Pierre Bourdieu hérésiologue

f’opposition orthodoxie/hérésie qui se retrouve sous des formes variées dans les différents champs de production symbolique est homologue de la position dominant/dominé à l’intérieur de l’espace social.(Bourdieu, 2016 : 804)

 

2De ses premiers articles sur le champ au début des années 1970 à ses cours sur Manet (1998-2000) en passant par ses travaux sur la littérature ou le champ scientifique, Pierre Bourdieu a fait un usage fréquent du lexique de l’hérésie [1][1]Cet article constitue la forme rédigée d’une intervention…. La présente contribution vise à montrer que cet emploi dépasse la simple métaphore ou encore la sollicitation de l’histoire comme répertoire d’exemples : le Moyen Âge et plus particulièrement la forme spécifique du religieux [2][2]L’usage introductif des termes « religieux » ou « religion »… à cette époque constitue un outil dans la construction du système de notions du sociologue. Recourir au vocabulaire religieux permet à Pierre Bourdieu de décrire le champ symbolique, celui de l’art en particulier, sans recourir aux notions indigènes (« académisme », « avant-garde »), le terme d’hérétique servant alors à décrire celui par qui s’opère une révolution symbolique.

3Le travail ci-dessous s’inscrit dans le projet plus général d’une réflexivité médiévale sur la sociologie visant, d’une part, à identifier la place des références médiévales dans la construction de la réflexion sociologique et, d’autre part, à mesurer en quoi l’actualisation historiographique des connaissances permet de reconsidérer certaines des notions des sciences sociales afin de les appliquer à la période médiévale sans risque de « boucle paralogique [3][3]La formule est employée par Joseph Morsel à propos du lignage :… ». Il ne s’agit pas d’effectuer la critique théorique d’une théorie, mais au contraire d’aborder la genèse pratique d’un ensemble de notions et de les rendre par ce biais à leur contexte scientifique, lequel peut alors faire l’objet de discussions.

4Cette démarche implique un constant aller-retour entre l’étude de textes sociologiques, l’objet de leur analyse et les notions médiévales. Il peut en résulter un sentiment d’étrangeté qui rend nécessaire l’annonce la plus explicite possible du plan de cet article.

5Pour montrer que Pierre Bourdieu ne fait pas un usage de sens commun de l’hérésie, on présentera la logique de transposition par laquelle son emploi contribue à la construction d’un appareil conceptuel articulé autour de la notion de révolution symbolique. Chez Pierre Bourdieu, il faut donc chercher le religieux là où il n’est pas : dans l’étude d’autres espaces de croyance, d’autres champs et institutions (art, école, état) pour lesquels la religion sert de matrice à notions et plus précisément dans cette forme particulière de champ religieux institué qu’est l’Église, au sens à la fois d’institution de croyance et de l’ensemble des acteurs sociaux qui croient en l’institution. L’une des finalités de cette étude est de distinguer le recours au religieux d’un retour au religieux : l’usage de notions médiévales ne signifie pas un inconscient religieux dans la réflexion du sociologue mais l’emploi conscient de la distance historique et sociale pour identifier entre deux temps distincts – le Moyen Âge et le xixe siècle – une logique commune, opérer une généralisation au symbolique de notions extraites du champ religieux.

6Cette élaboration conceptuelle doit être confrontée au fait que l’hérésie est une notion indigène à la période médiévale mais aussi au monde artistique du xixe siècle, avec des différences de sens qu’il faut mettre en évidence. C’est une période d’intense réflexion et de réinvention des représentations sur la période médiévale, en rupture avec celles des Lumières (König-Pralong, 2016 : 167-168), ce qui conduit nécessairement à interroger la distance réelle qui existe entre les artistes de l’époque et le Moyen Âge dont ils parlent.

7À cette première transformation du sens de l’hérésie s’ajoutent les progrès historiographiques récents sur l’hérésie médiévale : l’hérésie des médiévistes contemporains n’est plus l’hérésie avec laquelle Pierre Bourdieu réfléchissait. Pour comprendre en quoi l’hérésie médiévale a pu être féconde dans l’analyse du champ artistique, il faut prendre en compte ce biais de lecture, marqué en particulier par la valorisation moderne de l’originalité.

8Cette « mise à jour » permet de repenser la révolution symbolique comme concept opérant non plus pour l’hérésie mais pour le principal mouvement de transformation religieuse de la période médiévale : la réforme grégorienne. En appliquant un concept sociologique à l’étude d’un phénomène médiéval, il s’agit à la fois d’illustrer la faisabilité d’une réflexivité médiévale sur la sociologie et sa fécondité heuristique, la « réforme grégorienne » étant un objet des plus problématiques pour les médiévistes (Miramon, 2019 : 283-315).

Un titre synthétique : Manet. Hérésiarque et compagnie

9Avant de commencer une étude analytique de la méthode mise en œuvre par Pierre Bourdieu, il ne semble pas inutile de s’arrêter sur les images que celui-ci peut avoir en tête lorsqu’il relie l’hérésie et l’émergence de l’impressionnisme. Ce double sens, à la fois religieux et artistique, se rencontre dans « L’Hérésiarque et Cie », titre que Pierre Bourdieu avait prévu pour son Manet et qu’il emprunte à un recueil de nouvelles de Guillaume Apollinaire (1880-1918) ; la nouvelle éponyme L’Hérésiarque date de 1902, le recueil de 1910. Le poète présente ainsi son ouvrage :

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Au contraire, les réformateurs et les prophètes laisseraient la Catholicité fort indifférente. En effet, elle ne se soucie plus du fond de sa religion. Aussi est-il bien rare que se produisent de ces petites dissensions théologiques qui amenaient autrefois la fondation d’une hérésie. […] Les défroqués sont pour la plupart des incroyants ; quelques-uns pourtant créent un petit schisme. Mais il n’y a plus d’hérésiarque véritable – comme Arius, par exemple. Il peut exister quelque turlupin solitaire, tandis qu’il semble impossible qu’un élisaïte surgisse. Pour ces raisons, le cas de Benedetto Orfei qui, à la fin du xixe siècle, fonda à Rome l’hérésie dite des Trois-Vies, est unique, à mon sens. (Apollinaire, 1910 : 55-56)

 

11On a donc ici un poète, cherchant à effectuer une transformation du champ littéraire au début du xxe siècle et qui consacre un texte à l’évocation des hérésies en soulignant que la plupart d’entre elles existent désormais hors de l’Église. Les nouvelles traitent en effet de la période contemporaine et sont plus ou moins liées à des questions religieuses, mais apparaissent précisément comme une recherche de l’hérésie en dehors de l’Église (un faux messie par exemple). Sans que cela en soit la thèse, l’ouvrage d’Apollinaire correspond bien à la position de Pierre Bourdieu : il faut chercher ces révolutions que sont les hérésies dans de nouveaux espaces symboliques, comme l’art.

