Nouvelle-Calédonie : « La solution de compromis la plus raisonnable est l’indépendance en partenariat »

 

Nouvelle-Calédonie : « La solution de compromis la plus raisonnable est l’indépendance en partenariat »

Tribune . Publié le 08/06/2024. LE MONDE

 

Benoît Trépied

Anthropologue spécialiste de la Nouvelle-Calédonie, chargé de recherche au CNRS

 

A force de privilégier le point de vue des loyalistes et de refuser l’émancipation progressive de l’archipel, les autorités françaises ont laissé une situation chaotique s’installer, alors que la création d’une « Kanaky-Nouvelle-Calédonie » pourrait ramener la paix, estime l’anthropologue Benoît Trépied, dans une tribune au « Monde »

Il y a plus de dix ans, le 11 octobre 2013, un rapport officiel, intitulé « Réflexions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie », était remis au premier ministre de l’époque, Jean-Marc Ayrault. Ses auteurs, le conseiller d’Etat Jean Courtial et le juriste Ferdinand Mélin-Soucramanien, distinguaient quatre sorties possibles de l’accord de Nouméa (1998-2021) : l’autonomie pérennisée, l’autonomie étendue, la pleine souveraineté avec partenariat et la pleine souveraineté sans partenariat. Chaque option était explorée et les problèmes politiques, sociaux et juridiques susceptibles de surgir étaient examinés en détail.Il ne fait guère de doute, à la lecture du rapport, que la solution de compromis la plus raisonnable est la pleine souveraineté avec partenariat. Cette voie permet au peuple kanak de retrouver sa souveraineté aliénée par la colonisation depuis la prise de possession de l’archipel par la France en 1853. Or, les événements récents le prouvent, les Kanak ne renonceront jamais à cette revendication. Simultanément, le lien avec la France n’est pas rompu mais profondément renouvelé, car désormais fondé sur l’égalité et le respect, et non plus sur des rapports de domination qui trouvent leurs racines dans la période coloniale.

Afin qu’aucun habitant ne se sente abandonné, des relations étroites et durables demeurent entre les deux Etats souverains, comme la double nationalité pour les gens qui le souhaitent. La France continue de fournir des services publics de qualité (des médecins, des professeurs, des magistrats), en échange de l’exercice de certaines compétences régaliennes que la Nouvelle-Calédonie décide librement de lui confier, par exemple la défense ou la monnaie. Ce partenariat peut être gravé dans le marbre des Constitutions des deux pays. Si l’on fait preuve d’intelligence, d’imagination et de volonté politique, tout peut être discuté et inventé.

Forme de décolonisation achevée

Des modèles politiques analogues existent déjà ailleurs : Monaco avec la France, le Liechtenstein avec la Suisse ou, plus près de la Nouvelle-Calédonie, les Etats fédérés de Micronésie avec les Etats-Unis. Face aux velléités expansionnistes de la Chine dans cette région du monde, une indépendance en partenariat privilégié avec la France serait probablement pour l’archipel la meilleure garantie de ne pas tomber dans l’escarcelle chinoise : la stratégie Indo-Pacifique d’Emmanuel Macron pourrait alors se déployer dans un contexte apaisé. A l’inverse de ce qui est en train de se produire sous nos yeux, où la France est désormais pointée du doigt, à l’échelle régionale et internationale, comme une puissance coloniale d’un autre temps.

Depuis plusieurs années, les principaux partis indépendantistes composant le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) revendiquent explicitement ce type d’indépendance en partenariat, qui constitue officiellement, selon les Nations unies, une forme de décolonisation achevée. Inspiré de l’Etat voisin de Papouasie-Nouvelle-Guinée, un nom de pays symbolise ce projet : la « Kanaky-Nouvelle-Calédonie ».

 

Mais les partis non indépendantistes ont toujours refusé jusqu’à présent de discuter sérieusement de cette voie. Alors même que le FLNKS modifiait sa vision de l’émancipation et abandonnait peu à peu le projet d’une indépendance radicale, les loyalistes sont restés arc-boutés sur le statu quo colonial.

A partir de 2021, l’Etat français a adopté le point de vue de ces derniers. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le « document sur les conséquences du oui et du non » à l’indépendance produit par les services de l’Etat – le Haut-Commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie – en juillet 2021. Ce texte n’explore qu’un choix binaire et n’envisage que le scénario catastrophe d’une indépendance de rupture, sans un mot pour la pleine souveraineté en partenariat. Bien loin donc des analyses fines et nuancées du rapport Courtial-Mélin-Soucramanien de 2013.

Tension vive dans l’archipel

Tout se passe comme si les loyalistes et les responsables au sommet de l’Etat étaient revenus à un référentiel politique digne des années 1950, quand il s’agit au contraire d’imaginer une décolonisation d’un genre nouveau au XXIe siècle.

Aujourd’hui, même si les médias nationaux en parlent moins, la tension reste extrêmement vive dans l’archipel. Le voyage express d’Emmanuel Macron sur place n’y a rien fait : il flotte désormais dans l’air un tragique parfum d’Algérie française. Le fossé entre les communautés se creuse chaque jour un peu plus. Pour les Kanak, le déploiement massif des forces de l’ordre sur le terrain ressemble à un début de guerre coloniale qui ne dit pas son nom.

A force de refuser de jouer le jeu de l’émancipation progressive de l’archipel comme y invitait l’accord de Nouméa, à force de laisser le projet du destin commun et de la citoyenneté calédonienne aux portes des quartiers blancs et riches de Nouméa sud, à force de ne parler que de « Nouvelle-Calédonie » et jamais de « Kanaky », les loyalistes et l’Etat français ont braqué une grande partie de la jeunesse kanak.

Il est à craindre que celle-ci n’ait plus rien à perdre aujourd’hui, et qu’elle soit prête à tout pour décrocher « Kanaky », et rien d’autre, qu’importe le prix à payer. Mais dans un pays partagé à 50-50 entre « Nouvelle-Calédonie » et « Kanaky », il n’y aura de victoire d’un camp sur l’autre que dans le sang, les drames et la misère, avec des conséquences irrémédiables pour les futures générations.

La seule option qui puisse ramener la paix aujourd’hui et offrir de réelles perspectives de développement sur le long terme, c’est Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Toute autre option risque inexorablement d’entraîner la guerre et la destruction. A condition qu’il ne soit pas déjà trop tard.

Benoît Trépied est anthropologue spécialiste de la Nouvelle-Calédonie, chargé de recherche au CNRS.

Benoît Trépied (Anthropologue spécialiste de la Nouvelle-Calédonie, chargé de recherche au CNRS)