MONTÉE PRÉOCCUPANTE DE L'ABSTENTION EN FRANCE

Il est urgent que les analystes politiques qui sévissent dans l'espace médiatique à la Martinique puissent avoir à leur disposition des outils comme ceux mobilisés par les politologues réels qui interviennent  dans  ce dossier

 
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Dossiers Cairn

La montée préoccupante de l’abstention.

Cette évolution est préoccupante, pour deux raisons essentielles : elle traduit une désaffection à l’égard du principal instrument de la démocratie ; et elle creuse le fossé entre les couches les moins favorisées de la population et les catégories les plus diplômées et les mieux installées dans une vie familiale aisée.

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Bien que l’élection présidentielle parvienne encore à mobiliser, la tendance lourde est indéniable : l’abstention progresse. La proportion de votants constants diminue tandis que se généralise le vote par intermittence. Cette évolution est préoccupante, pour deux raisons essentielles : elle traduit une désaffection à l’égard du principal instrument de la démocratie ; et elle creuse le fossé entre les couches les moins favorisées de la population et les catégories les plus diplômées et les mieux installées dans une vie familiale aisée.

D’après les enquêtes de l’INSEE, la participation est d’autant plus faible que le niveau d’études, la catégorie socio-professionnelle et le niveau de vie sont bas et que l’on est jeune ou d’un âge avancé. L’abstention des jeunes doit cependant être relativisée, car ce sont aussi les moins bien inscrits (la moitié des 25-29 ans sont inscrits dans une autre commune que celle de leur résidence). On vote plus si l’on est en couple ; la monoparentalité est un facteur d’abstention.

Pour comprendre les racines de l’évolution, il faut se tourner vers les changements de génération. Alors que les baby-boomers continuent de beaucoup voter, les post baby-boomers sont des électeurs intermittents. Et tout indique qu’ils vont le rester. Cela ne signifie pas forcément qu’ils se désintéressent de la chose publique. Pour le politologue Vincent Tiberj, on assiste en effet par ailleurs à « une extension des répertoires de l’action citoyenne ». Mais par-delà cette évolution, on constate aussi une désaffection croissante des plus pauvres, des moins diplômés, de ceux qui habitent dans des quartiers défavorisés.

Le vote des banlieues a fait l’objet d’analyses poussées dont l’approche a évolué dans le temps, les historiens laissant la place aux sociologues. La désindustrialisation a complètement changé la donne. On est passé d’un contexte où les partis de gauche pouvaient compter sur un soutien massif du vote ouvrier à un contexte d’éclatement entre des centres urbains « gentrifiés », où s’est répandu le vote pour les partis de droite, et des périphéries appauvries, dans lesquelles un taux d’abstention élevé se conjugue avec un fort taux de non inscription sur les listes électorales.

 

Notre selection

Céline Braconnier, Jean-Yves Dormagen, Baptiste Coulmont, Vincent Tiberj, David Gouard

Les facteurs d’abstention : le niveau d’études en tête

 
 

Les trois dernières élections présidentielles se caractérisent par une hausse sensible de l’abstention, laquelle s’est fortement accentuée lors des législatives qui ont suivi. Pour la première fois, le taux de participation à des élections législatives a été inférieur à 50 %. Et le nombre de votants constants à ces diverses élections est tombé à un tiers de l’électorat inscrit.

