Patriotisme et nationalisme

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1Aimer sa patrie, c’est l’aimer « in abstracto », disait Durkheim. La préférer à toutes les autres, en revanche, c’est faire « pencher la balance dans le sens où [nous] inclinent [nos] passions personnelles ». Ces passions, ce sont celles du nationalisme. « Pacifisme et patriotisme », écrit en 1908, préfigure le célèbre L’Allemagne par-dessus tout de 1915 et se termine ainsi : « Ce serait à désespérer, si l’on était condamné à ne faire du patriotisme qu’en mettant la France au-dessus de tout ; il faut faire aimer la Patrie […] sans faire dépendre ce sentiment d’un prix particulier attaché à la culture française. »

2Ce que nous dit Durkheim est à la fois simple et profond et témoigne d’une fidélité à l’histoire intellectuelle et politique des deux termes – patriotisme et nationalisme – qui, s’ils ont pu se croiser, partager des traits et produire parfois des effets analogues, renvoient à des sentiments distincts. Le patriotisme peut s’exprimer à travers des formes exclusives, conservatrices et fermées, le chauvinisme par exemple, tandis que le nationalisme peut être républicain, civique ou encore libéral ; il n’empêche : l’amour de la patrie n’est pas la passion de la nation. Affection d’un côté, passion de l’autre, le patriotisme n’a jamais eu la force structurante et transformatrice de la pensée nationaliste : c’est « le nationalisme [qui] crée les nations et non l’inverse », dit Ernest Gellner (1989). Scribes de notre grammaire politique internationale, inventeurs de la solidarité nécessaire entre État, nation, culture et citoyenneté, les entrepreneurs du nationalisme ont fondé un nouveau lien social dans la Modernité politique ; ils sont aussi responsables des événements les plus sinistres de notre histoire politique la plus récente. Il faut ainsi distinguer les manifestations historiques des sentiments patriotiques et nationalistes, la conceptualisation savante des termes, leurs effets politiques et sociaux, l’espoir de leur dépassement enfin dans un monde cosmopolitique.

Deux patriotismes, deux nations

3On a cherché la genèse des nations et du sentiment national dans l’Antiquité et le Moyen Âge. Toutefois, la nation politique, telle que nous la connaissons, d’une part n’existe pas avant les Révolutions et la passion nationaliste et ses effets les plus délétères d’autre part ne sont pas les seules expressions du nationalisme moderne. Il y a, en revanche, des affinités électives entre les patriotismes anciens et les nationalismes modernes ; retraçons leur histoire croisée à grands traits.

4Le patriotisme géographique – l’expression est de Claude Nicolet – correspond au lien interne d’un groupe ethnique se dotant d’une loi, d’un chef et d’une religion ; il est installé sur un territoire, la patria, reconnu par Rome. Ce n’est pas encore une natio. Pour suivre la grande fresque qui va de la patrie romaine jusqu’au Chemin des Dames et le sacrifice des patriotes, dont « le Christ couronne la valeur militaire, [car] la mort chrétiennement acceptée assure au soldat le salut de son âme », il faut lire le Mourir pour la patrie d’Ernst Kantorowicz (1984). Lorsqu’un guerrier romain mourait pro patria, il mourait pour un concept philosophique, les dieux romains, la res publica, mais non pour un territoire politique. Le patriotisme, principe d’unité et d’ordre, liaison organique entre les membres d’une même patrie, était considéré, en Grèce comme à Rome, comme une grande vertu (« dulce et decorum est pro patria mori », dit Horace dans ses Odes, III, 2, 13). Chez saint Augustin et jusqu’à l’époque féodale, patria désigne le lieu de provenance d’un individu (ville ou village natals), et le chrétien, en exil sur terre, mourait pour rejoindre la patria paradisi. Le sens du terme ne change qu’entre les xiie et xive siècles. Désormais la notion de patrie transcende les anciennes limites de la cité et se rapporte à un royaume « national » ou à la couronne tenue pour le symbole visible d’une communauté territoriale. C’est un mouvement prosaïque qui hâte cette mutation : la récolte d’impôts auprès des seigneurs et des Églises pro defensione regni, ou pro defensione Terrae Sanctae, prélevés pour financer les croisades. Au début du xive siècle, Philippe le Bel invente un impôt ad defensionem patriae et exige une contribution ad defensionem natalis patriae auprès de l’Église. Ainsi, la monarchie française inaugure-t‑elle le sens moderne du terme de patrie. Elle est en effet suffisamment développée pour se proclamer la communis patria de tous ses sujets et pour exiger des services extraordinaires en son nom. Guillaume de Nogaret, légiste du roi, va même jusqu’à dire que le parricide est un acte méritoire plutôt qu’un crime lorsqu’il s’agit de défendre patriam [meam] regnum Franciae. Le mouvement d’identification du sujet à sa patria natalis et la justification spirituelle de la mort pour celle-ci correspondent à la grande vague d’unification territoriale des royaumes et des Empires : « à un certain moment de l’histoire, l’État comme abstraction ou l’État comme corporation [est] apparu comme un corpus mysticum et [que] la mort pour ce nouveau corps mystique [a] gagné une valeur égale à celle d’un croisé pour la cause de Dieu » (Kantorowicz, 1984). Le patriotisme est alors religieux avant d’être politique.

