Peut-on se passionner pour la vérité ?

 
Peut-on se passionner pour la vérité ?

Un grand nombre de nos activités impliquent la recherche de la vérité : la science, la philosophie, les enquêtes policières et judiciaires, le journalisme, la politique, mais aussi les activités les plus banales : chercher un appartement, savoir si votre mari ou votre femme vous trompe ou si votre avion sera à l’heure. La vérité étant aussi austère qu’une vieille gouvernante victorienne, elle semble ne pas se prêter à des élans passionnés. Et pourtant elle suscite bien des passions et elle a autant à voir avec le cœur qu’avec la raison. On peut désirer ardemment la vérité, se battre pour elle, avoir peur d’elle, l’ignorer ou se la cacher passionnément, et avoir vis‑à-vis d’elle toutes sortes d’attitudes, individuelles et collectives, à travers tant de mensonges, de masques, d’élans de sincérité et de mises sur la place publique que sa figure nous vient non pas nue et frêle hors du puits mais tout habillée et trouble.

Mais la plupart du temps, on ne désire ou éprouve des passions variées pour la vérité que parce qu’on la tient pour un instrument en vue d’autres intérêts et d’autres fins : le pouvoir, la gloire, la paix, le bonheur, individuels et collectifs, le triomphe de nos amis et la ruine de nos ennemis. Peut-on se passionner pour la vérité en soi, désintéressée et pure et comme fin ultime de nos enquêtes ? Seuls apparemment semblent le faire les savants et les croyants, ou en tout cas un certain type de savant un peu désuet, qu’on imagine, tels Pierre et Marie Curie, entièrement dévoué à la science comme à une religion. La plupart du temps personne ne croit plus en une Vérité en soi, ni dans le fait qu’elle puisse être une fin ou un objet de nos passions. On soupçonne même le plus souvent qu’elle ne soit qu’une fiction, et le masque de désirs et de volontés bien moins nobles, de petits secrets bien moins avouables, ou l’une de ces illusions dont l’histoire de l’humanité nous a offert tant d’exemples. Selon l’expression fameuse de Nietzsche, la vérité est peut-être une femme, et peut-être n’existe pas : ce qui existe n’est que la volonté de vérité, qui est l’expression de la volonté de puissance. Plus la vérité est objet de désirs et sujet de passions, plus elle semble irréelle et n’être qu’une simple projection des passions dont elle est l’objet. C’est pourquoi la passion pour la vérité semble n’être qu’un leurre.

Même si l’on ne souscrit pas à la thèse nietzschéenne selon laquelle la vérité est une illusion, il faut noter que l’expression même « désirer la vérité » ou « avoir la passion de la vérité » est trompeuse. L’article défini suggère que ce qu’on désire est un certain objet abstrait, la vérité. Mais ce que désire celui qui désire, veut ou cherche la vérité n’est pas la vérité mais croire, ou savoir des vérités. L’objet du désir n’est pas la vérité, mais la croyance ou le savoir que telle proposition (par exemple que Dreyfus n’est pas coupable) est vraie. Et la vérité de la croyance, ou de cette connaissance, est une propriété de la proposition (que Dreyfus n’est pas coupable) qui n’a aucun rapport avec le fait qu’on désire qu’elle soit vraie. Il est vrai que Dreyfus n’est pas coupable si et seulement si Dreyfus n’est pas coupable. On ne peut donc pas désirer la vérité, et encore moins se passionner pour elle, car elle est une propriété de nos pensées ou de nos discours indépendamment du fait que nous désirions que ces pensées ou discours soient vrais. On objectera que cet argument ne vaut que si l’on adopte une conception réaliste de la vérité, selon laquelle elle est une propriété ou une relation entre nos pensées et la réalité indépendante de nos esprits : une proposition P est vraie si et seulement si c’est un fait que P. Les philosophes idéalistes soutiennent au contraire que la vérité est une propriété de nos pensées et de nos assertions, ou une relation (peut-être de cohérence) entre nos pensées et nos assertions. Si la vérité n’est qu’une illusion, ou n’existe pas, alors notre désir de croire ou de savoir des vérités est lui-même illusoire.

