Une analyse censurée par les médias européens
Le Monde diplomarique d'août 2023
Pourquoi les grandes puissances se font la guerre
À en croire les discours dominants, la politique étrangère occidentale consisterait à exporter la démocratie libérale et le droit dans le reste du monde. Or les rapports entre puissances obéissent moins aux idéaux qu’à des considérations stratégiques, explique John Mearsheimer, théoricien majeur du réalisme dans les relations internationales.
par John Mearsheimer
Professeur de science politique à l’université de Chicago
Il y a trente ans, nombre d’experts occidentaux assuraient que l’histoire avait pris fin et que l’affrontement entre grandes puissances relevait du passé. Cette illusion a mal résisté à l’épreuve du temps. Aujourd’hui, deux des conflits opposant des grandes puissances menacent de dégénérer en guerre ouverte : les États-Unis contre la Russie en Europe de l’Est à propos de l’Ukraine, les États-Unis contre la Chine en Asie orientale à propos de Taïwan.
Les changements intervenus dans la politique internationale ces dernières années ont marqué une dégradation de la position de l’Occident. Que s’est-il passé ? Où va-t-on ? Répondre à ces questions réclame une théorie des relations internationales qui donne du sens à un monde chaotique et incertain, un cadre général permettant d’expliquer pourquoi les États agissent comme ils le font.
La théorie dite du « réalisme » constitue le meilleur outil disponible pour comprendre la politique internationale. Quels sont ses postulats ? Les États coexistent dans un monde dépourvu d’une autorité suprême capable de les protéger les uns des autres. Cette situation les contraint à prêter attention à l’évolution des rapports de forces, car la moindre faiblesse peut les rendre vulnérables. Être en concurrence sur l’échiquier des pouvoirs ne les empêche pas cependant de coopérer lorsque leurs intérêts sont compatibles. Toutefois, de manière générale, les relations entre États — et plus particulièrement entre grandes puissances — sont fondamentalement assujetties au principe de compétition. Dans la théorie du réalisme, la guerre représente un instrument de gouvernance parmi d’autres, auquel les États recourent pour consolider leur position stratégique. Ainsi s’explique la fameuse formule de Carl von Clausewitz sur la guerre, « simple continuation de la politique par d’autres moyens ».
Le réalisme n’a pas bonne presse en Occident, où la guerre est généralement perçue comme un ultime recours justifiable seulement en cas de légitime défense ; ce qui correspond aussi à la Charte des Nations unies. La théorie réaliste suscite d’autant plus la réprobation qu’elle se fonde sur un axiome pessimiste : l’idée que la compétition entre grandes puissances constitue un fait intangible, une loi de l’existence immanquablement vouée à enfanter des tragédies. Autant dire que tous les États — démocratiques ou autoritaires — obéissent à la même logique. En Occident, le point de vue dominant consiste plutôt à indexer la propension à la compétition sur la nature du régime. Les démocraties libérales seraient par nature enclines à maintenir la paix, tandis que les régimes autoritaires seraient les principaux fauteurs de guerres.
On ne doit donc pas être surpris que la théorie libérale, conçue en opposition au réalisme, ait les faveurs de l’Occident. Pourtant, il est difficilement contestable que les États-Unis ont presque toujours agi sous les diktats du réalisme, quitte à enrober leurs actions dans une rhétorique plus morale. Tout au long de la guerre froide, ils n’ont eu de cesse de soutenir des autocrates sans scrupule, comme Tchang Kaï-chek en Chine, Mohammad Reza Pahlavi en Iran, Rhee Syngman en Corée du Sud, Mobutu Sese Seko au Zaïre, Anastasio Somoza au Nicaragua ou Augusto Pinochet au Chili, pour ne prendre que ces exemples.
Cette politique connut toutefois une notable parenthèse : celle du « moment unipolaire » de 1991 à 2017, lorsque les gouvernements américains, démocrates comme républicains, renoncèrent au réalisme géopolitique pour tenter d’imposer un ordre planétaire fondé sur les valeurs de la démocratie libérale — État de droit, économie de marché et droits humains, sous la bienveillante autorité de Washington. Cette stratégie de l’« hégémonie libérale » essuya un cuisant échec, et joua un rôle non négligeable dans l’émergence du monde tourmenté que nous connaissons. Si en 1989, à l’issue de la guerre froide, les gouvernants américains avaient choisi une politique étrangère réaliste, notre planète serait sans doute un lieu considérablement moins dangereux aujourd’hui.
