//Dans Alternatives Economiques du 07/10/2023
Dans son dernier ouvrage paru en juin, Quand l’Occident s’empare du monde (XVe - XXIe siècle). Peut-on alors se moderniser sans s’occidentaliser ? (CNRS Editions), Maurice Godelier, anthropologue de réputation internationale, médaille d’or du CNRS, se livre à une analyse historique approfondie pour répondre à une question qui, dit-il, le préoccupe depuis longtemps.
Fort de sa longue expérience qui l’a conduit sur le terrain en Nouvelle-Guinée (Océanie), mais aussi en Afrique, en Amérique latine, il s’interroge sur les liens entre modernisation et occidentalisation à travers le monde.
Il évoque notamment le cas de pays qui, se modernisant, ont tracé des lignes rouges où la religion joue souvent un grand rôle et établit une typologie des résistances à l’Occident. Cependant, selon lui, la principale menace pour ce dernier provient de ses tensions internes.
Pourquoi ce livre sur l’occidentalisation du monde ?
M.G. : Ce livre est une réponse à une question que je me posais en 2019 dans Les fondamentaux de la vie sociale (CNRS Editions). En fait, elle ne m’avait jamais quitté depuis 1981, date de mon dernier travail de terrain parmi les Baruya, une tribu vivant dans les Hautes-Terres de la Nouvelle-Guinée, « découverte » et pacifiée par l’administration coloniale australienne en 1960. Après les militaires vinrent les missionnaires, ensuite les universitaires.
J’arrivais chez les Baruya en 1967 et j’ai vécu et travaillé parmi eux un total de sept ans entre 1967 et 1981. Le pays cesse d’être une colonie en 1975, l’Australie lui « accordant » l’indépendance. J’ai assisté en 1975 aux premières élections « nationales » dans un pays comptant plus de 800 tribus et groupes ethniques qui ne comprenaient pas ce que signifiait « voter » pour « envoyer des députés » à la première « Assemblée nationale ».
J’avais auparavant, de 1967 à 1975, assisté à l’entreprise de scolarisation et de christianisation de pasteurs luthériens. Puis ce fut l’entrée de la société baruya dans l’économie de marché, d’abord sous une forme coloniale bien connue : 30 % des jeunes hommes de chaque village sont envoyés travailler pour deux ans sur les plantations des Blancs sur la côte de l’île. Puis la distribution gratuite de plants de caféiers par de grandes sociétés occidentales pour que les Baruya aient quelque chose à vendre afin de pouvoir acheter les marchandises des Blancs.
J’ai donc observé, dès son origine, le processus d’occidentalisation forcée des Baruya (élections, scolarisation, christianisation) et de modernisation (culture du café, travail en plantation, émigration vers les villes, commerce, monnaie nationale avec la kina, indexée sur le dollar australien, après l’avoir été sur la livre sterling), outils européens, etc.
C’est dans les derniers jours de mon dernier séjour en 1981 qu’un groupe d’hommes et de femmes est venu me demander d’écrire sur une feuille de papier de nouveaux noms pour chacun d’entre eux, des noms chrétiens. « Pourquoi ? », demandai-je. « Pour être modernes », me répondit un jeune homme qui avait travaillé en ville. « Qu’est-ce qu’être moderne ? », lui demandai-je alors. « Etre moderne, Maurice, c’est très simple. C’est suivre Jésus et faire du business. »
Sa réponse et sa formule m’ont incité à retracer pour moi-même les formes, les étapes et les fondements de la domination militaire, économique, financière et politique de l’Occident sur le reste du monde.
Le cas du Japon a particulièrement retenu votre attention…
M.G. : L’histoire du Japon m’a fait découvrir que se moderniser n’est pas un problème « moderne » ! Au VIe siècle de notre ère, le Japon avait emprunté à la Chine la riziculture, la sériculture, l’écriture et un modèle d’Etat, suivi de l’introduction du bouddhisme. Bref, des éléments fondamentaux de son organisation sociale et de sa culture.
Le slogan à l’époque était quelque chose comme « Emprunter à la Chine sans faire perdre au Japon son âme ». Les Japonais se sont sinisés sans devenir pour autant des Chinois.
