Philosophie au Collège de France. 2010

Les rares changements concernant la chaire de philosophie du Collège de France, où se sont illustrés tant de grands noms, de Bergson à Merleau-Ponty en passant par Foucault, sont des moments où se réoriente la vie intellectuelle. Claudine Tiercelin, une philosophe peu connue du grand public, vient d’être élue à cette chaire rebaptisée «Métaphysique et philosophie de la connaissance». Elle en prononcera la leçon inaugurale le 5 mai.

Claudine Tiercelin étudie ce que l’on appelle la «métaphysique générale» (ontologie), qui traite simplement de ce qui est et de la manière dont les choses se relient entre elles, et non la «métaphysique spéciale» (théologie), qui traite de la question de l’existence de Dieu. Ainsi Claudine Tiercelin s’occupe des caractéristiques générales de ce qui est.

Élue par la majorité de l’assemblée des professeurs du Collège de France, elle succède à Jacques Bouveresse, arrivé, à 70 ans, à la retraite. Elle publie également un livre, Le Ciment des choses (lire un extrait en pdf), où elle défend une approche métaphysique et réaliste de la connaissance, s’inscrivant dans une tradition analytique peu connue en France – c’est par ailleurs la première fois qu’une chaire parle de «métaphysique» dans toute l’histoire du Collège, un événement en soi.

L’occasion pour Claudine Tiercelin de développer une approche de la philosophie en rupture avec une certaine tradition. Elle nous a accordé un entretien.

Comment s’est passée votre rencontre avec la philosophie?

Ma découverte de la philosophie s’est faite très banalement, mais aussi assez brutalement, à 16 ans, dès que j’ai reçu mes premiers cours de philosophie en classe terminale. La philosophie m’est d’emblée apparue comme une affaire à la fois trop sérieuse et trop exaltante pour qu’elle pût être traitée avec la rigueur et, dirais-je, la lenteur requises autrement que dans un contexte académique.

Vous faites suite à Merleau-Ponty, à Foucault ou à Bouveresse. Que cela vous inspire-t-il?

Dans mon esprit, je fais d’abord suite à Jacques Bouveresse que je tiens, sans aucune espèce de nuance, pour le plus grand philosophe français des cinquante dernières années. Sans doute peut-on estimer que succéder à Jacques Bouveresse par une chaire qui associe la «métaphysique» à la «philosophie de la connaissance» est pour le moins paradoxal, tant on connaît les réserves (que je juge pour une bonne part légitimes) qui peuvent être les siennes sur les audaces des métaphysiciens. Mais c’est quand même lui aussi qui, il y a plus de trente ans, m’a suggéré de commencer une thèse sur le plus grand métaphysicien américain Charles Sanders Peirce, en me soufflant l’idée de me concentrer, pour l’approcher, sur sa manière de répondre, fortement inspirée du réalisme de Duns Scot, au problème, capital en métaphysique, des universaux (des qualités communes à plusieurs objets singuliers, comme la couleur rouge par exemple). Je me permettrai plutôt d’ajouter d’autres noms, pour lesquels mon admiration est immense: Jules Vuillemin bien sûr, et Gilles Gaston Granger. Mais aussi Martial GueroultEtienne Gilson et Ernest Renan, qui furent professeurs au Collège; ou encore Emile MeyersonJacques HerbrandJean Nicod et Jean Largeault. Je suis toujours abasourdie, quand j’entends aujourd’hui parler de philosophie «française», de devoir constater que personne ne juge indécent de ne pas simplement «évoquer» ces très grands noms à cette occasion.

Votre pensée de la connaissance s’oppose à la conception relativiste et constructiviste défendue par la French Theory (Foucault, Deleuze, Derrida…), qui a connu un grand succès. Pensez-vous que l’éclectisme soit possible et souhaitable en philosophie?