Le réalisme peut se décliner de plusieurs façons. Selon la théorie dite « classique », énoncée par le juriste américain Hans Morgenthau, le désir de pouvoir est inhérent à la nature humaine. Les dirigeants, disait-il, sont mus par un animus dominandi, une pulsion innée qui les pousse à dominer leur prochain. Chacun peut se faire sa propre théorie à ce sujet. Dans la mienne, la force motrice de la compétition entre États se situe avant tout dans la structure ou l’architecture même du système international. C’est celle-ci qui motive les États — et plus encore les grandes puissances — à se livrer une compétition féroce. Ils sont, à cet égard, prisonniers d’une cage de fer.
Même les superpuissances seraient menacées
Avant toute chose, il faut rappeler que les grandes puissances opèrent au sein d’un système où n’existe aucun protecteur vers lequel se tourner en cas de menace de la part d’un État rival. Chacun doit donc prendre soin de lui-même dans un monde régi par l’autodéfense. Cette contrainte est rendue plus pesante encore par deux autres aspects du système international. Toutes les grandes puissances détiennent d’énormes capacités militaires offensives, même si certaines en possèdent plus que d’autres, ce qui signifie qu’elles peuvent causer des dommages considérables à un État donné. Il est par ailleurs difficile, sinon impossible, de s’assurer qu’elles poursuivent des intentions pacifiques, dans la mesure où les intentions, contrairement aux capacités militaires, se nichent dans l’esprit des dirigeants et ne sont jamais pleinement déchiffrables. Anticiper ce que fera tel ou tel État un jour futur se révèle plus hasardeux encore, car nul ne peut prédire quels en seront les responsables, ni quelles seront ses intentions si les circonstances changent.
Des États qui opèrent dans un univers où ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et risquent de faire face à un rival puissant et hostile vont nécessairement avoir peur les uns des autres, même si l’intensité de leur peur varie selon les cas. Dans un monde aussi périlleux, la meilleure manière de survivre pour un État rationnel consiste à s’assurer qu’il n’est pas faible. L’expérience de la Chine durant son « siècle d’humiliation nationale » de 1839 à 1949 a démontré que les États plus puissants ont tendance à profiter de la faiblesse des autres. Sur la scène internationale, mieux vaut être Godzilla que Bambi.
L’Union européenne paraît faire exception à la règle, mais seulement en apparence. Elle est née sous la protection du parapluie américain, qui a rendu impossible un conflit militaire entre États membres, les libérant ainsi de la crainte qu’ils s’inspiraient. Cette raison explique en partie que les dirigeants européens de tous bords redoutent de voir les États-Unis se détourner de leur continent afin de mieux se consacrer à l’Asie. La politique des grandes puissances se caractérise en somme par une implacable compétition sécuritaire puisque chaque État cherche non seulement à gagner en influence relative, mais aussi à éviter que la balance des pouvoirs ne penche en sa défaveur. Cet objectif, dit de l’« équilibrage » (balancing), peut être mis en œuvre soit par un accroissement de sa puissance, soit par une alliance avec d’autres États pareillement menacés. Dans un monde réaliste, le pouvoir d’un pays s’apprécie essentiellement à l’aune de ses capacités militaires, lesquelles dépendent d’une économie avancée et d’une population nombreuse.
APour un État qui aspire à un rôle de grande puissance, la situation idéale consiste d’abord à être une puissance régionale, c’est-à-dire à dominer la partie du globe à laquelle il appartient, tout en s’assurant qu’aucune autre puissance, moyenne ou grande, ne lui dispute cette domination. Les États-Unis offrent une illustration parfaite de cette logique. Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, ils se sont assidûment employés à asseoir leur hégémonie sur le continent américain. Lors du siècle qui a suivi, ils ont fait en sorte d’empêcher les empires germanique et japonais, puis l’Allemagne nazie et l’Union soviétique, de s’imposer comme seules puissances régionales en Asie et en Europe.
