Mahmoud Hussein : « On ne doit pas lire le Coran comme si chacun de ses versets revêtait une portée absolue et éternelle »
En islam, les propos du Coran sont-ils tous immuables et absolus ?
? Non, répondent deux auteurs musulmans qui ont l’habitude de signer sous le pseudonyme de Mahmoud Hussein. « Le dogme de l’imprescriptibilité globale du Coran doit être rejeté, parce qu’il est démenti par le Coran lui-même », avancent-ils dans un entretien au « Monde ».
Propos recueillis par Cyprien Mycinski
Publié le 10 décembre 2023 LE MONDE
Mahmoud Hussein est un pseudonyme, celui que se sont choisi les écrivains français Bahgat Elnadi et Adel Rifaat, tous deux nés en Egypte. Depuis plus de cinquante ans, ces deux intellectuels musulmans travaillent de concert et publient ensemble des ouvrages rédigés à quatre mains. Parmi eux, plusieurs sont consacrés au Coran et à la Sîra, un ensemble de chroniques retraçant la vie de Mahomet (Al Sîra. Le Prophète de l’islam raconté par ses compagnons, I et II, Hachette, 2005-2007 ; Penser le Coran, Grasset, 2009 ; Ce que le Coran ne dit pas, Grasset, 2013).
Leur dernier ouvrage, intitulé La Dimension du temps dans le Coran (Grasset, 64 pages, 10 euros), interroge le caractère prétendument imprescriptible des révélations coraniques. Dans un entretien au Monde des religions, les deux auteurs, qui tiennent à s’exprimer d’une seule et même voix, assurent que certains dogmes présents dans le Coran étaient remis en cause dès les premiers temps de l’islam.
Votre livre s’adresse à des musulmans que vous décrivez comme sécularisés et imprégnés de valeurs humanistes, mais devant affronter un dilemme spirituel. Pouvez-vous nous expliquer lequel ?
Pour tout musulman, le Coran est la parole de Dieu, cela va de soi. Toutefois, un croyant imprégné de valeurs humanistes peut se sentir piégé par un dogme tout-puissant qui veut que cette parole soit globalement imprescriptible. Cela fait naître chez lui un désarroi profond et refoulé.
Ce musulman sécularisé, qui assume le principe de l’égalité en droit des individus, quels que soient leur religion, leur sexe ou leur appartenance ethnique, se trouve en porte-à-faux avec nombre de versets coraniques inconciliables avec ses valeurs. Il ne peut que récuser, par exemple, l’inégalité de statut social entre l’homme et la femme, la pratique de l’esclavage, la violence contre les infidèles ou les châtiments corporels.
Intérieurement, il admet que si le Coran comporte des enseignements intemporels, il contient aussi des prescriptions circonstancielles, qui, épousant les contraintes d’une époque révolue, ne l’engagent plus aujourd’hui. Ce constat est le plus souvent vécu par lui comme une transgression, et il ne se la pardonne pas toujours. D’où un conflit intérieur, qu’il s’efforce d’ignorer. Ce musulman sécularisé aura tendance à se replier sur son quant-à-soi et à éviter toute discussion au sujet de sa foi. Il gardera son islam enfoui au fond de lui-même.
Quelle conséquence peut avoir ce silence des musulmans sécularisés dans les débats internes à l’islam ?
Il est proprement tragique ! Car nous ne parlons pas ici de quelques individus isolés, dénués de représentativité au sein de leurs sociétés respectives. Les croyants dont nous parlons forment une masse critique d’acteurs sociaux particulièrement dynamiques – étudiants, professeurs, avocats, médecins, ingénieurs, entrepreneurs, journalistes, écrivains, artistes, etc.
Par le potentiel intellectuel considérable qui est le leur, ils pourraient contribuer à l’éclosion d’une parole musulmane séculière, épanouie, susceptible de prendre toute sa part aux grands débats qui agitent le monde actuel. En désertant le débat religieux, ils laissent le monopole de la parole musulmane aux voix les plus obscurantistes et les plus rétrogrades. Or, le dilemme de ces croyants n’a pas lieu d’être. Il n’est pas imputable au Coran, mais au dogme selon lequel la parole de Dieu serait globalement imprescriptible.