Eh bien après m’y être, croyant bien faire, très largement adonnée, en essayant de concilier des styles philosophiques finalement irréconciliables, je me suis rendu compte que sous couvert d’une attitude pluraliste bienveillante, on cède surtout à la paresse intellectuelle, et, pour finir, que l’on y perd son âme. En philosophie, il faut choisir et s’engager. La philosophie est à cet égard, comme la vie: un massacreur de possibles. Tout n’est pas possible en même temps.

Est-ce à dire que vous avez cessé de discuter avec cette tradition?

Je ne vois pas pourquoi j’aurais à me positionner par rapport à Foucault, quel que soit son immense talent. Disons que les problèmes que je juge important de poser en philosophie ne sont tout simplement pas ceux qu’il estime pour sa part important de poser. Je ne risque donc pas de trouver chez lui des éléments qui soient de nature à me faire progresser dans les recherches qui sont les miennes.Demandez-moi plutôt comment je me positionnerais au sein de la grande tradition rationaliste française dans le cadre de laquelle les termes de «connaissance» et de «métaphysique» étaient si évidents que personne n’eût simplement éprouvé le besoin de les définir. Ces termes apparaissent sous la plume de Renouvier, de Gilson, de Gueroult, de Vuillemin: tous font simplement, pour reprendre le mot de E. Meyerson, «de la métaphysique comme on respire» Tous.Pourquoi faudrait-il penser que tout le monde aujourd’hui fait du «Foucault» comme il respire? Est-il à ce point incorrect de préférer «respirer» un autre air?

Comment se font les clivages en philosophie?

Les clivages importants sont ceux qui se font non entre des manières de travailler en philosophie, mais entre des options sur tel ou tel grand problème dans tel ou tel domaine. Et c’est souvent en creusant les nuances que l’on parvient à éviter les difficultés propres à telle ou telle position. C’est ce qui est caractéristique de l’authentique travail philosophique: en fait, c’est la manière dont travaillaient, en philosophie, tous les grands philosophes médiévaux, en confrontant en permanence leurs arguments et en progressant par les réponses aux objections qu’ils se faisaient entre eux. Je continue de penser qu’ils sont un modèle. Pour être profond, il est parfois (et même souvent) nécessaire d’être terne. Et malheureusement, ce n’est pas très vendeur.

La connaissance procède du bien commun

Que pensez-vous justement des leçons d’éthique dispensées par les philosophes médiatiques en vogue?

Le philosophe a son mot à dire et même beaucoup plus, en ce qui concerne la méta-éthique, et il a une utilité irremplaçable pour expliquer, par exemple, en quoi une décision ou une attitude peuvent avoir des incidences «éthiques» très différentes, selon qu’on a une conception plutôt «déontologique», «axiologique», «dispositionnaliste», «expressiviste», «utilitariste» ou «conséquentialiste», mais je constate que la plupart des «éthiciens» professionnels dont la mission centrale devrait pourtant être celle-là, et à la limite s’y réduire, proposent en fait assez rarement des éclairages de cette nature sur la variété possible des positions et sur leurs conséquences respectives, et que beaucoup se croient surtout obligés de procéder à des évaluations de surplomb que, la plupart du temps, n’importe quel homme de bien et de bon sens, formulerait aussi bien et souvent mieux. Je crois vraiment qu’il faut se méfier comme de la peste de «l’éthique» quand elle est devenue, comme c’est apparemment le cas pour certains philosophes, un véritable fonds de commerce. Mais comme disait Peirce, pour déverser la philosophie à la louche, il y a toujours eu des marchands de soupe à tous les coins de rue.

La connaissance a-t-elle encore une valeur universelle, ou du moins sociale?

Cette question me tient beaucoup à cœur et j’y consacrerai ma première série de cours en mai et juin. Si je parle de devoir, c’est parce que je pense que la pensée ne mérite pas une heure de peine si elle ne nous permet pas de mieux nous orienter et de nous guider dans nos actions. Du fondateur du pragmatisme, Peirce, j’ai en effet retenu que le sens d’un concept se ramène à l’ensemble de ses effets pratiques concevables, une formule qu’il faut se garder de lire comme une invitation à réduire la pensée à l’action. Il n’y a d’action qui vaille que si elle est «conçue», en d’autres termes que si elle a une finalité, et celle-ci, aussi «pratique» soit-elle, a peu à voir avec la satisfaction utilitaire d’intérêts immédiats ou vitaux. Rien n’est plus opposé dans l’esprit de Peirce que cette imagerie tenace qui continue d’être associée à l’étiquette de «pragmatiste».