5Le patriotisme historique prend le relais ; le patriotisme est sécularisé et arrimé à la nation politique, culturelle et territoriale. En France, le célèbre discours de RenanQu’est-ce qu’une nation ? de 1882, prononcé quelques années après la défaite de 1870, est exemplaire de ce mouvement. Renan, on le sait, y parle du « plébiscite de tous les jours » qui doit refléter le « consentement, le désir de vivre ensemble […] et la volonté de faire valoir le riche legs de souvenirs que nous avons reçu indivis » : héritage et projet commun répondent moins à la conceptualisation allemande du Volksgeist par Hegel, un génie réalisé dans et par l’État, où la dimension politique prime sur la dimension culturelle, qu’aux classiques (Goethe, Schiller, Lessing, Novalis) et aux romantiques (Fichte, Schelling ou Herder) des générations précédentes.

6Entretenu pendant deux siècles, le dialogue franco-allemand sur l’identité du peuple et le patriotisme a donné lieu, dans la littérature savante sur le nationalisme, à la dichotomie simplificatrice entre les deux nations : la Staatsnation, ouverte et civique d’un côté, et la Kulturnation, fermée et ethnique de l’autre. C’est évidemment plus compliqué que cela. Pour Lessing, le patriotisme est une « faiblesse héroïque », tandis que pour Herder et Goethe le génie des peuples est un génie poétique et littéraire avant tout. L’idéal politique demeure cependant, pour Humboldt comme pour Goethe qui avait assisté à la bataille de Valmy, celui d’une citoyenneté mondiale [Weltbürgertum] : « Devenir une nation, Allemands, vous l’espérez en vain ; érigez-vous plutôt, vous le pouvez, en hommes libres. » Or, l’idée d’une citoyenneté universelle, héritière de l’idéalisme kantien, passe à l’arrière-plan au début du xixe siècle : le patriotisme culturel bat son plein et, du Nord au Sud, le romantisme gagne les pays protestants : la mélancolie religieuse et la nostalgie piétiste résistent au rationalisme administratif et à l’absolutisme politique. La frustration mystique vis‑à-vis de la Raison et des événements révolutionnaires parisiens, la déception du tournant de 1793, les lectures du Génie du christianisme et enfin les batailles prussiennes et autrichiennes perdues font naître un romantisme national, religieux et populaire. Les Discours à la nation allemande de Fichte (1808) cristallisent le sentiment d’unicité de la nation allemande, l’Urvolk. On le voit, la dialectique patriotisme, citoyenneté, nationalisme ne se construit pas en lieu clos, mais dans un dialogue européen et en marge des champs de bataille. L’Angleterre occupe évidemment une place de choix dans ce commerce d’idées : bien avant l’anglophobie liée à la « perfide Albion », le patriotisme anglais – un lien « éclairé » à la nation, qui, contrairement à la période précédente, n’est plus incarnée par le roi mais désigne désormais une communauté civique indépendante de l’autorité royale – a profondément influencé les penseurs français et contribué à conceptualiser la nation révolutionnaire.

7Il faut retenir trois éléments de cette séquence historique. Cosmopolitisme et patriotisme pouvaient autrefois se conjuguer sans heurts : il était possible de reconnaître le génie culturel d’un peuple spécifique sans dénier un génie analogue aux autres (la nation des Lumières) ; nationalisme, républicanisme et égalité ne sont pas contradictoires puisque les nations sont ouvertes à ceux qui en épousent les valeurs (la nation révolutionnaire) ; mais la passion patriotique ou nationale est exacerbée par la guerre et c’est dans la détermination mutuelle des nations les unes vis‑à-vis des autres que naissent les passions nationales du « long xxe siècle » (la nation nationaliste).

Deux nationalismes, deux passions

8Après les patriotismes géographique et historique, le patriotisme juridique enfin correspond à la formalisation juridique du lien entre État et nation, entre nation et citoyenneté.