Il faut distinguer trois problèmes. Le premier est celui de la nature, ou de l’essence de la vérité. Le second est celui du concept que l’on en a. Le troisième est celui de sa valeur. Il n’est pas nécessaire d’entrer dans les difficultés métaphysiques du premier problème, si l’on a une conception correcte du second. La philosophie classique a toujours admis, à l’instar de Descartes, que l’idée de vérité est « si transcendantalement claire » qu’il n’est pas nécessaire de la définir. Il y a ce que Kant appelait une « essence nominale » de la vérité, associée à quelques platitudes ou truismes : (i) affirmer que « p » est vrai et affirmer que p revient au même : quand on dit qu’il est vrai que « la neige est blanche » on ne dit rien de plus qu’en disant que la neige est blanche (équivalence de la vérité et de l’assertion), (ii) un jugement est vrai s’il correspond aux faits (correspondance), (iii) un jugement peut être faux même s’il est justifié et si tous s’accordent sur sa vérité (objectivité), (iv) la vérité est la norme de l’assertion, de la croyance et de l’enquête (normativité). Ces truismes peuvent être admis quelle que soit la conception substantielle que l’on ait de la vérité.

La valeur de la vérité

La question de la valeur de la vérité est celle de savoir quelles attitudes – principalement des désirs – nous avons vis‑à-vis de la vérité de nos croyances et de la connaissance que nous pouvons en avoir. On peut avoir au sujet de cette valeur deux conceptions : l’une selon laquelle elle n’est que l’expression de nos attitudes, l’autre selon laquelle elle est une propriété réelle des choses. Quelle que soit la position que l’on adopte, la vérité doit être conforme à son essence nominale, qui revient essentiellement à dire que la vérité est une propriété objective qui est la norme de nos assertions et de nos croyances. À partir de là, l’espace de nos attitudes vis‑à-vis de nos croyances est vaste. Dans une situation idéale, qu’on peut penser un peu comme l’état de nature des théoriciens du contrat social, mais qui a des traits communs avec les sociétés primitives des anthropologues et des psychologues évolutionnistes, les agents cherchent la vérité parce qu’elle sert à se procurer des ressources de base, et cela les conduit à chercher les meilleurs informateurs, c’est‑à-dire les plus fiables (Craig, 1990). Personne ne cherche la vérité ou la connaissance en soi, mais relativement à certains types d’intérêts épistémiques (car qui s’intéresserait à des informations triviales comme savoir quel est le nombre de brins d’herbe dans tel pré ?). Mais dans une communauté, l’information est également rare, et peut faire l’objet d’enjeux de pouvoir. Certains peuvent avoir intérêt à mentir, à la cacher ou à la falsifier. Sur cette base on peut définir ce que Williams (2002) appelle des « vertus de vérité » – exactitude, sincérité et authenticité – et des vertus intellectuelles en général (comme la ténacité, la sagesse, l’humilité), mais aussi des vices de vérité ou vices intellectuels (le mensonge, l’esprit faux, l’absence de sérieux). Toute vertu a son double du côté des vices, et peut varier selon les époques. Ainsi la curiosité, ou le désir de savoir, qui était considérée dans le monde chrétien comme un vice (s’occuper des affaires d’autrui, chercher à savoir ce qu’on ne peut savoir et qui est réservé à Dieu), devient dans le monde moderne une vertu, celle de l’enquête scientifique. Ces vertus et ces vices peuvent être des dispositions ou des excellences de caractère au niveau de l’individu, mais aussi au niveau social et institutionnel. Certaines institutions ont pour objectif de rechercher et diffuser la vérité et la connaissance – comme la science, l’éducation et les médias – ou de l’établir – comme l’institution judiciaire – et elles peuvent elles-mêmes avoir leurs vertus et leurs vices (Goldman, 1999). D’autres activités ne peuvent vivre sans la pratique du secret, comme le savent les espions, les militaires et les industriels, mais aussi les médecins et les amants.