En revanche, si la connaissance a pour lui une «valeur», c’est parce qu’elle se présente certes comme une enquête, mais plus encore comme la visée même de l’enquête. Une enquête, ce n’est pas un simple processus communicationnel et délibératif de questions-réponses, c’est bien quelque chose qui repose sur une méthode scientifique et réaliste d’investigation du réel et qui vise à fixer des croyances vraies. Cette méthode est soumise à des contraintes externes (rendant parfois impossible le doute lui-même) et à des normes non pas individualistes mais communes qui nous obligent à une éducation rationnelle et sentimentale constante de nos dispositions-habitudes ou de notre sens commun critique, et qui enracinent par le fait même, la connaissance dans le principe social. Si ce modèle de la connaissance est correct, il rend douteuse une approche trop «puriste» de la connaissance, qui resterait sourde aux liens que doit avoir la connaissance avec le bien commun et l’action.

Vous vous inscrivez dans la famille de la philosophie analytique (attentive à la logique) que l’on oppose à la philosophie continentale (plus littéraire et moins portée sur la logique) pour résumer le champ philosophique; comment vivez-vous cette opposition?

Je crois être, de tous les philosophes français, parmi celles qui ont été le plus à l’écoute de la philosophie continentale et qui entretient aussi le plus de liens d’amitié et d’affection avec bon nombre de philosophes continentaux. J’ai été formée à l’école française, et comme tout jeune philosophe français, je les ai lus, et même de près. Au fil des années, je me suis aperçue, et Jacques Bouveresse a souvent dit aussi en avoir fait l’expérience, que l’effort d’écoute était toujours à sens unique. Et j’avoue que, de guerre lasse, j’ai décidé de ne plus me soucier de la question. Aucune réconciliation entre les deux ne me semble possible, et pour tout dire, j’ai souvent l’impression de faire, tout simplement, un autre métier. Je me sens bien souvent plus proche de la manière de réfléchir et de travailler de bon nombre de mes collègues analytiques péruviens, taïwanais ou grecs que je ne le suis de certains «philosophes» français. Un philosophe analytique, quoi qu’on puisse dire d’une soi-disant amélioration des choses, et de la part sans cesse grandissante qu’il se verrait accorder dans l’institution, continue d’être davantage toléré qu’il ne fait vraiment partie du paysage institutionnel «normal». C’est un peu comme les femmes dans les postes importants. Elles font bien dans le décor, mais à dose homéopathique.

«La philosophie doit être scientifique»

Le biologiste travaille à connaître les organismes vivants, le juriste étudie le droit, le géologue la composition des sols; sur quoi travaille un philosophe? Vous dites que la philosophie peut être scientifique. Mais que peut-elle découvrir? «Progresse»-t-elle encore?