Au XIXe siècle, ils firent de même face au dictat des Occidentaux d’ouvrir leurs ports au commerce sous menace d’invasion. Leur réponse fut la révolution Meiji qui liquida le shogunat et modernisa à marche forcée le pays avec pour mot d’ordre « Emprunter aux Occidentaux sans faire perdre au Japon son âme », c’est-à-dire son identité. Et pour cela ils fixèrent deux lignes rouges que l’occidentalisation du pays ne devait pas toucher : l’empereur et le shintoïsme, religion d’Etat.
« Au cours de l’histoire, beaucoup de pays ont eu pour premier pas vers l’occidentalisation celui de moderniser leur armée »
On peut ainsi imiter l’Occident en partie pour mieux le combattre. C’est le cas de la Chine de Xi Jinping aujourd’hui.
Au cours de l’histoire, beaucoup de pays, la Russie des tsars, l’Empire ottoman, ont eu pour premier pas vers l’occidentalisation celui de moderniser leur armée, d’emprunter aux pays européens leur armement et leurs tactiques militaires. Et comme pour se militariser à l’européenne il fallait s’industrialiser, le deuxième pas était d’importer des ingénieurs et de s’ouvrir aux sciences modernes au fondement de l’industrialisation.
Vous dites que l’occidentalisation passe par l’adoption du capitalisme, la démocratie parlementaire et, via le christianisme, un certain rapport à la religion.
M.G. : C’est une définition possible des étapes et des formes de l’occidentalisation en marche d’un pays. Cependant, la deuxième condition reste fragile et la troisième – la séparation du pouvoir politique et du pouvoir de la religion localement dominante, c’est-à-dire la sécularisation de l’Etat – n’est pas universelle dans les pays capitalistes occidentaux. Celle-ci n’existe pas en Grèce, en Hongrie. Elle est contestée en Pologne, etc.
L’empire russe offre un autre éclairage sur le sort des peuples colonisés.
M.G. : Bien entendu, la Fédération de Russie est un empire colonial qui subsiste. Des dizaines de groupes ethniques ont été conquis et russifiés au cours de l’expansion de l’empire des tsars jusqu’au Kamtchatka. La proclamation d’indépendance des Tchétchènes et d’autres groupes du Daghestan fut écrasée dans le sang et ces peuples mis sous tutelle par les Russes blancs.
Qu’en est-il de la Turquie kémaliste ?
M.G. : Avant même l’arrivée au pouvoir de Kemal Atatürk, l’élite réformatrice turque avait décidé de liquider – avec l’aide des Kurdes – les populations qui n’étaient pas turques et vivaient depuis des siècles au sein de l’Empire ottoman, Arméniens, Grecs, juifs, Azéris, etc. Premier grand exemple de « nettoyage ethnique ». Les Kurdes, depuis, restent un problème pour les Turcs.
Lors de la désintégration de l’Empire ottoman, Atatürk fonda la première république laïque du monde musulman en liquidant non seulement le sultanat mais aussi le califat, ce qui lui valut la haine d’une grande partie du monde musulman. Atatürk modernisa le pays à marche forcée. Il a, entre autres, été le premier à scolariser les filles, à accorder le droit de vote aux femmes (bien avant la France), et même d’être élues dans les conseils municipaux. Il imposa un Etat laïc.
En Iran, le Shah a, écrivez-vous, aussi tenté une modernisation « à marche forcée ».
M.G. : En Iran, c’est surtout après la Seconde Guerre mondiale, avec la révolution blanche imposée par Mohammad Reza Pahlavi, que l’Iran se modernisa profondément. Priorité à l’éducation des filles, création d’aéroports, de ports, d’universités, envoi en masse d’étudiants à l’étranger, aux Etats-Unis surtout.
Mais la brutalité des méthodes, l’enrichissement scandaleux d’une minorité occidentalisée, la corruption, le chômage et la misère de millions de paysans expulsés de leurs terres et vivant mal en ville permirent au clergé chiite de profiter des mécontentements et de se retrouver à la tête de l’opposition au Shah, d’où en 1979 le retour d’exil de Khomeini et son arrivée en sauveur du peuple. La République islamique d’Iran allait être proclamée et toute opposition décimée.