Dans la Revue française de science politique, les politologues Céline Braconnier, Baptiste Coulmont et Jean-Yves Dormagen rendent compte de cette évolution en exploitant les résultats d’une analyse fine menée par l’INSEE sur les résultats des élections nationales au fil du temps. Appelée « Enquête participation électorale », cette analyse n’est pas une enquête par sondages mais l’exploitation d’un échantillon représentatif constitué à partir des résultats enregistrés par les bureaux de vote, croisés avec les données des recensements. Elle évite ainsi les biais habituels des sondages puisqu’il n’y a pas de contact direct avec les enquêtés. Le seul défaut de la méthode, mais il est moindre, tient au décalage possible entre la situation de l’électeur inscrit au moment de l’élection et sa situation lors du recensement précédent : certains ont pu par exemple changer de situation professionnelle ou de condition matrimoniale. Les politologues constatent pour commencer des variations significatives selon l’âge, le niveau d’études, la catégorie socio-professionnelle et le niveau de vie. La participation est d’autant plus faible que ces trois niveaux sont bas et que l’on est jeune (25-29 ans) ou très âgé (85 ans et plus). Seconde constatation : « la famille fait voter ». On vote plus si l’on est en couple et le statut du conjoint a une influence. Les politologues ont procédé ensuite à une « analyse de régression logistique » pour mieux cerner « l’effet marginal de chacun des facteurs ». Ils mettent ainsi en évidence que « le facteur le plus prédictif de l’abstention constante » est « la mal-inscription », c’est-à-dire le fait d’être inscrit dans une autre commune que celle de sa résidence. Or les électeurs les plus affectés par la mal-inscription sont les jeunes, ce qui relativise leur faible implication supposée : 51 % des 25-29 ans sont mal-inscrits. Au premier tour de la dernière présidentielle (2017), les deux facteurs « ayant le plus d’impact sur la participation des électeurs » jouent en sens inverse : ce sont le niveau d’études et un âge avancé (65 ans et plus). Un autre facteur mis en évidence est la monoparentalité. La très forte abstention aux élections législatives qui ont suivi résulte d’un effet renforcé de tous ces facteurs, avec cette différence que la participation des jeunes a beaucoup baissé. Les auteurs concluent que moins les enjeux d’un scrutin sont clairement perçus et plus les déterminants sociaux influent sur le niveau de participation d’un inscrit.

Céline Braconnier est professeure et chercheuse à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye.
Jean-Yves Dormagen est professeur de science politique et chercheur à l’université de Montpellier.
Baptiste Coulmont, sociologue, est maître de conférences à Paris VIII et chercheur au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa).
 

 

 

 

L’effet générationnel

 
51 % des jeunes ne sont pas inscrits sur les listes électorales de leur commune de résidence / Lorie Shaull, CC 2.0

D’élection en élection, le sentiment prévaut que de plus en plus d’électeurs se détournent des urnes. Surtout les jeunes. La réalité est plus complexe, analyse le politologue Vincent Tiberj dans la revue Agora débats/jeunesse. Le niveau de participation des deux dernières élections présidentielles est comparable à celui de 1995 et nettement supérieur à celui de 2002. Celui des deux dernières élections européennes est supérieur à celui de 2009. La faible participation des jeunes est en partie liée à un effet structurel, depuis longtemps constaté aussi bien en France qu’aux États-Unis : on vote davantage à mesure qu’on rentre dans la vie active, qu’on fonde un foyer, qu’on devient propriétaire etc. Inversement, le vote a tendance à se raréfier à mesure qu’on entre dans le grand âge. Ce qu’il faut souligner, en revanche, c’est l’évolution des pratiques de vote en fonction de la génération à laquelle on appartient. Alors que les « baby-boomers » continuent de voter massivement, le vote des nouvelles générations se fait de plus en plus intermittent. De fait, « une majorité des post baby-boomers sont des électeurs intermittents ». On assiste à une « transformation du rapport au vote ». Les nouvelles générations « prennent leur distance avec les élus » et ont tendance à ne se rendre aux urnes qu’en fonction du contexte. Cela ne signifie pas qu’ils se désintéressent de la vie publique mais qu’ils n’accordent d’importance à leur vote que dans certaines circonstances. Le fait de ne pas voter n’implique pas qu’ils renoncent à d’autres formes de mobilisation ; au contraire, on constate « une extension des répertoires d’action citoyenne ».

Cependant cette montée du vote intermittent se traduit aussi par ce que Vincent Tiberj appelle « une aggravation des inégalités électorales ». Car ceux qui votent le moins souvent sont aussi les plus pauvres, les moins diplômés, ceux qui habitent les quartiers les plus défavorisés, les plus précaires, et les jeunes qui relèvent de ces catégories. Il y a donc un risque, estime le politologue, que les candidats aient tendance à moins s’intéresser à ces populations et « à se concentrer sur les demandes des votants constants ».