Je considère en effet que la philosophie non seulement peut être scientifique, mais doit l’être et que si elle ne l’est pas, elle ne mérite pas une heure de peine ou d’attention. En ce sens, je ne vois pas de différence de nature entre la philosophie et ce qui se pratique dans les autres domaines du savoir. Comme eux tous, la philosophie a des objets, des méthodes et des instruments. Ses objets? Les mots, assurément, mais à condition d’en faire ensuite des concepts, et donc des produits du jugement et de déterminer ensuite comment ils se rapportent au monde réel. Analyser de façon stricte les rapports entre les mots, les concepts et les choses: la philosophie ne fait rien d’autre depuis Aristote. Les médiévaux n’ont eu cesse de le rappeler et de raffiner les instruments qui étaient déjà présents chez les Grecs. Il n’y a pas lieu d’opposer les «objets» des scientifiques aux «significations» ou aux «structures» du philosophe, comme on a pu le faire à une certaine époque, en tenant pour acquis que la philosophie ne peut pas sortir du langage ordinaire et ne peut, au mieux, éviter les illusions de signification qu’en décrivant des usages, ou en construisant des systèmes formels et des axiomatiques qui la mettront une fois pour toutes à l’abri de l’ambiguïté des mots mais aussi, du même coup, de la réalité du monde. Montrer que les catégories logiques ne sont pas de simples catégories grammaticales ni davantage de simples catégories du jugement, mais correspondent bel et bien à des catégories de la réalité, c’est ce que le philosophe digne de ce nom a toujours, à mon sens, cherché à faire, qu’il ait pour cela privilégié tel ou tel instrument (l’intuition, les expériences de pensée, l’analyse conceptuelle, la méthode des essais et des erreurs). Ses objets sont différents, mais ce sont des objets.

Dans votre livre, Le Ciment des choses, où il est question de «métaphysique scientifique réaliste», la science occupe en effet une grande place; comment le philosophe doit-il en tenir compte dans ses hypothèses et sa méthodologie?

Dans le Ciment des choses, j’ai en effet essayé de montrer comment tenir compte de la science (ce qui me paraît assurément une nécessité, mais ne signifie absolument pas s’en laisser compter par elle, au point de devenir, comme ce fut parfois le leitmotiv en France, une philosophie «silencieuse»). Lorsque je dis que la philosophie peut être et doit être «scientifique», j’entends par là qu’elle doit, ni plus ni moins que n’importe quelle activité dans laquelle se joue du savoir, et donc, aussi, naturellement (mais pas seulement, ni même forcément prioritairement, dans les sciences empiriques), se faire dans un certain état d’esprit de «laboratoire» et d’«enquête», un état d’esprit qui suppose l’attention au probable, aux erreurs, aux approximations, à la méthode des tests, et le recours aussi à certaines méthodes (par exemple, l’abduction et pas seulement la déduction ou l’induction), aux expériences de pensée, etc.

Quel rôle doit jouer la métaphysique par rapport à la connaissance?

Si j’accorde une place éminente en philosophie à la métaphysique et à la philosophie de la connaissance, c’est précisément parce qu’il me semble que l’on peut, en approfondissant leurs objets respectifs, rendre crédible cette idée d’une «scientificité» possible de la philosophie. Si le savoir excède le domaine des seules sciences, quel autre secteur sinon celui de la philosophie de la connaissance serait le mieux placé pour comprendre en quoi au juste le savoir, correctement compris, consiste. C’est un domaine qui, dans les quarante dernières années surtout, a connu un essor considérable au point d’être devenu désormais un véritable continent, et qui a permis, puisque vous parliez de «progrès», de faire incontestablement progresser la réflexion que Platon avait laissée en suspens dans le Théétète. Des courants de pensée très vivants travaillent aujourd’hui, qui reprennent à nouveaux frais les apories classiques et apportent des arguments très étayés à des questions telles que: la connaissance vise-t-elle nécessairement le vrai, le bien? Pourquoi tend-on à accorder plus de valeur à la connaissance qu’à la simple opinion droite? Est-ce que l’on peut être dit «connaître», parce que l’on a suivi une méthode fiable, ou parce que l’agent intellectuel a su faire preuve de certains traits de caractères voire de certaines vertus épistémiques, ou encore a réalisé certaines performances que l’on peut porter à son crédit?

Quand vous dites qu’un philosophe est réaliste, cela veut-il dire qu’il n’est pas rêveur? On a pourtant le sentiment que vous voulez dire autre chose par ce terme.

Vous avez raison: réaliste oppose bien, en l’un de ses sens, et non des moindres, à «rêveur» celui qui a «les pieds sur terre». Le réaliste sait faire la différence entre l’apparent, l’illusoire, l’idéal, le fictionnel et le réel. Mais le réel ne peut être entièrement indépendant de ce qu’il signifie et de ce que nous en pensons. Le réel est donc plutôt ce qui reste inchangé, quoi que nous en pensions.