L’objectif premier de tout État est la survie, car si un État ne survit pas il ne peut poursuivre aucun autre but. La production de richesses ou la diffusion d’une idéologie peuvent lui sembler prioritaires, mais seulement à condition que ces objectifs n’entament pas ses chances de survie. De même, les grandes puissances peuvent coopérer si elles partagent des intérêts communs et que leur alliance n’affaiblit pas leurs positions respectives dans la balance des pouvoirs. Durant la guerre froide, par exemple, les États-Unis, l’Union soviétique et le Royaume-Uni ont coopéré en signant le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (1968) alors même que les relations américano-soviétiques demeuraient intrinsèquement conflictuelles. Et, à la veille de la première guerre mondiale, les grandes puissances européennes étaient liées les unes aux autres par de puissants intérêts économiques tout en se livrant à une compétition sécuritaire acharnée, qui l’emporta finalement sur la coopération économique et les conduisit à la guerre. Les ententes entre grandes puissances se nouent toujours à l’ombre d’une rivalité relative à leur sécurité.
Les détracteurs de l’école réaliste en matière géopolitique lui reprochent souvent de dédaigner les institutions internationales, clé de voûte d’un ordre planétaire organisé par des règles. Mais les réalistes reconnaissent bien volontiers que celles-ci contribuent de manière cruciale à contenir la compétition sécuritaire dans un monde interdépendant — comme l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et le pacte de Varsovie durant la guerre froide, ou comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et l’Organisation des Nations unies (ONU) aujourd’hui. Ils font cependant valoir que les règles de ces institutions internationales ou multilatérales sont définies par les grandes puissances en fonction de leurs propres intérêts, et qu’en aucune circonstance elles ne peuvent contraindre un État influent à entreprendre des actions qui menaceraient sa sécurité. Dans le cas contraire, il bafouera ces règles ou les réécrira en sa faveur.
La nature du régime importe peu
Cette logique contredit la croyance, largement partagée en Occident, selon laquelle les démocraties libérales se comporteraient différemment des États autoritaires. Lesquels, nous dit-on, mettent en péril l’ordre mondial fondé sur le droit et, plus généralement, constituent le seul obstacle véritable à la paix. Mais la politique internationale ne fonctionne pas ainsi. La nature du régime importe peu dans un monde régi par l’autodéfense où chaque État craint pour sa survie, ou en tout cas le prétend. Nation libérale par excellence, les États-Unis ont transgressé le droit international lorsqu’ils ont attaqué la Yougoslavie en 1999 et l’Irak en 2003, après avoir fomenté une guerre civile sanglante au Nicaragua durant les années 1980. Toutes les grandes puissances ignorent les scrupules lorsqu’elles estiment que leurs intérêts vitaux sont en jeu.
Certains experts font valoir que la « révolution nucléaire » aurait vidé le réalisme d’une grande partie de sa substance. L’arme atomique protégerait son détenteur contre toute destruction en dissuadant quiconque de s’en prendre à lui, ce qui supprimerait l’une des raisons d’être à la compétition pour le pouvoir. Les mêmes soutiennent que la crainte d’une escalade catastrophique suffirait à empêcher deux puissances nucléaires de se livrer à une guerre conventionnelle. Rien n’indique cependant que les nations concernées aient partagé un tel raisonnement. La compétition entre les Deux Grands a coûté à l’Union soviétique et aux États-Unis des milliards et des milliards de dollars au cours de la guerre froide, et il en va de même aujourd’hui avec la Chine, la Russie et les États-Unis. Ces États n’ont jamais cessé de se préparer à une guerre conventionnelle. Un conflit militaire entre grandes puissances paraît assurément moins probable dans un monde nucléarisé, mais reste néanmoins une menace tangible. Le réalisme n’a donc rien perdu de sa pertinence.
La doctrine réaliste suggère également que les zones d’intérêt stratégique vital pour les grandes puissances — en dehors de leur propre région — sont celles qui leur permettent de contenir leurs rivales stratégiques ou qui disposent de ressources indispensables à l’économie planétaire. Pendant la guerre froide, les réalistes américains dénombraient trois zones hors du continent où leur pays devait être prêt à livrer bataille : l’Europe et l’Asie du Nord-Est, là où se situait l’Union soviétique, ainsi que le golfe Arabo-Persique à cause de ses gisements pétroliers. Presque tous s’opposaient à la guerre du Vietnam, car elle se déroulait en Asie du Sud-Est, une région jugée alors d’un faible intérêt stratégique. À présent que la Chine est devenue à son tour une grande puissance, l’Asie du Sud-Est importe beaucoup plus à Washington, prêt désormais à défendre militairement le statu quo à Taïwan et en mer de Chine méridionale.