L’hérésie dans le travail de construction notionnelle de Pierre BourdieuConstruire des concepts par transposition et généralisation

12Visant à éviter une opposition entre recherche empirique et conceptualisation théorique, Pierre Bourdieu opère par généralisation progressive d’expériences de recherches diversifiées et successives. Le concept élaboré est ainsi le compte rendu de l’observation d’un même phénomène dans plusieurs espaces sociaux, la distance entre les objets étant une des conditions de la généralisation des catégories de pensée ainsi transposées (Heilbron, 2018 : 133). La première distance employée pour la construction de concepts généraux est d’ordre géographique et anthropologique : l’expérience algérienne conduit à remettre en cause les catégories et les méthodes traditionnelles de la philosophie comme de la sociologie chez le jeune normalien, puis est mise en relation avec l’étude des pratiques matrimoniales dans le Béarn. De cette confrontation émerge progressivement le concept d’habitus, pour la généralisation duquel intervient déjà la référence à la période médiévale car c’est dans sa postface aux travaux de Panofsky sur l’architecture gothique et la pensée scolastique (Panofsky, 1967) que l’emploi du terme se fait plus élaboré et plus systématique (Heilbron, 2018 : 122-124).

Le Moyen Âge, un autre ailleurs après l’ethnologie

13Dans la construction du concept de champ, les références à l’Église médiévale et à l’hérésie sont présentes dès le début du travail, lors de la reprise par le sociologue des travaux de Max Weber sur la religion (Heilbron, 2018 : 132). Dans ce sens, succédant à la prise de distance permise par l’anthropologie, la référence à la période médiévale permet d’échapper à un risque : l’abandon du décentrement culturel au profit du seul décentrement social opposant points de vue théorique et pratique (Colliot-Thélène, 2006 : 45).

14Pierre Bourdieu emploie la réflexion de Georges Duby, inspirée par la théorie dumézilienne de la tripartition entre les trois ordres de la société féodale, pour généraliser la confrontation entre oratores et bellatores (Bourdieu, 2016 : 504) en une lutte interne pour la domination symbolique. La généralisation débouche sur une position quasi structuraliste où le pouvoir ne pouvant se reconnaître et être reconnu sans un réseau de légitimité, il suppose une division du travail de domination qui tende à présenter une structure invariante entre des détenteurs du pouvoir dominant et des détenteurs d’une forme de pouvoir plutôt dominé, à composante culturelle, et qui puisse accorder au pouvoir dominant la reconnaissance symbolique que ce dernier ne peut s’accorder (Bourdieu, 2016 : 1039).

15Parce qu’il est distant du monde contemporain, le vocabulaire issu de la période médiévale, et tout particulièrement de l’Église médiévale, permet d’échapper à l’effet de méconnaissance que produit le langage spécifique à un champ si on l’applique à son observation : « Il ne faut pas dire “avant garde”, très connoté, et qui contient une philosophie de l’histoire, hérétique c’est déjà mieux. » (Bourdieu, 2016 : 622) Il est alors possible de comprendre pourquoi l’usage du mot « hérésie » est plus faible chez Pierre Bourdieu lorsqu’il parle de l’Église : dans La Sainte famille (Bourdieu, Saint Martin, 1982 : 2-53), le mot « hérésie » est absent, le terme d’« hérétique » revient six fois, mais à quatre reprises dans le mot « quasi-hérétique ». L’usage est alors commun, faiblement théorisé. En revanche, « hérétique », « hérésie », se retrouvent avec une fréquence assez haute dans les travaux sur l’art (Le Marché des biens symboliquesLes Règles de l’ArtManet) ou sur la science (Le Champ scientifique), et de même dans des travaux plus théoriques (Sociologie générale. Volume 2Anthropologie économique). La référence à l’hérésie médiévale remplit une fonction de dévoilement de la doxa comme orthodoxie au sein de chaque objet étudié. Dans le même temps, la relation génétique qui existe entre la société médiévale et la nôtre permet d’échapper à un structuralisme complet qui chercherait des invariants universels.

16L’une des logiques fondamentales à l’œuvre est donc la transposition de catégories de pensée d’un espace de croyance à l’autre. Un travail qui chercherait à comprendre une logique particulière à l’œuvre chez Pierre Bourdieu dans son rapport au religieux (Pierre Bourdieu et la théologie, Pierre Bourdieu et l’Église, etc.) délimiterait de manière artificielle un objet situé au sein d’un système de notions et trahirait une théorisation qui déstructure volontairement les catégories produites par l’institution ecclésiastique. Il faut donc parvenir à étudier le travail de transposition qui est effectué d’un système de catégories de pensée vers un autre, et non d’une notion vers une autre. Une étude centrée sur l’hérésie médiévale prend son sens car cette notion n’existe qu’au cœur d’un système historiquement situé : l’hérésie évoquée par Pierre Bourdieu n’est féconde conceptuellement qu’en tant qu’hérésie médiévale.

L’hérésie est-elle médiévale chez Pierre Bourdieu ?

17Si le terme d’hérésie comme dissidence religieuse est originellement propre au christianisme [4][4]Si le latin haeresis, issu du grec, signifie simplement « tenir…, il n’est pas spécifique à la période médiévale. L’objection est même renforcée par l’usage du terme d’« hérésiarque » par Pierre Bourdieu, qui renvoie aux premiers siècles du christianisme. Cependant, le terme d’« hérésie », dans l’usage qu’en fait Pierre Bourdieu, n’a de sens que mis en relation avec un certain état de l’espace social : la domination d’une orthodoxie fortement instituée. Cette relation n’existe pas dans le christianisme des premiers siècles (Perrin, 2017 : 286-289). La notion d’« hérésie », telle que Pierre Bourdieu l’emploie, trouve son sens dans la période médiévale où les hérétiques s’opposent à une institution ecclésiastique qui domine le « champ religieux », et constitue donc la forme la plus pure historiquement observable de la domination d’une institution prétendant aux monopoles des biens symboliques :

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La concentration de capital religieux n’a sans doute jamais été plus forte que dans l’Europe médiévale : l’Église, organisée selon une hiérarchie complexe, utilise un langage à peu près inconnu du peuple et détient le monopole de l’accès aux instruments du culte, textes sacrés et surtout aux sacrements. (Bourdieu, 1971a : 323)

 

19Cela est confirmé par les auteurs cités : le colloque dirigé par le médiéviste Jacques Le Goff (Le Goff, 1968 ; Bourdieu, 1971a : 323) et le livre de Norman Cohn consacré au millénarisme médiéval (Cohn, 1983 ; Bourdieu, 2016 : 269-273).