Dans l’islam, le Coran étant la parole de Dieu et Dieu étant infaillible, ce dogme paraît pourtant couler de source…
En fait, il repose sur un postulat implicite tout à fait discutable, selon lequel la parole de Dieu est de même nature que Dieu lui-même. Cette parole se situerait donc par essence hors du temps. Ce postulat a été réfuté par certains des plus grands penseurs musulmans. Dans la Bagdad du IXᵉ siècle, c’est le cas de la célèbre école théologique des mutazilites.
Les mutazilites considèrent en effet que le Coran est « créé ». Cela signifie qu’il n’est pas consubstantiel au Créateur, mais est passé par un « lieu de la Création », en l’occurrence le prophète Muhammad [Mahomet]. Si Dieu a bien inspiré le contenu du Coran à son messager, c’est ce dernier qui l’a mis en paroles et ce, dans une forme nécessairement liée au contexte et à la culture de son temps.
Cette position ouvre aux croyants une indéniable marge d’interprétation du texte coranique. Toutefois, les mutazilites ont vu se lever contre eux un courant traditionaliste qui soutient que le Coran est « incréé », qu’il appartient à un archétype transcendantal préexistant à la Création et programmant à l’avance l’ensemble du dessein divin. Selon eux, la parole de Dieu est consubstantielle au Créateur lui-même.
L’essentiel pour les croyants est alors de s’en remettre absolument au Coran. Dans cette approche, l’imprescriptibilité globale du texte coranique s’impose comme l’évidence même. Les crises religieuses, les divisions politiques et les revers militaires entraîneront finalement le déclin et la disparition de l’école mutazilite et favoriseront l’approche traditionaliste, jusqu’à son triomphe final, à la fin du XIIᵉ siècle.
Plus récemment, d’autres penseurs musulmans n’ont-ils pas essayé de relancer les idées jadis portées par les mutazilites ?
Depuis la fin du XIXᵉ siècle, plusieurs générations de réformateurs musulmans s’efforcent de réhabiliter la liberté d’interprétation du texte coranique, en s’appuyant cette fois sur l’esprit des Lumières. Cependant, les gardiens du dogme considèrent comme illégitime le fondement même de leur démarche.
Les arguments de ces réformateurs sont en effet puisés dans des disciplines comme la linguistique ou l’histoire, qui permet par exemple d’expliquer le Coran en prenant en compte le contexte de l’Arabie du VIIᵉ siècle. Or, il s’agit là de sciences profanes étrangères à l’islam. Ces réformateurs sont donc disqualifiés d’office par les théologiens, parce qu’ils portent sur la chose divine un regard extérieur à elle. Aussi leurs ouvrages se trouvent-ils frappés d’interdit.
Pour passer outre cette objection des gardiens du dogme, vous avez donc décidé de vous placer sur le terrain de la théologie plutôt que sur celui des « sciences profanes »…
Oui, nous nous fondons exclusivement sur des arguments tirés de textes exégétiques classiques, indiscutables au regard des gardiens du dogme. Il s’agit des Chroniques (Al-Sîra) compilant les témoignages laissés par les compagnons du Prophète sur ses faits et gestes.
Ces Chroniques, dont la véracité peut naturellement être discutée par les historiens, sont tenues par le croyant comme un texte globalement digne de foi. Elles sont au fondement d’une branche à part entière de l’exégèse coranique, les Asbâb nuzûl al-qur’ân, ou « Circonstances de la Révélation du Coran ». Quant à nous, elles nous intéressent, puisque ce sont des références que les gardiens du dogme ne peuvent pas récuser.
A la lecture des Chroniques, il apparaît que Dieu a présidé, en temps réel, à la naissance d’une nouvelle communauté. Ce faisant, Il ne s’est pas contenté de dicter aux premiers musulmans les principes essentiels de l’islam. Il a aussi choisi de les accompagner dans leur quotidien, en vue de leur permettre de traduire ces principes en règles de vie dans les limites du cadre historique qui était le leur. Le Coran comporte donc des commandements spirituels, mais aussi des injonctions très circonstancielles, qui correspondent au contexte social et culturel de l’Arabie du VIIᵉ siècle.