Plusieurs traditions philosophiques se sont réclamées réalistes, dont certaines que vous récusez…

Le terme de «réaliste» revêt en effet des sens différents.

Au sens traditionnel, celui de la scolastique, c’est une doctrine métaphysique qui affirme l’existence réelle des entités abstraites et des universaux. Il s’oppose au nominalisme qui nie l’existence de ces entités, ou les réduit à des constructions conceptuelles ou verbales, pour accorder une existence aux seuls individus.

Dans la philosophie moderne, c’est plutôt la question de savoir s’il existe une réalité extérieure à l’esprit; il s’oppose alors à l’idéalisme qui en conteste l’existence. Sur le plan épistémique, il prend souvent une forme réductionniste ou phénoméniste: notre connaissance ordinaire des objets du monde extérieur peut être réduite à des structures de sensations ou de phénomènes perçus.

En logique et en sémantique, notamment depuis ce qu’on a appelé le «tournant linguistique», c’est plutôt la thèse selon laquelle une proposition est vraie ou fausse indépendamment des moyens que nous avons, ou pourrions avoir, de la vérifier. Il s’oppose à l’antiréalisme, en vertu duquel la vérité d’une proposition dépend de sa vérifiabilité en pratique ou en principe. Les variétés contemporaines, purement sémantiques et épistémiques de réalisme, mais aussi «interne», «voilé», «pragmatique» ou «naturel» me semblent des formes déguisées d’antiréalisme. Je soutiens un réalisme scolastique, opposé à un réalisme métaphysique de surplomb, mais qui admet la réalité de certaines propriétés dispositionnelles, physiques ou mentales (solubilité, fragilité, honnêteté), et donc des possibilités réelles.

Les adversaires de la réalité

En quoi l’entreprise métaphysique que vous défendez se heurte-t-elle aux relativistes?

Pour les relativistes, la réalité est le fruit d’une construction humaine, saturée d’interprétations mues par des intérêts; qu’il puisse y avoir une structure fondamentale de la réalité qu’il nous appartiendrait de discerner est une idée absurde et paradoxale. Ce sont là des adversaires coriaces qu’on ne peut stigmatiser en rappelant seulement que leurs «arguments» relativistes sont contradictoires (dire que tout est culturel et relatif implique que ce que l’on dit le soit aussi). Je leur réponds que rares sont les métaphysiciens (sinon quelques naïfs ou dogmatiques) qui soient encore obnubilés par la recherche de vérités éternelles et universelles sans aucun rapport avec une perspective humaine. La grande majorité, au contraire, cherche à comprendre notre relation avec le réel, ce que l’on ne peut faire qu’en partant de l’endroit où l’on est, non d’un «point de vue de nulle part».

Que reprochez-vous à ceux que vous nommez «scientistes»?

Pour ceux que je nomme scientistes, les sciences seraient en effet les mieux placées et les plus légitimes pour nous dire en quoi consiste la réalité des choses. S’il y a des questions fondamentales à poser sur l’existence et la nature de l’espace et du temps, c’est à la cosmologie et à la physique quantique d’y répondre et non à la métaphysique spéculative en fauteuil ou à l’analyse conceptuelle. Sans doute convient-il de confronter l’analyse des propriétés «rares» à ce que nous enseignent les sciences de la nature. On ne saurait reformuler des problèmes fondamentaux de la métaphysique classique en ne tenant aucun compte des acquis de la connaissance scientifique. Mais il ne peut y avoir d’analyse épistémologique de la science sans une analyse métaphysique des questions abordées en son sein.

L’idée kantienne selon laquelle on ne peut pas connaître les choses en soi, mais seulement décrire et expliquer les phénomènes tels qu’ils nous apparaissent, est-elle également à remettre en cause?