20Si l’« hérésie » employée comme notion chez Pierre Bourdieu peut être qualifiée de médiévale, ce n’est pas principalement du fait des cas cités par le sociologue, mais parce que la situation de l’hérétique qu’il cherche à transposer est celle qui correspond à l’état du champ religieux durant la période médiévale. C’est cette situation de quasi pur monopole institutionnel du symbolique qu’il peut mettre en rapport avec le champ artistique durant le premier xixe siècle, un temps où la domination de l’Académie et de son Salon avait déjà amené les contemporains à faire des parallèles avec l’Église.

De l’hérésie comme revendication artistique à la révolution symboliqueL’hérésie médiévale au xixe siècle : la force d’une métaphore

21La référence à l’hérésie n’est pas une innovation de Pierre Bourdieu mais la transformation en instrument d’analyse d’un usage polémique que nous rappelons ici.

22C’est contre l’Académie qu’Édouard Manet est hérésiarque, cette Académie apparaissant ainsi comme une image de l’Église, explicitement employée par les opposants aux nouveaux mouvements picturaux, et ensuite reprise par leurs défenseurs. C’est là une des sources dans lesquelles Pierre Bourdieu puise l’homologie entre hérésie et révolution artistique. Il cite ainsi Sainte-Beuve : « L’Académie, dès qu’elle en vient à se croire un sanctuaire orthodoxe a besoin d’avoir au dehors quelques hérésies à combattre. » Le critique littéraire donne lui-même l’exemple du discours d’Auger à l’Académie en 1824 : « Un nouveau schisme littéraire se manifeste aujourd’hui […]. Beaucoup d’hommes élevés dans un respect religieux pour d’anciennes doctrines consacrées par d’innombrables chefs d’œuvre s’effraient des projets de la secte naissante » (Bourdieu, 1971b : 71).

23Pierre Bourdieu reprend cette clé de lecture : « La situation de l’institution académique est très proche selon moi de celle de l’Église catholique au Moyen Âge » (Bourdieu, 2013 : 353).

24Dans un espace artistique où se sont transférés à la fois les figures mais aussi certains enjeux moraux du spirituel (Bénichou, 1993), l’étude des sources évoquées par Pierre Bourdieu concernant Manet révèle que c’est avant tout lorsqu’il s’agit de dénoncer l’exclusion de Manet que ses soutiens littéraires emploient le discours religieux et font les rapprochements les plus forts entre position religieuse et position artistique.

25Mallarmé, dans Hérésies artistiques, évoque Manet comme un « intrus redoutable » face auquel le jury se comporte en se donnant « le ridicule de faire croire pendant quelques jours encore qu’il avait charge d’âmes » (Mallarmé, 1979 : 415). Le parallèle est plus systématique dans le second article de Mallarmé, Les Impressionnistes et Édouard Manet (1876). La présentation de Manet tel qu’il est dénoncé par le jury correspond assez exactement à celle de l’hérétique face à l’Église : prêchant une doctrine, prédicateur illégitime, faisant preuve d’une « obstination singulière » ; la guerre prêchée contre lui est « l’égale d’une croisade », et enfin le jury se déclare « souverain pontife chargé d’âmes » pour le condamner comme « hérétique » et « danger public » (Mallarmé, 1979 : 445-446).

26On remarque ici que l’auteur ne revendique pas tant l’hérésie pour Manet, qu’il condamne au contraire un juré placé dans la position ridicule d’une « église de l’art ». Cet emploi réactif du discours religieux se rencontre aussi chez Émile Zola. Dans la série d’articles du journal l’Événement où il rend compte du Salon, Zola ne fait initialement aucun usage de termes religieux dans les louanges qu’il attribue aux peintres les plus décriés, dont Manet. Ses positions originales suscitent des courriers critiques abondants qui l’amènent à mettre fin à cette série d’articles. Or, c’est précisément dans le dernier d’entre eux, où il explique sa décision d’interrompre sa contribution, que Zola recourt abondamment au champ lexical religieux et plus particulièrement de l’hétérodoxie :

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Mon éloge de M. Manet a tout gâté. On prétend que je suis le prêtre d’une nouvelle religion. De quelle religion, je vous prie ? De celle qui a pour dieux tous les talents indépendants et personnels ? Oui, je suis de la religion des libres manifestations de l’homme ; oui, je ne m’embarrasse pas des mille restrictions de la critique, et je vais droit à la vie et à la vérité ; oui, je donnerais mille œuvres habiles et médiocres, pour une œuvre, même mauvaise, dans laquelle je croirais reconnaître un accent nouveau et puissant. […]

 

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J’ai blasphémé en affirmant que toute l’histoire artistique est là pour prouver que les tempéraments seuls dominent les âges, et que les toiles qui nous restent sont des toiles vécues et senties.

 

29

J’ai commis l’horrible sacrilège de toucher d’une façon peu respectueuse aux petites réputations du jour et de leur prédire une mort prochaine, un néant vaste et éternel. […]

 

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J’ai été hérétique en démolissant toutes les maigres religions des coteries et en posant fermement la grande religion ; artistique, celle qui dit à chaque peintre : « Ouvre tes yeux, voici la nature ; ouvre ton cœur, voici la vie. » En un mot, j’ai fait preuve de cruauté, de sottise, d’ignorance, je me suis rendu coupable de sacrilège et d’hérésie, parce que, las de mensonge et de médiocrité, j’ai cherché des hommes dans la foule de ces eunuques. Et voilà pourquoi je suis condamné ! (Zola, 1866)

 

31La revendication pour l’artiste de l’appellation d’hérétique s’inscrit donc dans une logique de renversement de la critique académique qui s’exprime en termes religieux, associant religion et art. Il est possible de s’interroger sur la dimension stratégique pour les auteurs défendant les « hérétiques de l’art » d’établir un parallèle entre l’académisme et l’Église dans un siècle où le pouvoir de celle-ci se restreint singulièrement.