La vérité peut-elle être une passion sociale ?

Si l’on admet ce cadre, dans quelles conditions la vérité peut-elle devenir une passion sociale, c’est‑à-dire collective et partagée ? Comme la plupart du temps la vérité n’est pas recherchée pour elle-même, mais en vue d’une fin ultérieure, l’intérêt que l’on a pour elle est relatif à ces fins diverses. Par exemple vos ennemis cherchent à savoir où vous vous trouvez pour vous tuer. Ils peuvent le faire avec passion, mais leur passion est au service d’autres fins. Seule la science, comme entreprise de connaissance, semble pouvoir définir la vérité comme but intrinsèque et non comme instrument en vue d’autres fins. Mais si elle le fait c’est rarement dans d’autres domaines que la science fondamentale, la science appliquée étant le plus souvent attachée à des intérêts sociaux. Pourrait-on imaginer une culture dans laquelle la recherche de la vérité serait la passion prédominante ? Même le monachisme, qui a pu occuper une place centrale dans certaines sociétés, ne concerne que la recherche de la vérité divine. Les groupes qui pensent et agissent au nom d’une vérité religieuse ou politique éveillent plus la crainte que la sympathie. L’idée même, dans nos sociétés contemporaines, d’une classe de gens qui se consacrerait exclusivement à la recherche de la vérité et à sa défense – ceux que Julien Benda (1927) appelait des « clercs » – fait sourire : même ceux qui se définissent comme « intellectuels » le font au nom d’autres objectifs, politiques ou sociaux. On moque aujourd’hui l’intellectuel républicain qui à la manière des Gracques ou des défenseurs de Dreyfus vient sur la place publique pour défendre la vérité. Mais si la vérité comme but de l’enquête et comme valeur sociale nous paraît dans une large mesure un mythe, souvent dangereux, s’est-elle pour autant dévalorisée ?

La démocratie est habituellement pensée comme le règne de l’opinion, et comme rendue possible par la diversité des opinions. La plupart des penseurs politiques, de Hobbes à Rawls en passant par Arendt, considèrent que la vérité n’a pas sa place en politique : non seulement on ne la connaît pas, mais s’en réclamer revient également à fonder le politique sur le théologique. Mais si la justification de la démocratie repose sur des procédures, celles-ci peuvent-elles fonctionner sans recourir à la vérité ? On peut concevoir le vote démocratique comme une recherche de la vérité, et un grand nombre d’institutions essentielles à la démocratie, comme les médias et la justice, ne peuvent pas fonctionner sans elle. La démocratie suppose l’accès de tous à l’information, mais pas le droit de chacun de produire l’information et le savoir. Elle ne peut exister que s’il y a des procédures de contrôle, qui doivent répondre à des critères objectifs et indépendants de l’opinion. Ces procédures sont d’autant plus nécessaires que l’opinion et l’information ont leurs pathologies, renforcées par le régime des médias contemporains. Il y a des pathologies ordinaires de la vérité, telles que le mensonge, qui atteint, avec les phénomènes de diffusion de rumeurs, de fausses nouvelles (fake news) et de bobards dans les réseaux sociaux, des proportions telles qu’on a pu parler d’une époque de post-vérité. Mais la principale menace pour la vérité, dans une société démocratique, n’est pas le mensonge ou l’empire du faux, mais l’indifférence à la valeur de la vérité, qui se manifeste dans la production de ce que Harry Frankfurt (2005) appelle la foutaise (bullshit) et dans l’attitude qui consiste à n’avoir aucun respect pour la vérité. Face à ces vices intellectuels généralisés, la seule forme de passion de la vérité qui soit efficace est la passion de la sobriété, et le seul sentiment adapté à cette passion est le respect. Ils font partie de ce que Hume appelle les passions calmes, et sont sans doute bien plus efficaces que le souci de brandir avec force les emblèmes de la raison. La vraie trahison des clercs est le mépris de la vérité.

 
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/07/2021
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