Texte de André Markowicz publié sur Facebook le 09/01/2025.
(Le titre de l'article est de CLA)
Les trois étapes
Une espèce de terreur, de vertige, qui vous prend quand on regarde comment nous avons basculé dans une nouvelle époque après le 24 février. Et si nous étions les témoins d’un basculement en trois étapes ?
La première, c’est l’agression, comme disent, à juste titre, les Ukrainiens, « à échelle pleine » contre leur pays. Et oui, bien sûr que Poutine veut faire disparaître l’Ukraine – et les Ukrainiens. Et oui, bien sûr qu’il y a génocide : non pas, évidemment, celui des russophones par les « bandéristes », mais de tous ceux qui, russophones ou non (mais tout le monde est russophone en Ukraine) ne s’estiment pas russes. Sauf que cette guerre – et bien des gens, dont je suis, le disent depuis le début, – n’est pas une guerre uniquement contre l’Ukraine, mais contre l’idée même de démocratie, et, plus précisément, une guerre contre l’Union européenne. Une guerre contre l’OTAN, certes, mais contre l’OTAN dirigé par Biden et les démocrates. Une guerre qui n’a pas le but de conquérir les territoires de l’Europe occidentale par la force de l’armée, mais de montrer la faiblesse congénitale, structurelle, de la démocratie, puisque les régimes démocratiques ne veulent pas se défendre, ne peuvent pas se défendre. Il s’agit, avec, derrière, la Chine, juste de ça : d’imposer le fascisme par la force et la terreur, et de montrer que la veulerie de ceux qui crient au fascisme. De ce point de vue là, Poutine a gagné sa guerre depuis avril 2022, et même avant. Et, à vrai dire, il l’avait gagnée, cette guerre, avant même de l’avoir commencée, puisqu’il était clair dès le début que si l’Ukraine pouvait prétendre, un jour – pas maintenant (dire que je pensais, en 2022, que ça pourrait être rapide !...) être membre de l’UE, – parce qu’être membre de l’UE, en fait, militairement parlant, ne signifie rien en soi, autant il était clair que jamais l’Ukraine ne serait membre de l’OTAN, parce que l’OTAN avait trop peur de Poutine et que, je le redis une fois de plus, le meilleur garant de la pérennité de Poutine, c’est l’OTAN.
Dans le cas de l’Ukraine et de la Russie, il s’agit d’écraser une population. De l’écraser par tous les moyens possibles, et la torture est un de ses moyens. Les récits de tous les Ukrainiens (de tous, sans exception) qui sont passés par les prisons russes sont formels. La torture est systématique, et les méthodes employées sont celles de la Syrie (ce qui signifie que les méthodes syriennes étaient russes), avec une différence : en Syrie, le régime, installé depuis des années et, pensait-il, pour des siècles, faisait disparaître les gens. En Russie, ce n’est pas tout à fait ça : certes, il y a des gens qui meurent sous la torture, il y a des gens qui disparaissent, mais il y a aussi des gens qui sont échangés et qui, donc, reviennent. Et ce sont ces gens qui reviennent qui racontent. Ils sont relâchés, donc, pour une raison simple : pour qu’ils racontent, et qu’ils fassent peur. Et que leurs récits, – qui comprennent les lieux des tortures et les noms des tortionnaires – prouvent que ceux-ci se savent à l’abri de toute poursuite. La torture est, en elle-même, la proclamation d’une victoire.
Ça, donc, c’était la première étape. Et l’Ukraine, aujourd’hui, ne concerne plus personne (ne me répondez pas « si, moi, elle me concerne ») – mais elle résiste, et elle résiste encore.