32Travaillant simultanément à une sociologie de la littérature et sur la sociologie de la religion, Pierre Bourdieu repense la référence à l’hérésie employée par les acteurs du champ artistique du xixe siècle selon sa méthode de transposition et de généralisation. Le produit de cette réflexion est le système conceptuel organisé autour du terme de « révolution symbolique » qui tend à décrire les logiques générales de formation d’un champ symbolique autonome.

L’hérétique, acteur nécessaire de la révolution symbolique chez Pierre Bourdieu

33Un champ étant avant tout défini comme l’espace de lutte pour le monopole de la définition et des pratiques du champ, l’hérétique y joue un rôle central :

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La lutte pour le monopole de l’exercice légitime du pouvoir religieux sur les laïcs et de la gestion des biens de salut s’organise nécessairement autour de l’opposition entre (I) L’Église qui, dans la mesure où elle parvient à imposer la reconnaissance de son monopole tend pour se perpétuer à interdire plus ou moins complètement l’entrée sur le marché des nouvelles entreprises de salut […] et (II) Le prophète (ou l’hérésiarque) et sa secte qui contestent par leur seule existence et plus précisément par leur ambition de satisfaire eux-mêmes leurs propres besoins sans l’intermédiaire et l’intercession de l’Église, l’existence même de l’Église en mettant en question le monopole des instruments de salut et qui doivent réaliser l’accumulation initiale du capital religieux en conquérant et en reconquérant sans cesse une autonomie soumise aux fluctuations et aux intermittences de la relation conjoncturelle entre l’offre de service religieux et la demande religieuse d’une catégorie particulière de laïcs. (Bourdieu, 1971a : 319-320)

 

35La position d’hérétique au sein du champ suppose une situation initiale du champ (instance de légitimation instituée, doxa, oblature) ainsi qu’une position et des dispositions particulières de l’hérétique (détention de capitaux, autonomie relative à l’égard du champ). L’hérétique est celui qui, par sa simple présence, fait apparaître la doxa comme orthodoxie – le discours dominant cessant alors d’aller de lui-même – et introduit alors une alternative à l’institution qui n’est plus simplement opposition/reconnaissance de l’institution mais possibilité de dévaluation de celle-ci et donc de transformation de l’ensemble du champ par le biais d’une révolution symbolique. C’est en cela que la notion de position hérétique au sein d’un champ est plus féconde que la distinction de Merton entre insider et outsider qui peut conduire à une forme de réification théorique du discours indigène. L’hérétique n’est pas un outsider, il est celui dont l’existence discursive – qu’elle corresponde ou non à une réalité – produit des frontières.

36Le terme d’« hérétique » est porteur d’un double sens qui est clarifié lorsque Pierre Bourdieu ajoute le terme d’« hérésiarque », synonyme de révolutionnaire symbolique. Distinct de l’hérésiarque, l’hérétique est celui qui occupe une position antagoniste à l’institution du fait de la faiblesse des capitaux qu’il détient et surtout de leur faible degré d’objectivation. Il devient le vis-à-vis de l’oblat : celui qui n’existe pas parce que l’institution existe (l’oblat étant celui qui existe par et pour l’institution). Le travail hérétique consiste alors à transformer cette position objective, celle d’un oblat raté, en choix et en proposition (le rejet de l’institution), d’où la nécessité de cercles d’admiration mutuelle au sein des avant-gardes, rappelant ainsi qu’il existe des conditions sociales à la transformation d’un oblat en hérétique.

37L’idée d’une révolution symbolique menée par des hérésiarques s’appuyant sur un groupe hérétique est alors appliquée aux différentes révolutions artistiques du xixe siècle : Baudelaire, Manet, Flaubert sont des « hérésiarques » (Bourdieu, 1992 : 124). La notion permet ainsi de décrire les homologies entre expériences artistiques distinctes [5][5]« Complexité de la révolution artistique : sous peine de…. L’emploi du terme d’« hérésie » permet de construire dans un second temps un concept plus général, qui peut alors être employé pour décrire une révolution scientifique : à propos d’Albert Einstein, Pierre Bourdieu emploie les termes d’« hérésie » et d’« hérétique » pour désigner ceux qui produisent contre l’ordre scientifique établi pour construire un nouvel ordre scientifique (Bourdieu, 1976 : 97 ; Feuer, 1971 : 278-298).

38On retrouve la structure propre à une révolution symbolique décrite par le terme d’« hérésie » et appliquée à la description sociale des conditions de l’innovation scientifique à partir de laquelle Gaston Bachelard a développé la notion de « rupture épistémologique » (Bachelard, 1938). L’hérésie est un moyen de généraliser la rupture épistémologique à une réflexion générale sur les schèmes de pensée et de décrire les conditions sociales de sa genèse.

39L’hérésiarque, le révolutionnaire symbolique, est socialement constitué, positionné et structurellement solidaire d’une partie du champ (les hérétiques) dont il doit cependant se distinguer. Les conditions de possibilité de cette distinction dépendent de la détention de capitaux supérieurs à ceux des hérétiques et d’une plus grande autonomie à l’égard du champ. L’hérésiarque n’est pas un oblat raté mais un agent qui réussit autrement que par l’oblation de soi : il opère une ascension diagonale le menant à un sommet antagoniste de l’institution orthodoxe.

40Les prises de position des acteurs du champ artistique au xixe siècle ont constitué pour Pierre Bourdieu un terrain d’observation capable de donner naissance à l’« hérésie » comme notion théorique applicable à tout champ symbolique. Or, cette transposition n’est pas seulement, ni même principalement, un acte théorique par lequel le sociologue « va piocher » dans le champ religieux les termes dont il a besoin. Elle est le résultat d’une pratique relativement consciente des acteurs sociaux au cours du xixe siècle. Pour que cette opposition soit fonctionnelle dans le champ artistique, il fallait qu’il y ait un accord sur l’hérésie entre les différents acteurs du champ. Cet accord contribue dans une certaine mesure à inventer un hérétique médiéval pour lui donner un rôle dans les luttes au sein du champ artistique : donner des ancêtres à ses positions conduit bien souvent à fabriquer une image de ses ancêtres qui correspondent aux enjeux du temps. Cette autre transposition de l’hérésie médiévale à l’image de l’hérétique au xixe siècle est rendue invisible par l’accord entre les différents acteurs du champ et peut ainsi conduire à certains contresens dans la description du champ religieux médiéval aussi bien que dans celle de l’art du xixe siècle : l’association structurelle entre hérésie et contestation sociale que l’on rencontre chez Norman Cohn a ainsi pu contribuer à une lecture trop politique de la bohème artistique par Pierre Bourdieu, tendance soulignée par Christophe Charle à propos de la postface de l’édition des cours sur Manet (Bourdieu, 2013, 533).