Vincent Tiberj affine son analyse en se fondant sur une enquête qui permet de distinguer quatre groupes de citoyens. Il y a les non-participants systématiques, qui ne votent pas et en outre n’ont jamais participé à une action protestataire (16 % de l’échantillon) ; les électeurs systématiques, mais qui n’ont jamais protesté (13 %), les protestataires, qui ont protesté mais votent de manière intermittente (34 %) et les multiparticipants, qui déclarent voter systématiquement mais utilisent aussi les moyens d’action protestataire (37 %). Il constate que le renouvellement générationnel a produit un déclin des électeurs systématiques et des multiparticipants et un essor des protestataires et des non participants. Or « on peut s’alarmer de la proportion des non participants » dans les milieux défavorisés.

En conclusion, le politologue souligne « un changement de culture face au vote »

Vincent Tiberj est sociologue, professeur à Sciences Po Bordeaux et chercheur au Centre Emile Durkheim. Il a notamment publié : Les citoyens qui viennent, Paris, PUF, 2017 et co-écrit avec Tristan Haute Extinction de vote ?, Paris, PUF, 2022.
 

Abstention massive et croissante : telle est l’image qui vient à l’esprit quand on évoque le vote des banlieues – si par banlieues on entend les quartiers d’habitat collectif à la périphérie des villes. Mais qu’en est-il réellement sur le terrain ?

Dans la revue Parlement[s], Revue d’histoire politique, le politologue David Gouard analyse les recherches menées sur cette question depuis une soixantaine d’années et leur évolution récente. Il distingue trois périodes principales, qui illustrent à la fois les transformations des approches académiques et celles des pratiques électorales dans cet environnement. Les premières études sont dues à des historiens, qui se sont focalisés sur l’implantation du parti communiste dans ces zones d’habitat industriel à population ouvrière. De nombreux travaux ont été menés sur des communes marquées par « l’hégémonie communiste », notamment dans le département de la Seine-Saint-Denis, mais aussi sur des communes du nord de la France, où « la confusion entre l’appareil partisan et l’appareil municipal » était le fait des socialistes (SFIO). Dans ce contexte de « municipalisme » les habitants des grands ensembles « témoignaient d’une relative indifférence pour la chose politique » et avaient tendance à « s’en remettre à la norme politique et électorale dominante ». La réalité paraissant relativement simple, les études « se contentaient souvent de raisonner sur des données électorales et sociodémographiques agrégées (et non pas individuelles) ».

Les choses ont changé à partir des années 1980, en raison de « la fin de l’écosystème industriel ». Les banlieues « subissent de plein fouet le processus de désindustrialisation » et l’on assiste à des « phénomènes de désagrégation sociale et politique ». Du côté académique, les sociologues remplacent les historiens. Alors que jusqu’à la fin des années 1970 la participation électorale dépassait la moyenne nationale, c’est la tendance inverse qui s’installe et va progresser jusqu’à aujourd’hui. Dans les « zones urbaines sensibles » près du quart des citoyens ne sont pas inscrits, beaucoup sont mal-inscrits et partout le vote intermittent devient majoritaire. Seule l’élection présidentielle continue de mobiliser une majorité d’électeurs.

À partir des années 1980 « les structures de socialisation politique traditionnelle se délitent ». On assiste à une « perte d’identité collective » favorisée par un fossé croissant entre des centre-villes rénovés et « gentrifiés » et des quartiers excentrés appauvris. Les partis de gauche perdent de nombreuses municipalités et le Front national fait une percée en misant sur « la xénophobie dans l’isoloir ». Un politologue lance l’expression de « gaucho-lepénisme ». Mais à partir du début des années 2000 l’extrême-droite régresse, ce qui peut s’expliquer par l’intégration progressive d’anciens banlieusards « mal lotis » dans des zones pavillonnaires. Pour rendre compte de ces changements, les chercheurs complètent les analyses sociologiques classiques par la méthode des récits de vie. Ils sont ainsi en mesure de mieux intégrer la « variable ethnique ». Même s’ils restent moins participationnistes, les électeurs issus de l’immigration ont repris le chemin des urnes aux présidentielles de 2007 et 2012. Sur le terrain la réalité ne cesse de se complexifier. Une étude montre ainsi que « les pavillonnaires forment un groupe plus diversifié qu’on ne l’imagine, notamment sur le plan ethnique ».

 

David Gouard est maître de conférences en science politique à l’université Toulouse Jean-Jaurès.
 

 

Mis en ligne sur Cairn.info le 14/06/2022