C’est la même brutalité qu’avait exercée Atatürk pour moderniser et occidentaliser le pays et qui, quelques décennies après sa mort, a fait revenir en force les partis islamistes. Avec l’arrivée au pouvoir d’Erdogan, soutenu par la bourgeoisie turque qui s’est beaucoup enrichie avec la nouvelle expansion industrielle et commerciale du pays, un processus de « désoccidentalisation » est en cours.
Le religieux joue-t-il toujours un rôle essentiel dans ces processus ?
M.G. : Dans l’Inde des castes, le brahmane est d’un statut plus élevé et d’un degré de pureté plus grand que les kshatriya, la caste des guerriers à laquelle appartient le raja, le roi.
Dans les pays musulmans, l’Etat est au service de l’islam et dans l’Empire ottoman la justice et l’éducation populaires étaient régies selon les préceptes du Coran. Le Coran règle la vie publique et la vie privée des musulmans car le Prophète n’a pas créé seulement une nouvelle religion, il a en même temps fondé un Etat au service de l’expansion de cette religion. On comprend alors qu’au sein des pays musulmans colonisés, leurs luttes pour l’indépendance se firent moins au nom d’un nationalisme qu’au nom de la défense de l’islam. L’échec du prétendu « nationalisme arabe » de Nasser en est la preuve.
« Est-ce le requiem de l’Occident ? Je ne le crois pas, mais pour moi, le risque viendra plus de l’intérieur de l’Occident »
On peut aussi évoquer l’Inde, que Nehru avait voulu république laïque et qui est aujourd’hui avec Modi en train de continuer à se moderniser mais en faisant de plus en plus appel à l’hindouisme et au régime des castes. Il y ajoute le rejet de l’islam, voulant effacer les conséquences de la première colonisation de l’Inde que fut l’instauration d’un empire mongol dans la moitié nord du pays, avec pour conséquence la conversion d’une partie de sa population à l’islam.
Peut-on faire une typologie des résistances à l’Occident aujourd’hui ?
M.G. : Quatre groupes de sociétés sont critiques à l’égard de l’Occident ou en affrontement direct avec lui. D’une part, les anciennes colonies, qui projettent sur l’Occident leurs problèmes et leurs difficultés à les résoudre.
Ensuite, la Russie et la Chine, qui sont devenues des pays capitalistes après la disparition du « mode de production socialiste » en Union soviétique (qui dura soixante-quatorze ans) et la disparition du « mode de production maoïste » en Chine (qui dura vingt-neuf ans), preuve que les temps n’étaient pas arrivés pour qu’ils s’enracinent et se développent comme l’avait fait le mode de production capitaliste. Le mode de production socialiste disparu, restent en Russie Poutine et son régime mafieux et non démocratique ; et en Chine restent le Parti communiste puissamment organisé et Xi Jinping.
Un troisième groupe englobe pratiquement tous les pays musulmans, de l’Afghanistan au Soudan et au Pakistan, sauf l’Indonésie.
Et quatrième groupe, parmi les pays musulmans, spécifiquement la Turquie et l’Iran, qui s’étaient fortement occidentalisés de manière brutale. Est-ce le requiem de l’Occident ? Je ne le crois pas, mais pour moi, le risque viendra plus de l’intérieur de l’Occident si Trump est réélu et aggrave le désordre international et que les démocraties « illibérales » (la Hongrie, la Pologne, la Suède aussi ?) se multiplient.
Le capitalisme, en se mondialisant, a créé à la fois de la prospérité pour certaines classes moyennes et des zones économiquement désertes où règnent un chômage structurel, la pauvreté et, ce qui en est proche, la précarité. S’y ajoutent les problèmes du dérèglement climatique et de la transition énergétique.
Il faudra beaucoup de luttes et des stratégies intelligentes et équitables soutenues par les populations et par les Etats démocratiques pour construire un nouvel avenir au sein de sociétés moins inégalitaires.
Mais ne tombons pas dans l’utopie. La disparition du capitalisme mondialisé enserrant aujourd’hui toutes les sociétés n’est pas pour demain et la disparition de l’Etat n’est pas encore à l’horizon.
PROPOS RECUEILLIS PAR GÉRARD VINDT
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