41Le schéma ci-dessous vise à montrer les homologies structurelles entre le champ religieux médiéval et le champ artistique au xixe siècle à partir desquelles Pierre Bourdieu a construit le système conceptuel de la révolution symbolique. Il faut souligner qu’un premier travail de théorisation a lieu lorsque le sociologue décrit comme homologues les révolutions artistiques mises en œuvre par Édouard Manet et Gustave Flaubert (d’où les correspondances placées entre parenthèses). Cependant, le passage par le vocabulaire du champ religieux, appliqué à ces deux révolutions artistiques, constitue une étape essentielle en ce qu’il constitue un « dépaysement temporel », condition nécessaire à la construction d’un concept à visée générale.

La construction d’un système conceptuel : le champ symbolique
 
 

Retours au Moyen ÂgeLe Moyen Âge de Pierre Bourdieu

42Les principales sources citées par Pierre Bourdieu concernant l’hérésie médiévale apparaissent dans ses productions les plus récentes sur la question, en 1971. Dans une sorte de continuité avec la représentation de l’hérétique du xixe siècle, elles font de celui-ci une figure réelle, celle du contestataire religieux du monde social [6][6]« L’hérétique étant par excellence le critique des valeurs…. Pierre Bourdieu cite l’intervention d’Étienne Delaruelle où l’hérésie est mise en relation avec la « dévotion populaire ». Leur « humus commun » est le goût du merveilleux, « caractéristique de la piété des foules » (Delaruelle, 1968 : 147 et 151). On recherche ainsi l’hérétique dans tout ce qui s’oppose à la norme : l’hérétique est contre l’institution, il est contre la raison, il est dans le peuple.

43Autre source à laquelle Pierre Bourdieu reste attaché jusque dans ses cours sur Manet, l’œuvre de Norman Cohn – rééditée en version augmentée en 1970 – fait du millénarisme un mouvement ample qui englobe la seconde moitié du Moyen Âge. De Tanchelm d’Anvers (début du xiie siècle) aux wycliffistes et hussites (xive-xve siècles) en passant par les adeptes du Libre-Esprit (xiiie siècle), l’auteur convoque aussi bien la sociologie et la psychanalyse que l’histoire pour unir hérésiaques et foules d’hérétiques prolétaires dans le rejet de l’institution ecclésiastique, la violence et l’orgie. Si l’hérétique n’est plus condamné, il est toujours considéré comme une réalité sociale à laquelle les sources permettent d’accéder. Norman Cohn juge « convaincante » la description que les chanoines d’Utrecht donnent de Tanchelm en prédicateur affirmant sa propre divinité et se faisant livrer richesses et femmes, il considère comme crédibles le fait que les adeptes du Libre-Esprit ou encore les Taborites portent sous leur humble tunique de somptueux vêtements, de même que les affirmations concernant la promiscuité sexuelle existant chez les Adamites ou les membres du Libre-Esprit (Cohn, 1983 : 44 et 237-241). Chercher dans ces mouvements les premières manifestations d’un « communisme appliqué » ou de tentatives d’instauration d’un « ordre anarcho-communiste mondial » (Cohn, 1983 : 237-248) conduit ainsi l’auteur, à la fois à reprendre des topos de la dénonciation (l’humilité masque l’orgueil de l’hérétique) et à donner une substance et une présence très étendues – par des « courants souterrains » (Cohn, 1983 : 244) – à une hérésie comme celle du Libre-Esprit. Or, cette hérésie est avant tout une fiction théologique dont l’étendue et l’unité sont le produit d’une catégorisation inquisitoriale (Lerner, 1972).

Progrès de l’hérésiologie et hérésie du progrès

44Le colloque Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, publié en 1998 (Zerner, 1998) a montré que le caractère hérétique était bien souvent un attribut disqualifiant employé par l’institution ecclésiastique contre toute forme de contestation de son autorité, y compris lorsque cette contestation ne présentait pas de caractère religieux. La description de Tanchelm d’Anvers est pour une bonne partie une reprise littérale de Grégoire de Tours (vie siècle) (Brunn, 2006 : 65). Même le mouvement hussite ne peut plus fournir un modèle idéal à l’association entre révolutionnaire symbolique, intelligentsia prolétaroïde des bas clercs et prolétaires (artisans et paysans) : les principaux partisans du mouvement réformateur pragois se recrutent dans la petite noblesse et les défenseurs de la réforme forment un groupe installé à l’université, ne relevant donc pas du prolétariat intellectuel, même s’ils se trouvent en concurrence avec les juristes et les Mendiants (Marin, 2005). Dans un ouvrage récent, Emmanuel Bain propose même l’idée d’un hérétique théologique qui, de même que le « juif théologique », est sans lien avec le juif réel (Bain, 2017 : 82).

45Pendant l’essentiel du Moyen Âge et dans la plupart des mouvements qualifiés d’hérésies, le travail de conversion symbolique de la contestation en hérésie n’est pas le fait des dissidents mais de l’institution religieuse qui disqualifie toute contestation en contestation religieuse (Moore, 2017) et qui produit de plus des hérésies nouvelles en pratiquant une dévaluation continue dans l’économie du champ religieux – par l’introduction de nouvelles nécessités de l’économie du Salut comme le Purgatoire – à laquelle ne fait exception que la croyance en l’institution elle-même. La nouveauté (novitas) de ces hérésies constitue l’un des aspects les plus inquiétants pour la hiérarchie ecclésiastique qui cherche alors à les intégrer à l’hérésiologie antique (Biget, 2007 : 75).