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La deuxième étape a été l’agression du 7 octobre 2023 dont le résultat immédiat a été de détourner l’attention du monde de l’Ukraine pour la concentrer sur la Palestine, et qui a ouvert la voie à une autre politique de la force : celle, déjà contenue depuis des années dans les déclarations des partisans de Netanyahou, mais soudain promulguée en tant que doctrine unique du salut d’Israel de la violence radicale, de la destruction radicale, en réponse, non pas d’un groupe terroriste, mais des moyens de vivre de l’ensemble d’une population, – c’est-à-dire l’utilisation de la force, quelles qu’en soient les conséquences, pour imposer une solution qui est aujourd’hui claire comme le jour : imposer la doctrine de la guerre permanente comme seul moyen d’existence d’Israël. L’idée est que s’il y a danger, tous les moyens deviennent légitime non pas seulement pour parer à ce danger, mais pour le prévenir, et même pour le prévenir d’apparaître. Cette doctrine est aussi celle de la légitimité d’une réponse asymétrique : on frappe vingt fois plus qu’on a été frappé, – ce qui est supposé dissuader toute tentative future. – Il y a évidemment des tortures dans les prisons d’Israel, mais l’essentiel de la répression me paraît ailleurs : il s’agit pour le pouvoir israélien en place non pas de « rééduquer » les Palestiniens. Il s’agit d’écraser moralement les gens, de les plonger dans des conditions de vie telles qu’ils perdent toute volonté d’existence, et donc, il s’agit de prolonger la guerre aussi longtemps que possible, pour que le choc mental, moral, social, des destructions fasse son effet sur les millions de personnes concernées. Il s’agit de transformer une population (je ne dis même pas une nation, la nation palestinienne) en troupeau. C’est à cela que nous assistons – sauf que je n’ai pas l’impression que ça marche du tout, ça. Au contraire. Mais la volonté de le faire est là.
Ça, donc, c’est la deuxième étape. – Dans les deux cas, nous avons assisté à une confirmation : l’ONU n’existe pas. Il n’existe aucune loi internationale. Tout cela est de la fiction pure, et l’inculpation par la Cour pénale internationale de Netanyahou est venue le prouver si besoin : les pays de l’UE ont dit qu’ils ne l’appliqueraient jamais.
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S’ouvre aujourd’hui une troisième étape, – d’abord par les déclarations de Musk puis par celles de Trump, qui paraissent totalement délirantes, sur le Groenland, Panama ou le Canada. Ces déclarations, que signifient-elles sinon qu’elles sont la suite de celles de Poutine qui ont mené au 24 février 2022 ? Elles signifient que, maintenant que le camp des « démocraties occidentales » est tellement affaibli, tellement rongé de l’intérieur par la guerre d’Ukraine, par les guerres intérieures liées à l’horreur palestinienne, par les crises économiques induites par la guerre (sachant qu’il existait aussi d’autres raisons, tout aussi graves, pour que les sociétés occidentales soient rongées de l’intérieur), eh bien, on peut vivre dans un nouveau monde. Celui de la force brute et de la guerre généralisée. La guerre, pour l’instant, par les mots. Bientôt la guerre économique – comme si elle n’existait pas déjà ! – mais elle sera bien pire, et l’idée est, là encore, de montrer l’inexistence de la résistance. Que va faire l’UE pour aider le Danemark ? Que va faire le Canada pour ne pas devenir, tout entier, le 51eme état des USA ? Et qui empêchera un corps expéditionnaire américain à Panama ? Parce que, c’est bien ce qui risque d’arriver, là, sous nos yeux, dans les quelques années (voire moins) à venir, même si nous avons commencé par rigoler, même si la réaction première a été de ne pas y croire ?
La seule chose qui soit permanente, c’est ça : les monstres proclament ce qu’ils feront, et personne n’y croit, parce que nous pensons que ce n’est pas possible, puisque nous sommes entre gens du même monde.
Sauf que, ce « même monde », il n’a juste jamais existé.
Et puis, qui défendra Taïwan, quand celui qui tire les ficelles, ou les marrons du feu, décidera qu’il peut y entrer tranquillement ? Taïwan, j’ai l’impression, n’est pas la première cible, mais la dernière... Mais Taïwan, ici, en Occident, qui s’en occupe ?
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En Europe, pendant ce temps, les gouvernements sont incapables (voire, simplement, inexistants) ou rendus incapables par l’union de leurs oppositions contraires, et tout va bien, Madame la Marquise. Le Pen est mort.
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