Oui. En ce qui concerne Kant en effet, il a décidé une fois pour toutes que la métaphysique ne peut rien nous dire de la réalité objective «en soi», mais peut uniquement nous informer sur certaines caractéristiques fondamentalement nécessaires de ce que nous pensons à son sujet. La métaphysique, comme j’ai essayé de le montrer dans ce livre, ne peut se ramener à la seule analyse des concepts qui sont les nôtres: elle doit aussi réviser et raffiner ces concepts lorsque cela s’impose, et ne pas tenir pour acquis que nos croyances naturelles ou concepts reflètent, d’emblée, la structure fondamentale de la réalité. Ce n’est pas dire, toutefois, qu’on ne doive pas tenir compte de la force de certaines intuitions communes: car, qu’on le veuille ou non, nos croyances sont bien le produit de l’évolution et davantage dirigées par les exigences pratiques de la survie que par les exigences théoriques de la vérité métaphysique. Mais c’est sans doute ici qu’une réflexion aiguë s’impose sur la nature des liens qui peuvent exister entre ce qui est en nous naturel et ce qui nous est normatif.

Que reprochez-vous enfin au sémanticien, qui s’intéresse aux conditions de signification des énoncés?

Le sémanticien est celui dont on a surtout vu l’apparition au XXe siècle avec le tournant linguistique. Pour lui, au fond, toutes les questions métaphysiques peuvent en principe se résoudre par le seul recours à la théorie de la signification. Telle est la position de Michael Dummett: que l’on soit justifié à adopter une position «réaliste» ou antiréaliste dans certains domaines du discours, comme lorsque l’on parle de théorie des ensembles ou de physique quantique ou du passé, est quelque chose qui doit se décider selon que l’on dispose ou non d’une théorie de la signification adéquate pour le domaine de discours concerné, telle que nous puissions attribuer des conditions de vérité à ses phrases: la théorie de la signification est ainsi la seule base légitime d’une théorie de la structure et du contenu de la pensée. Comme l’observe Lowe, et même s’il est légitime de faire appel à des considérations de signification pour répondre à des questions métaphysiques, le problème majeur de ce genre de position est que celles-ci ne peuvent se réduire à ce que nous voulons dire; elles concernent aussi ce qu’il nous faut vouloir dire.

Qu’est-ce que ce «défi de l’intégration» dont vous parlez dans votre livre et que vous tentez de relever pour atteindre au «ciment des choses», à une réalité objective?

Le réalisme, relativement à un corps de connaissance, peut se ramener à la conjonction de deux thèses principales:

(a) une thèse métaphysique d’indépendance et d’existence: nos jugements sont vrais en vertu de l’existence d’un monde indépendant de notre connaissance;

(b) une thèse épistémique, relative à la connaissance: nous pouvons savoir si ces jugements sont vrais. Ainsi conçu, le réalisme est soumis à une tension caractéristique qui montre l’acuité de ce que l’on peut en effet appeler, à la suite du philosophe Christopher Peacocke, «défi de l’intégration»: si le monde est indépendant de notre connaissance, comment pouvons-nous réellement le connaître?

Il s’agit de rendre compatible (a) et (b), sous peine de ne pas nous comprendre comme penseurs rationnels.

Dispositions, capacités, pouvoirs

Pour atteindre à cette réalité «en soi», vous re-convoquez les notions médiévales de disposition, capacité, pouvoir des choses, que la science avait, depuis Descartes au moins, travaillé à éliminer. Comment opèrent-elles chez-vous?

Elasticité, solubilité, courage, honnêteté sont autant de dispositions: leur réalité a été contestée (la «vertu dormitive de l’opium» des scolastiques), parce que le propre de ces propriétés, c’est de ne pas se ramener à leurs manifestations visibles et de poser des problèmes d’analyse logique insurmontables. La physique contemporaine notamment les a réhabilitées, et a montré que l’univers physique était peut-être uniquement constitué de propriétés de ce type. Cela oblige à repenser nos catégories traditionnelles de substances et de revenir à des intuitions plus aristotéliciennes ou encore leibniziennes: un univers davantage constitué par des entités et des processus dynamiques reliés entre eux plutôt que par des entités passives atomisées. Cela oblige à reconsidérer aussi notre conception, et à montrer comment se fait le lien, ou le ciment entre toutes ces propriétés dispositionnelles au sein d’un univers encore régi par des lois qui, pour certaines d’entre elles, sont nécessaires.