Le renversement moderne : l’hérésie positive du progrès

46La possibilité d’une revendication artistique de l’hérésie dans la littérature puis la peinture du xixe siècle doit être mise en relation avec une progressive transformation des systèmes de valeur au sein de l’art à partir de la seconde moitié du xviiie siècle. Ce n’est qu’à partir de cette période que l’on assiste à une revendication possible de l’originalité conçue comme un écart positif (Mortier, 1982). Une révolution symbolique ne prend les formes de l’hérésie que dans un système de propositions qui valorise sur le plan symbolique l’acte de rupture. Ce retournement se traduit par le goût du xixe siècle pour certains « condamnés du Moyen Âge », en raison même des termes de leur condamnation : Victor Hugo, dans la lettre xiv du Rhin, associe l’hérésie de Tanchelm d’Anvers à « l’esprit d’examen et de liberté » (Hugo, 1884 : 213), Jean-Barthélemy Hauréau décrit les amauriciens comme des « apôtres trop tôt venus de la liberté de conscience » (Hauréau, 1864 : 303), Georges Sand associe Amaury de Bène et le joachimisme à l’idée d’un progrès mené par « sainte mère l’hérésie » (Henriet, 2020 : 143-161) et la redécouverte de François Villon à la fin du xixe siècle passe par l’image de marginal, excessive, que lui-même s’était donnée (Geremek, 1976 : 179).

47La transposition de l’hérétique médiéval dans l’art du xixe siècle fonctionne en partie car le monde de l’art partage une image commune de l’hérétique avec l’Église médiévale. Cet hérétique est une représentation construite, l’évolution ne portant que sur le jugement de valeur des caractères qui lui sont attribués : disqualifiantes à la période médiévale, la marginalité, l’autonomie de la conscience, la liberté sexuelle, la pauvreté deviennent au xixe siècle des éléments valorisants dans la bohème artistique. Les accusations disqualifiantes du discours répressif médiéval deviennent les attributs essentiels et valorisés de l’hérétique imaginé au xixe. Le renversement moral masque la continuité dans la construction d’une figure de l’hérétique. Cette mise en garde n’invalide en rien la fécondité de la notion de révolution symbolique, mais celle-ci ne saurait être appliquée aux hérétiques médiévaux. C’est au contraire dans l’institution d’une Église centralisée et séparée du monde que résident à la fois la révolution symbolique médiévale et les propositions (modèle de l’Église primitive, sincérité de la foi) habituellement rattachées aux hérétiques et qui firent leur succès dans le monde artistique.

Une révolution symbolique au Moyen Âge : la « réforme grégorienne »Un retour aux sources de la révolution symbolique

48La révolution symbolique dans le sens employé par Pierre Bourdieu, puis d’autres (Mary, 2006 ou encore Suaud, 2014), désigne le processus de transformation sociale de l’ordre symbolique par lequel de nouvelles catégories de pensée s’imposent à la lecture du monde social et de son passé, rendant de ce fait impossibles à percevoir les transformations qui ont eu lieu.

49Ce que l’on propose ici est d’appliquer cette notion non seulement à une période historique ancienne, mais précisément à celle qui a servi de source pour cette construction conceptuelle. En 1825, dans ses Considérations sur le pouvoir spirituel, Auguste Comte affirme le caractère positif de ce qu’il décrit comme une révolution dans l’ordre religieux : l’affirmation de la supériorité de la caste sacerdotale, élective, sur le groupe des guerriers. S’il faut attendre 1873 pour rencontrer la première occurrence de « réforme grégorienne », l’idée en est déjà posée par Guizot en 1828, avec là aussi un jugement de valeur positif : la dissociation du spirituel et du temporel est ce qui permet à l’Europe d’échapper à la tyrannie caractéristique des pays musulmans. Selon lui, le caractère non-héréditaire du clergé interdit de parler de caste, mais correspond à une élite exerçant avant tout un magistère moral. Le xiiie siècle apparaît alors comme une régression, une perversion de l’Église qui devient un pouvoir coercitif s’appuyant sur le séculier pour traquer les hérétiques (Miramon, 2019 : 294-302). Cette dissociation est absente du discours artistique déjà évoqué qui développe une vision englobante négative de l’Église où celle-ci est réduite à la position d’institution conservatrice menant la chasse contre les originaux. Pour tirer profit d’une lecture de la réforme grégorienne comme révolution symbolique, il faut échapper à cet imaginaire monolithique, efficace pour penser l’antagonisme entre académisme et peintres impressionnistes mais source d’illusion dans son application à la période médiévale. Cela implique dans un premier temps un résumé succinct des données historiques sur la mutation qualifiée de réforme grégorienne – du nom du pape Grégoire VII (1073-1085) – avant que ne soient abordées les difficultés historiographiques contenues dans cette formule. Ces difficultés, le concept de révolution symbolique peut en partie aider à les dépasser, en particulier grâce à cette idée qu’une telle transformation rend impossible à comprendre la période qui la précède car elle transforme les catégories mentales qui permettent de penser ses logiques spécifiques.

Le renversement grégorien de l’ordre du monde

50De la période carolingienne jusqu’au xie siècle, les évêques, principaux acteurs de la hiérarchie ecclésiastique dans une Église qui n’est pas encore centralisée, sont intégrés dans les réseaux de pouvoir des différents lignages. Ils peuvent servir aussi bien de relais au pouvoir impérial – ce que l’on a appelé le « système d’Église d’empire » (Reichskirchensystem) des empereurs ottoniens (xe siècle) – ou de base de pouvoir pour des familles nobles. À partir du xe siècle, les grands monastères jouent aussi un rôle central dans ces réseaux de pouvoirs où se mêlent étroitement les intérêts familiaux, le service des pouvoirs supérieurs, la liturgie et la sanctitas. La pratique ecclésiale est intégrée à une société faidale, dominée par les valeurs nobiliaires de la vengeance et de l’honneur où les évêques et les moines jouent un rôle-clé : arbitres et juges des vendettas entre aristocrates, ils permettent à ceux-ci de sortir de manière acceptable de ces conflits car se soumettre à un saint patron de monastère ou d’église n’est pas déshonorant. Les sources de la pratique apparentent la restitution d’une propriété usurpée à une donation, l’abandon de prétentions illégitimes à un acte de piété, l’aveu à un geste d’humilité, la sanction à une pénitence. Le perdant sauve ainsi son honneur alors que l’évêque renforce son autorité (Jégou, 2011 : 278). Cette intégration dans les réseaux de pouvoir n’implique en rien une décadence des mœurs : l’aristocratie et les pouvoirs princiers œuvrent pour une plus grande exigence de la vie monastique et de la sainteté épiscopale et pontificale.