9La nation politique, celle de l’État-nation, est issue des mouvements nationalistes et de « l’imaginaire national » patiemment façonné et transmis par ses entrepreneurs les plus dévoués, à commencer par les révolutionnaires français et leurs historiens. Dira-t‑on que la nation est un artefact, une entité sui generis, typiquement moderne, malgré les affinités avec l’idée de patrie que nous avons évoquées – elle serait alors d’une nature politique et sociale distincte des anciennes patries ; ou que c’est un phénomène qui plonge ses racines dans une communalité ancienne, dont seule la formalisation juridique aurait modifié les contours ? Dans la première hypothèse, la construction de la nation est un mouvement social redevable aux bâtisseurs de nations qui va de pair avec l’inclusion politique des masses, l’alphabétisation, la démocratisation et la standardisation territoriale des normes politiques, juridiques, et économiques. Dans la seconde, ce sont les traits culturels, religieux, ou ethniques partagés, la communauté de destin immémoriale qui permettent l’éclosion d’un ordre politique fondé sur la reconnaissance collective d’une ascendance commune. Dans la première hypothèse, le politique construit la culture commune, dans la seconde c’est l’unité préalable d’une culture qui autorise l’unité juridique et politique. C’est le deuxième couple conceptuel qui organise la littérature sur le nationalisme – il n’est pas très différent à vrai dire du couple Staatsnation/Kulturnation. Est-il cependant plus à même de nous renseigner sur les passions nationalistes ?

10On l’a dit, la nation est un concept politique. Il entretient un certain rapport avec l’égalité et donc avec la démocratie. Aux inégalités entre sujets dans l’Ancien Régime, la nation révolutionnaire oppose une camaraderie citoyenne horizontale dont la puissance mobilisatrice est une fonction directe de l’égalité et de la loyauté de chacun. Sa maxime ? Être gouverné par ses semblables. Or cette exigence de ressemblance entre gouvernants et gouvernés est partagée par la nation et la démocratie. Contre les corporations, les communautés religieuses ou les petits pays, la nation dépasse et englobe les entités inférieures, comme la démocratie intègre des individualités indistinctes dans un tout. Le nouvel ensemble est fait de citoyens liés par l’égalité devant la loi, d’un ensemble socialement et politiquement solidaire, et par suite d’une communauté aux mêmes codes culturels. En France, c’est la IIIe République qui aurait accompli ce dernier tour de force : la nation française n’a pu se construire que grâce à la rupture économique et sociale de la révolution industrielle d’une part, et grâce aux outils de la démocratie d’autre part. Si la Révolution a fourni le canevas, il a fallu attendre la fin du xixe siècle pour convertir les terroirs disparates en une nation unifiée, comme l’a montré Eugen Weber.

11Le nationalisme politique prend son essor dès lors que les États sont, pour des raisons pragmatiques, confrontés aux nécessités d’une connaissance générique et d’une culture partagée par tous. Dans les sociétés industrielles, la nouvelle nature du travail est telle qu’elle ne dépend plus de l’environnement immédiat de production, mais exige des compétences et un langage standardisé, « hors contexte » ; du travailleur aspirant à l’emploi et à la mobilité, elle exige la maîtrise d’un code culturel qu’il ne peut acquérir que grâce à l’éducation publique et générale dispensée, dans la langue nationale, par l’État. La formation des nations modernes requiert la constitution d’un espace culturellement homogène, alors que, dans le monde traditionnel, la reproduction culturelle reposait au contraire sur des barrières de communication. « L’enfant qui naît appartient à deux autorités à la fois, au père qui lui a donné le jour, […] et à l’État, qui voit en lui le citoyen futur, le continuateur de la nation », dira Jules Ferry. L’éducation est destinée à effacer les structures anciennes qui maintenaient les différences culturelles, de sorte que l’État et la culture se trouvent désormais dans une double interdépendance : l’État est le gardien de la culture, et la culture (via l’éducation, la glorification de l’histoire nationale, mais aussi grâce à la stricte égalité des programmes : nous avons tous lu Phèdre en 4e) est la principale légitimation de l’État. « Le pouvoir centralisateur du fusil et du livre » fait de la culture le dépositaire naturel de la légitimité politique. Le système éducatif sanctionne et unifie des cultures qui représentent presque le seul type d’unité avec lequel, souvent avec ardeur, les hommes veulent s’identifier. En bref, dans cette nouvelle configuration, l’importance sociale des frontières culturelles diminue, tandis que l’importance politique des frontières culturelles augmente. Et ce n’est qu’à partir de ce moment-là que le franchissement des frontières fait scandale : les hommes souhaitent être politiquement unis à ceux, et seulement ceux, avec qui ils partagent une même culture.

