« Non, toutes les femmes ne considèrent pas tous les hommes comme coupables »

Tribune

Publié le 26 septembre 2024      LE MONDE

Nathalie Heinich

Sociologue

 

En accusant les hommes et la masculinité d’être collectivement coupables des crimes de Mazan, certaines féministes pratiquent une forme de communautarisme et de « sexisme inversé ».

Le procès des viols de Mazan suscite d’étranges prises de parole : la cinquantaine d’hommes accusés de viol sur une femme inconsciente que leur a livrée son mari y deviennent « les hommes », comme si la partie valait pour le tout et l’individu pour la soi-disant « communauté ». Ainsi cette affaire atroce prouverait-elle que « les hommes » sont tous des « violeurs en puissance », porteurs de la « culture du viol » et agents d’un « patriarcat » tout-puissant qui dicterait encore sa loi, toujours et partout, depuis les bancs du Parlement jusqu’au fond des chambres à coucher. Pis : « les hommes », ainsi réduits au statut de représentants d’une catégorie immuable, seraient forcément « coupables » ; et si ce n’est de viol, c’est au moins « coupables d’être restés indifférents », comme l’écrit la philosophe Camille Froidevaux-Metterie dans Lemonde.fr le 19 septembre : « Oui, tous les hommes sont coupables. »

Voilà qui trahit une étrange conception de la justice, indifférente à la réalité des comportements individuels mais prête à accuser quelqu’un par principe, en raison de son appartenance à une catégorie à laquelle il ne peut rien, en l’occurrence son sexe : soit le déni même du principe de justice qui fonde nos démocraties. Cela s’appelle du sexisme, même si c’est sous la forme d’un sexisme inversé – le « dominant » devenant le coupable. On retrouve là l’équivalent du « privilège blanc » invoqué par les nouveaux militants antiracistes (aujourd’hui « décoloniaux ») pour stigmatiser tous ceux qui sont nés avec la peau blanche.

Un tel raisonnement conduit à inverser les discriminations plutôt qu’à les supprimer : drôle de conception de la justice ! Il conduit aussi à réduire chaque individu à une catégorie dont il serait comptable : drôle de conception des droits de l’homme et de l’idéal universaliste qui guida notre Constitution ! Il conduit enfin à banaliser le crime en relativisant les responsabilités, puisque tous les hommes seraient, par principe, coupables : drôle de façon d’exprimer sa solidarité envers Gisèle Pelicot !

La culpabilisation comme arme d’emprise

Ce nouvel esprit militant a un nom : communautarisme. Pour peu qu’il se double, comme ici, d’une réduction du monde social et des relations humaines à l’interprétation exclusive par la « domination », il rejoint ce « vigilantisme » qui est devenu la nouvelle norme comportementale, enfermant chacun dans le statut soit de victime, soit de bourreau, et installant un climat de guerre permanente, de suspicion, d’accusations culpabilisantes. Ce « néoféminisme » cauchemardesque s’est approprié le mouvement #meetoo pour en inverser la finalité, passant de la solidarité à la guerre de toutes contre tous, et de la prise de conscience à l’obscurantisme.

Pis encore : voir ce type d’anathèmes s’énoncer au nom du « féminisme », c’est un crève-cœur pour toutes celles qui, comme moi – et nous sommes nombreuses – se sont battues pour l’idéal d’un féminisme universaliste, unissant hommes et femmes dans une commune visée d’égalité et d’émancipation. Voilà qui donne envie de crier : « Not in my name ! » Car, non, toutes les femmes ne considèrent pas « tous les hommes » comme coupables. Ce n’est pas en notre nom, féministes, que s’expriment celles qui disent « nous » en s’adressant aux « hommes » en général », avec des phrases aussi consternantes que : « Aujourd’hui, nous leur disons, ayez honte. » Eh bien non : ce « nous » ne désigne ni les femmes ni les féministes, mais uniquement un quarteron de néoféministes communautaristes, qui utilisent la culpabilisation comme une arme d’emprise.

 

Car ne nous leurrons pas : invoquer la « honte » que tous devraient éprouver pour le seul fait d’être un homme, c’est utiliser un vieil artifice psychologique – la culpabilisation – pour exercer une emprise sur autrui. Certaines femmes d’ailleurs (et je n’ai pas écrit « les femmes ») savent parfaitement manier cette arme redoutable qui leur permet de jouir, au sein des couples et des familles, d’un pouvoir qu’elles n’ont pas forcément ailleurs. C’est un comportement dont j’aurais honte, si je me sentais comptable de « toutes les femmes » – mais je ne suis, heureusement, comptable que de mes propres actes, comme tout un chacun dans une société civilisée.

S’interroger concrètement

Et donc : au lieu d’enfermer « les hommes » dans la honte d’actes qu’ils n’ont pas commis et ne commettraient sans doute jamais, ne serait-il pas préférable de s’interroger, concrètement, sur ce qui a amené cette cinquantaine d’hommes à accepter que s’abaissent à ce point leurs barrières morales ? Quelle part y jouent l’anonymat des réseaux sociaux, la normalisation des délires pornographiques par leur diffusion sans frein sur Internet, le manque d’éducation parentale aux rapports humains, la toute-puissance du désir érigée en visée légitime, ou encore certains traits spécifiques partagés par les accusés et qu’une étude approfondie permettrait peut-être de mettre au jour ?

 

 

Mais ces questions ne peuvent plus se poser dès lors que « tous les hommes » sont désignés à la vindicte de femmes aveuglées par leur colère, ou fascinées par l’emprise que leur offre une mobilisation collective pour une cause légitime. Et qui ne savent plus raisonner qu’en fonction d’un « nous » qui pourtant ne représente qu’elles-mêmes, hargneusement affronté à un « eux » imaginaire. Triste naufrage de l’idéal de justice et d’humanité que devrait pourtant raviver ce procès hors norme.

Nathalie Heinich est sociologue, autrice de « Etats de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale » (Gallimard, « Tel », 2018).