51Ce mouvement réformateur, dans lequel l’ordre monastique de Cluny joue un rôle central, connaît une inflexion à partir du milieu du xie siècle, lorsque certains acteurs ecclésiastiques associent l’implication de l’aristocratie dans la vie de la hiérarchie ecclésiastique au crime de simonie. Le pape Grégoire VII engage un long conflit avec le pouvoir impérial au sujet du contrôle de la nomination aux sièges épiscopaux. Au terme de ce conflit, un siècle plus tard, l’Église est devenue une institution en grande partie autonome des pouvoirs temporels et sur laquelle le pape exerce un contrôle de plus en plus étroit. Dit autrement, la réforme grégorienne a imposé une rupture entre deux pôles de pouvoirs jusque-là intriqués, conduisant à une situation exceptionnelle d’autonomie et de monopole institutionnel du pôle de légitimation symbolique de l’ordre social. C’est à cet état particulier de l’Église que Pierre Bourdieu se réfère lorsqu’il évoque le monopole ecclésiastique sur le champ symbolique médiéval.

52Le terme de réforme grégorienne a originellement été conçu à partir d’un point de vue exclusivement ecclésiastique sur la situation antérieure à la « réforme » (Fliche, 1924) : l’intégration des biens ecclésiastiques dans les lignages aristocratiques est vue comme un signe d’abus et l’Église est décrite en victime de nobles violents lorsque ceux-ci contestent la séparation établie désormais entre des biens qui circulaient antérieurement à l’intérieur d’une même famille. En clair, le terme de « réforme grégorienne » propose une lecture du xe siècle avec les catégories mentales du xie siècle et c’est dans ce sens que le concept de « révolution symbolique » peut remplir toute sa fonction heuristique.

Révolution symbolique plutôt que « fait social total »

53L’un des arguments les plus forts contre la notion même de réforme grégorienne est qu’il est possible d’identifier antérieurement à cette période l’ensemble des éléments qui lui sont associés. Ce qui caractérise la réforme grégorienne ne réside donc pas dans sa dimension réformatrice mais programmatique et dans le lien qu’elle établit entre divers acteurs réformateurs (Toubert, 1990), ainsi que dans l’institution de la distinction entre clercs et laïcs comme une division sociale fondamentale (Lobrichon, 2010 : 29-42). Ces transformations s’intègrent dans un cadre plus vaste qui pose l’Ecclesia comme modèle d’ordonnancement du monde à Dieu, une théonomie davantage qu’une théocratie (Foulon, 2008 : 363), mais au sein de laquelle le recours à la papauté comme arbitre impose peu à peu une centralité institutionnelle. De même que la révolution symbolique mise en œuvre par Manet ne se caractérise pas par une série d’innovations factuelles – qui peuvent être identifiées antérieurement [7][7]Le maître de Manet, Thomas Couture, présente, dans son intérêt… – mais par un renversement du système de valeurs qui définit le sens de ces innovations, la réforme grégorienne n’est pas une réforme de la vie religieuse mais une transformation symbolique et sociale au terme de laquelle de nouvelles catégories de pensée empêchent de concevoir le monde d’avant autrement que dans les termes établis par les réformateurs : abus des laïcs contre les clercs, profanation par le pouvoir aristocratique du monde saint de l’Église, rébellion contre l’autorité du pape.

54L’usage du concept de révolution symbolique pour décrire les transformations sociales des xie et xiie siècles permet d’échapper aux différents problèmes posés par la formule de réforme grégorienne en dépassant l’alternative qui consiste à accepter son emploi et sa charge historiographique ou à rejeter dans un même mouvement la formule et l’idée de transformations profondes connues durant la période.

55Pour la décrire dans les termes mêmes de la révolution symbolique, la réforme grégorienne marque l’autonomisation du champ ecclésial qui se traduit en premier lieu par une rupture accrue entre les agents spécifiquement voués à l’économie du salut et le quotidien du monde social : la condamnation du nicolaïsme et de la simonie, chez les grégoriens, va jusqu’à l’affirmation de l’invalidité de la messe et de la consécration de l’autel. Ne peuvent agir sacramentellement que ceux dont la forme de vie correspond à un système de valeur autonome du reste du monde social : refus des relations sexuelles et maritales, coupure avec les réseaux de pouvoir traditionnels. C’est ainsi que peut naître une institution revendiquant le monopole du symbolique, c’est-à-dire à la fois le monopole de l’économie du salut et la réduction de l’ensemble de l’économie symbolique médiévale à cette économie du salut. C’est le cas des pratiques rituelles chevaleresques lorsque l’adoubement prend un caractère liturgique.

56Cette institution ecclésiale s’organise autour d’une lutte de positions entre tenants des formes traditionnelles du pouvoir (de l’empereur aux guerriers utilisant églises et monastères comme relais de pouvoir en passant par les évêques acquis aux princes du Reichskirchensystem) et agents, la plupart du temps issus du nouveau monachisme (clunisiens, ermites), d’une curie romaine autonome du pouvoir impérial. Ces agents mettent au service de cette lutte des instruments purement symboliques (excommunication et déposition de l’empereur au nom du pouvoir des clefs de saint Pierre) bouleversant l’ordre social (révolte de vassaux, affirmation du mouvement communal). Le succès de cette révolution symbolique se voit dans la lecture qu’en fait le xixe siècle, lorsque des auteurs décrivent un combat entre deux formes d’expression du pouvoir symbolique et deux visions de la réforme de l’Église comme un triomphe du spirituel sur le temporel et un succès de « la » réforme contre la corruption du christianisme.

La réforme grégorienne : les formes orthodoxes de l’hérésie artistique

57Certains des aspects associés à la position hérétique du xixe siècle, tels que l’importance de la sincérité, le fait d’opposer à l’institution la pureté des origines et la position hérétique elle-même, structurellement constitutifs – sans être suffisants – d’une révolution symbolique, sont des produits historiques du travail réalisé par les acteurs de la transformation de la définition de l’Église au xie siècle.