Si le réalisme dispositionnel est vrai, alors les dispositions sont des composants réels et irréductibles de la réalité; nous pouvons même aller jusqu’à dire que la réalité dans son entier est essentiellement dispositionnelle et régie par des lois. Les dispositions sont des possibilia réels, métaphysiquement nécessaires et découverts a posteriori par des mesures scientifiques qui trouvent leur intelligibilité dans les lois de la nature (et réciproquement), grâce au ciment des choses.

Vous remettez donc en cause l’idée einsteinienne selon laquelle le scientifique n’accède jamais au cœur des choses mais se trouve comme un horloger devant une montre fermée, qui devrait deviner sans les voir les mécanismes qui expliquent le mouvement des aiguilles?

En effet, toute ma position dans le livre consiste à m’ériger contre l’antiréalisme ou le néokantisme qui prévalent encore aujourd’hui, pas seulement chez les philosophes des sciences mais chez les scientifiques eux-mêmes, et qui n’est qu’une autre forme de la vague idéaliste et constructionniste encore majoritaire. Ce n’est pas dire que le réalisme n’ait pas eu ses partisans, y compris en France (Meyerson, Largeault) et ailleurs (Peirce, Popper). Il y a un renouveau incontestable du réalisme scientifique aujourd’hui. C’est dans cette famille d’esprit que je me situe. J’essaie de montrer que la réalité ne se réduit pas à ce que nous en pensons, qu’elle résiste, et que la distinction entre phénomènes et chose en soi n’a aucune pertinence. Je conteste la nécessité d’une position d’humilité face aux choses et je défends l’idée que la seule manière de ne pas voir l’humilité se muer en une audace trop éhontée, c’est de concevoir les propriétés comme des pouvoirs causaux dont nous pouvons mesurer les effets réels par les contacts et les relations que nous avons avec eux. Le mystère n’est donc pas du côté de ceux que l’on croit. Le réalisme des dispositions est la seule attitude rationnelle, suffisamment audacieuse sans être immodeste et qui, parce qu’elle procède avec les garde-fous méthodologiques nécessaires (méthode des tests, abductions, massages de nos intuitions), donne toute la justification épistémique requise aux hypothèses qui sont les siennes sur la réalité des choses.

Cela n’induit-il pas un retour vers une forme d’essentialisme?

En partie oui. Comment du reste pourrions-nous faire autrement? Comme l’observait déjà Thomas d’Aquin, l’essence d’une chose, qui détermine quelle sorte de chose elle est, détermine à quelles espèces d’entité la chose en question appartient. C’est pourquoi, quiconque nierait que les choses aient une essence serait obligé de nier qu’il y ait une différence spécifique entre elle ou lui et, disons, un âne ou un chou.

Mais ce n’est pas dire qu’il faille revenir à n’importe quelle forme d’essentialisme. Comment, en effet, un essentialiste contemporain pourrait-il faire comme s’il ne s’était rien passé, depuis Aristote, dans l’histoire de la logique et dans l’histoire des sciences? Comment pourrait-il s’en tenir à un maintien pur et simple du vieux cadre de la logique aristotélicienne traditionnelle et sans tenir compte de ce que la logique contemporaine nous a appris, s’agissant notamment de l’importance des relations comme des limites rencontrées par une conception encore aux prises avec le modèle sujet-prédicat. Sur le plan scientifique, ensuite, comment un essentialiste pourrait-il poursuivre son chemin comme si la physique et la biologie ne nous avaient rien appris sur les concepts de forme, d’espèce naturelle, d’évolution, de causalité ou de champs et d’enchevêtrements quantiques?

Clément Sénéchal