12L’autre lecture des origines et de l’avènement des nations – il faut des préconditions culturelles à la formation d’un peuple et d’un État – est soutenue par trois séries de justifications : les auteurs perennialistes ou ethno-symbolistes d’abord, comme Anthony Smith, disent en substance que « les nations et le nationalisme modernes ont seulement élargi et approfondi les […] anciennes conceptions et structures ethniques. Le nationalisme a certainement universalisé ces structures et ces idéaux, mais les nations modernes “civiques” n’ont pas, en pratique, réellement transcendé l’ethnicité et les sentiments ethniques » (1986). Les auteurs fonctionnalistes ensuite défendent l’idée selon laquelle le nationalisme offre de nouveaux dieux dans une modernité séculière et désenchantée, que le nationalisme est un substitut fonctionnel à la chaleur de la communauté religieuse, devenue indésirable dans l’État laïque. Ceux enfin qui, idéologues et conservateurs, épousent la vieille idée organiciste de la nation-corps qui dilue les identités dans un tout inséparable (la France est un « corps de familles » selon Maurras), conçoivent les relations inter-nationales comme une défense organisée de l’intégrité de ce corpus culturel national, et veulent débarrasser les cultures domestiques de leurs impuretés. En France, la Ligue des Patriotes, l’Action française et leurs formations sœurs sont représentatives de ce courant qui rejette tout à la fois la démocratie, soutiennent la fusion de l’individu dans le tout national (les « déracinés » de Barrès ont perdu le sens de « l’appartenance et de la valeur de la communauté naturelle »), et défendent, au besoin par l’attaque, les frontières nationales. On disait plus haut que le nationalisme, à la différence du patriotisme, structure une pensée politique. On le vérifie en opposant le nationalisme des maurassiens au patriotisme des républicains ou des socialistes du tournant du siècle – l’affaire Dreyfus n’y est pas pour rien : les premiers sont mus par la passion de l’exclusivité et la pureté nationales, les seconds par l’égalité et l’ouverture au monde. Les premiers sont nationalistes, les seconds sont patriotes et épris d’égalité et de liberté comme Jaurès : la patrie « est un moyen de liberté et de justice […]. Le jour où elle se tournerait contre les droits de l’homme, contre la liberté et la dignité de l’être humain, elle perdrait ses titres. […] Le jour où un seul individu humain trouverait, hors de l’idée de patrie, des garanties supérieures pour son droit, pour sa liberté, pour son développement, ce jour-là l’idée de patrie serait morte » (1898).

13On serait tenté de conclure que les passions « primordiales » sont plus puissantes que les passions apaisées des nations démocratiques. Mais le pluralisme démocratique est-il vraiment immunisé contre les passions nationalistes ?

Résistances et remèdes aux passions nationalistes

14À trois conditions : que l’imaginaire national et ses affects ne nous fassent pas oublier que la congruence entre communautés culturelles et unités politiques est due à la contingence et non à la nécessité – leçon de modestie ; que le désir de reconnaissance ou l’amour de la distinction ne se mue en passion fanatique – leçon de tempérance ; que l’on délie enfin l’amour légitime pour notre culture et le tracé des frontières qui la borne – leçon de sagesse politique. On obtiendrait alors une ultime variante du patriotisme, une version « post-nationale », le patriotisme constitutionnel. Inspiré par le droit cosmopolitique kantien, il ne renonce pas à l’idée d’une communauté de destin chère aux patriotes comme aux nationalistes, mais il en élargit l’horizon et le sens. Pour Habermas, le patriotisme constitutionnel est un patriotisme dénué d’affect et attaché aux principes constitutionnels de l’État de droit. Il n’est plus question d’identification ethnique ou linguistique dans une nation exclusive, mais de reconnaissance mutuelle des sujets de droit liés par les principes fondateurs de l’État de droit. Habermas ne renonce pas non plus aux spécificités culturelles des uns et des autres, mais il résiste à l’idée de la propriété d’une culture par un peuple d’une part, à la socialisation politique des individus au sein d’îlots culturels d’autre part. L’éducation politique doit se faire en vue d’un bien commun, au-delà des biens nationaux particuliers ; idéalement au sein d’ensembles régionaux plus vastes (l’Union européenne par exemple) qui représenteraient les individus dans des circonscriptions transnationales plus pertinentes et plus à même de répondre aux problèmes politiques contemporains. Il n’est pas anodin que Habermas ait choisi le terme de patriotisme pour faire valoir son idée d’une ère post-nationale. Malgré les vicissitudes de l’histoire, le terme conserve sa connotation heureuse. Les politiques d’aujourd’hui ne s’y trompent pas : mieux vaut enfouir son nationalisme sous le terme bienveillant de patriotisme. Éclatante clairvoyance de Durkheim ici encore (« ce serait à désespérer, si l’on était condamné à ne faire du patriotisme qu’en mettant la France au-dessus de tout »), le « nationalisme interne », sous couvert de patriotisme, ne saurait être que réactif et revanchard, hostile à la République et à l’État de droit.