58Pierre Damien (1007-1072), ermite devenu évêque puis cardinal, insiste sur l’importance de la sincérité dans la prière : mieux vaut chanter avec componction un psaume que cent en ayant l’esprit ailleurs (Henriet, 2000 : 148 et Constable, 1986 : 17-30). L’importance de la sincérité intérieure de l’artiste chez Zola ne fait pas tant écho à l’hérésie qu’à la définition même du clerc à partir du xie siècle.

59Il en est de même pour l’Église primitive : de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge, la référence à la première communauté de Jérusalem est intégrée à un récit mythique faisant de la vie monastique la prolongation de l’Église primitive dans un monde largement corrompu, mais à aucun moment ce discours aristocratique n’en fait un instrument de transformation sociale. C’est lors de la réforme grégorienne que l’opposition entre le monde monastique et le monde imparfait d’un christianisme superficiel se transforme en rupture potentielle interne au champ ecclésial, entre l’institution ecclésiastique, qui revendique la continuité historique avec la communauté primitive tout en légitimant sa richesse et sa puissance comme indice du triomphe du Christ, et ceux qui opposent à cette Église, institution centralisée et autonome, le modèle de la communauté primitive charismatique (Miccoli, 1966 : 225-299). Les réformateurs du xie siècle appellent au retour à la primitivae ecclesiae, en donnant des temps apostoliques une description compatible avec l’existence de l’institution ecclésiastique (Henriet, 2010 : 73-74). L’Église primitive n’est pas nécessairement un moment de l’histoire de l’Église, mais plutôt un rapport institutionnellement fondateur à un passé réinventé et qui ne cesse de constituer un idéal pour les projets réformateurs suivants [8][8]Les transformations imposées à l’Église durant la Révolution….

60Ce que l’on appelle « hérésie » au cours des xie et xiie siècles ne relève pas d’une opposition structurelle à l’institution mais au contraire d’un discours deux fois institutionnel : soit les hérétiques sont, comme Tanchelm d’Anvers, des agents qui reprennent le discours réformateur mais sont confrontés à un clergé local conservateur, soit, ultérieurement, les dissidents religieux opposent à la hiérarchie ecclésiastique les notions mêmes qui ont permis à celle-ci de fonder son autonomie. Pour revenir au xixe siècle, on pourrait souligner que l’Académie et le Salon contre lesquels s’est constituée « l’hérésie artistique » ont produit, suivant la même relation paradoxale, les conditions de possibilité de l’art pour l’art, en produisant des lieux, des temps et des institutions (ateliers, concours...) dédiés.

61En terminant par l’application de la notion de révolution symbolique aux transformations ecclésiales du xie siècle, nous avons voulu montrer que la réflexivité médiévale sur les concepts sociologiques n’a pas une pure finalité de correction érudite ou de glose théorique. En actualisant les connaissances historiques à l’origine de ces notions, il devient possible, à la fois de les rendre applicables à la période médiévale sans « rétrojeter » sur la période une vision dépassée de celle-ci, et d’historiciser ces concepts en montrant que des aspects décrits comme structurellement constitutifs sont de fait des productions historiquement localisables. Ce caractère historique est, dans le cas de l’hérésie et de la révolution symbolique, masqué par le renversement des systèmes de valeurs ayant eu lieu entre la période médiévale et le monde de l’art du xixe siècle, mais ce renversement – les critères de disqualification sociale deviennent des éléments de valorisation – perpétue de fait un système artificiellement construit. La révolution symbolique grégorienne n’invente pas seulement un champ ecclésial autonome, elle fixe pour longtemps les formes de l’autonomisation d’un champ symbolique dans le monde occidental, où chaque génération ascendante oppose aux anciennes la nécessité d’un retour à la sincérité et à la communauté originelle.

Notes
  • [1]
    Cet article constitue la forme rédigée d’une intervention réalisée lors de la journée d’étude Utopies sociales, dissidences, hérésiologie (conclusion du séminaire « Religions et utopies sociales »), CéSor, 13 juin 2019.
  • [2]
    L’usage introductif des termes « religieux » ou « religion » s’explique par leur emploi par Pierre Bourdieu : leur pertinence pour la période médiévale a été largement remise en cause (Guerreau, 2001 : 29-31). La question du religieux chez le sociologue a déjà été abordée (Dianteill, 2002 : 5-19 ; Dufal, 2019 : 429-452).
  • [3]
    La formule est employée par Joseph Morsel à propos du lignage : élément-clé du discours aristocratique à l’époque moderne, le lignage est la cible des réformistes et révolutionnaires aux xviiie et xixe siècles puis est employé dans l’étude des sociétés primitives ; lorsque les médiévistes s’ouvrent à l’anthropologie, ils le récupèrent comme notion et explique ainsi le Moyen Âge à partir de la vision de l’Ancien Régime traitée comme une reconstitution rationnelle (Morsel, 2004 : 91).
  • [4]
    Si le latin haeresis, issu du grec, signifie simplement « tenir une opinion », dès le iiie siècle, il est utilisé dans le contexte chrétien au sens d’erreur condamnable (Boulhol, 2002 : 19).
  • [5]
    « Complexité de la révolution artistique : sous peine de s’exclure du jeu, on ne peut révolutionner le champ qu’en mobilisant et en invoquant les acquis de l’histoire du champ, et les grands hérésiarques, Baudelaire, Flaubert ou Manet, s’inscrivent explicitement dans l’histoire du champ, dont ils maîtrisent le capital spécifique beaucoup plus complètement que leurs contemporains, les révolutions prenant la forme d’un retour aux sources, à la pureté des origines » (Bourdieu, 1992 : 172). Le retour aux sources est défini comme caractéristique du discours hérétique (Bourdieu, 1971a : 324-325).
  • [6]
    « L’hérétique étant par excellence le critique des valeurs spirituelles d’une société, quelle part les hérésies européennes de l’ère pré-industrielle ont-elles eu dans la prise de conscience de l’Europe ? » (Le Goff, 1968 : 4).
  • [7]
    Le maître de Manet, Thomas Couture, présente, dans son intérêt pour les esquisses, une grande proximité avec les impressionnistes, mais cette dimension est effacée dans la production de l’œuvre finale, celle qui est destinée au jugement de valeur (Boime, 1980 : 76).
  • [8]
    Les transformations imposées à l’Église durant la Révolution française s’appuient encore sur l’idéal d’un retour à l’Église primitive (Bowman, 1973 : 43-45).
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/08/2023
https://doi.org/10.4000/assr.69584