ainsi conclu son discours : « America first, vive la France ! »

« Vive la France », « Viva Italia », « Longue vie à l’Allemagne »… mais pas à l’Europe. Attention, car cette vision s’accompagne d’une redéfinition totale de notre cartographie politique. Dans l’une de ses rares apparitions durant la campagne de son mari, Melania Trump avait dénoncé le « programme socialiste » de Joe Biden – que dire alors de Kamala Harris, généralement jugée plus à gauche que Biden le modéré ? Donald Trump n’y est pas allé par quatre chemins : « C’est une communiste. Elle n’est pas socialiste, elle est bien au-delà. Elle veut ouvrir les frontières pour laisser entrer les tueurs, les assassins, les violeurs dans notre pays » – depuis quand l’ouverture des frontières est-elle une caractéristique du communisme ?, me demanderez-vous, mais passons.

Discréditer Joe Biden et Kamala Harris au motif qu’ils sont socialistes/communistes ne relève pas simplement d’une exagération rhétorique. Donald Trump n’a pas tenu au hasard ces propos qu’il sait faux. Ses « exagérations » sont la parfaite illustration de ce que j’appellerais le « réalisme des notions » : les notions ne sont pas que des mots, elles structurent l’espace politique et ont, en ce sens, un effet performatif. Dans l’esprit de l’ex-président des Etats-Unis, le centre progressiste est en voie de disparition. Comme le dit son ami Viktor Orban, les progressistes ne sont rien de plus que des communistes diplômés. En d’autres termes, il n’y a plus que deux vrais pôles politiques : d’un côté les nationalistes populistes, de l’autre, les communistes.

Devons-nous, pour autant, jeter toutes nos forces dans la résurrection de la démocratie libérale ? Non, car, à certains égards, Trump et Orban ont raison : la montée du nouveau populisme est un symptôme des failles du capitalisme libéral et démocratique tels que Francis Fukuyama les avait théorisés avec sa Fin de l’histoire, en 1989. Avec Trump et ses acolytes, l’histoire a fait son grand retour et, pour sauver ce qui mérite de l’être dans la démocratie libérale, nous devons nous déplacer vers la gauche et vers ce qu’Orban, Trump et les autres décrivent sous le nom de « communisme ».

Dans Notes Towards the Definition Of Culture (1948), le poète et dramaturge T. S. Eliot, éminent conservateur, faisait remarquer qu’à certains moments il n’y a plus le choix qu’entre hérésie et non-croyance, et le seul moyen de maintenir une religion en vie est alors de faire schisme. C’est aujourd’hui notre seule chance : ce n’est que par un schisme contre la version classique de la démocratie libérale défendue par l’héritage européen, ce n’est qu’en rompant ce qui nous attache au corps en décomposition de la vieille Europe, que nous pourrons maintenir l’héritage européen en vie. Joe Biden lui-même, pourtant centriste, prend ce chemin : sa secrétaire au Trésor, Janet Yellen, a proposé une taxation minimale des multinationales à l’échelle mondiale, mesure défendue aussi par l’économiste Thomas Piketty.

Avoir une action mondiale qui ne soit pas centrée sur l’Europe − aider l’Inde et les autres pays dans la vaccination, nous mobiliser mondialement contre le réchauffement climatique, organiser une santé publique mondiale, etc. −, voilà bien la seule façon, aujourd’hui, d’agir en vrai Européen.

Traduit de l’anglais par Julie Couturier.

Slavoj Zizek est philosophe.