Votre argumentation, appuyée sur plusieurs exemples tirés du Coran et commentés par les exégètes classiques, vous conduit à rejeter le dogme de l’imprescriptibilité globale du Coran. Comment arrivez-vous à cette conclusion ?
Dieu assume explicitement la « descente » du Coran dans la durée. Il intervient dans la trame du temps pour commenter des événements ou pour intervenir dans une action en train de se dérouler. Il va même jusqu’à changer des règles qu’il a précédemment édictées. Il arrive ainsi que des compagnons de Muhammad se plaignent de la dureté de certains versets du Coran. Dieu peut alors révéler de nouveaux versets, rendant caducs les précédents.
C’est ce que l’on voit par exemple dans la deuxième sourate, aux versets 284-286. Dieu dit d’abord : « Que vous dévoiliez ce qui est en vous ou que vous le cachiez, Dieu vous en demandera compte. Puis Il pardonne à qui Il veut et punit qui Il veut ». Les chroniqueurs musulmans nous apprennent que les premiers musulmans sont alors accablés par ce que vient de leur révéler Muhammad. Dieu leur semble en effet bien trop sévère.
Ils peuvent certes s’astreindre à la prière, au jeûne, à l’aumône, mais ils ne peuvent pas empêcher certaines pensées mauvaises de leur traverser l’esprit. Ils expliquent donc à Muhammad que si Dieu sanctionne chacune des pensées impures qui passent par leur tête, ils seront tous condamnés à l’Enfer, puis ils s’en vont, en proie à une grande détresse.
Face à cette situation, un nouveau verset est alors révélé à Muhammad : « Dieu ne charge une âme que de ce qu’elle peut porter. Elle aura, pour elle ou contre elle, ce qu’elle se sera acquis ». Les chroniqueurs musulmans ultérieurs indiquent que Muhammad explicitera ce second verset, en disant : « S’agissant de mon peuple, Dieu ferme les yeux sur les pensées de chacun, tant que ces pensées n’ont été traduites ni en actes ni en paroles ».
Parmi des dizaines d’autres, on peut encore donner l’exemple de la sourate 2, verset 187. Durant le jeûne du Ramadan, les musulmans pouvaient avoir des rapports sexuels avec leurs femmes jusqu’au moment où le sommeil les prenait. Après quoi, il leur était enjoint de s’en abstenir jusqu’à l’heure de la rupture du jeûne le jour suivant. Il arriva toutefois que plusieurs des plus proches compagnons du Prophète, s’éveillant au cours de la nuit, ne purent s’empêcher d’approcher leurs femmes. Ils avouèrent leur faiblesse au Prophète, qui implora pour eux le pardon du Très-Haut.
Dieu lui révéla alors le verset suivant : « Le rapport avec vos femmes vous est permis la nuit du jeûne (…) Dieu a su que vous vous faisiez du tort. Il vous a blanchis. Il vous a pardonné. Fréquentez donc vos femmes… » Non seulement Dieu pardonne aux pêcheurs leur écart, mais Il change la règle édictée. Il leur permet désormais ce qu’il leur avait d’abord interdit.
On voit bien que, dans sa révélation à Muhammad, Dieu fait parfois « descendre » des versets qui infléchissent, voire infirment des versets précédents. Ce principe de l’abrogation est même explicitement posé dans le Coran en sourate 2, verset 106. On y lit en effet : « Dès que nous abrogeons un verset, ou que nous l’effaçons des mémoires, nous en apportons un autre, meilleur ou analogue ». L’origine divine du Coran n’empêche donc pas qu’il comporte une dimension temporelle, et qu’il contienne donc des prescriptions circonstancielles. C’est ainsi que Dieu l’a voulu.
On ne peut pas lire le Coran – on ne doit pas le lire – comme si chacun de ses versets revêtait une portée absolue et éternelle. Si Dieu a voulu que certains de ses commandements aient une portée uniquement conjoncturelle, c’est trahir sa volonté que de leur prêter une portée intemporelle. Le dogme de l’imprescriptibilité globale du Coran doit être rejeté, parce qu’il est démenti par le Coran lui-même.
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