Pour sa part, la géopolitique libérale n’accorde aucune priorité à telle ou telle région du monde. Son objectif proclamé consiste à diffuser la démocratie et le capitalisme le plus largement possible. Bien qu’ils disent abhorrer les horreurs de la guerre, les promoteurs d’une politique étrangère libérale n’hésitent pas y recourir pour satisfaire leur objectif ambitieux. La doctrine Bush, qui prétendait démocratiser le Proche-Orient à la pointe du fusil, illustra parfaitement cette approche. Ce n’est pas un hasard si les tenants du réalisme ont sévèrement critiqué la guerre d’Irak. Elle fut pensée et voulue par les néoconservateurs, très attachés à l’universalisation des « valeurs » de l’Occident, et soutenue par les partisans de l’hégémonie libérale.
Paradoxalement, l’approche libérale en matière de politique étrangère comporte un noyau foncièrement illibéral. Ainsi, le libéralisme prône la nécessité de tolérer la diversité des opinions dans une société, car il admet que les individus qui la composent ne s’accorderont jamais tout à fait sur la meilleure manière de vivre ensemble ou d’être gouvernés. C’est pourquoi les sociétés libérales tentent de ménager des espaces où individus et groupes peuvent coexister tout en conservant leurs croyances ou leurs principes. Mais, dès qu’il s’agit de politique étrangère, les libéraux agissent comme s’ils savaient quel type de régime devait s’appliquer à tous les pays (1). Ils considèrent que le reste du monde doit imiter l’Occident et utilisent chacun des moyens dont ils disposent pour le pousser dans cette direction. Une telle conception est vouée à l’échec, non seulement parce qu’il ne saurait y avoir de consensus sur la définition du système politique idéal, mais aussi parce qu’elle échappe à la logique réaliste. Les États constituent des entités souveraines qui se défendent contre une menace visant leurs intérêts vitaux, à plus forte raison quand celle-ci résulte d’un État concurrent qui entend transformer le système de gouvernement de son rival.
Quand l’Union soviétique s’est effondrée en 1991, le monde bipolaire qui sous-tendait la guerre froide a cédé la place à un monde unipolaire centré sur les États-Unis. L’unipolarité est devenu multipolarité en 2017, à la faveur de l’ascension de la Chine et de la résurrection du pouvoir russe. Les États-Unis conservent assurément leur rang de première puissance dans la nouvelle configuration, mais la Chine, avec son économie impressionnante et sa force militaire ascendante, la talonne. Des trois géants, la Russie est clairement le plus faible. Le système multipolaire a donc forgé deux nouvelles rivalités, dont les protagonistes suivent chacun une logique réaliste différente. À l’instar de l’antagonisme américano-soviétique de jadis, et contrairement au conflit actuel entre États-Unis et Russie, la compétition entre Washington et Pékin a pour objet principal l’hégémonie régionale, même si celle-ci comme la concurrence avec les Russes pourraient s’étendre au reste du monde. L’actuelle rivalité américano-russe ne s’explique pas par une quelconque crainte que Moscou puisse dominer l’Europe, mais plutôt par le comportement hégémonique de Washington.
Durant les XIXe et XXe siècles, la Chine n’était pas perçue comme une grande puissance. Elle disposait certes d’une population nombreuse, mais ses ressources ne lui permettaient pas de bâtir une force militaire suffisante. La situation a commencé à changer au début des années 1990, lorsque l’économie chinoise a amorcé sa croissance vertigineuse au point de devenir la deuxième du monde et d’être en mesure de développer des technologies de pointe. Comme on pouvait s’y attendre, Pékin utilise sa puissance économique pour accroître sa puissance militaire.
La Chine a pour ambition de conforter sa domination sur l’Asie, mais aussi de pousser graduellement les troupes américaines hors de la partie orientale du continent, de manière à imposer son hégémonie sur toute la région. Elle est en train par ailleurs de se doter d’une marine de haute mer, ce qui indique qu’elle ambitionne d’étendre son pouvoir tout autour du globe. Pékin s’efforce en somme de suivre l’exemple américain, ce qui est en effet le meilleur moyen d’optimiser sa sécurité dans un monde en proie au désordre. Les dirigeants chinois ont une autre raison de vouloir dominer l’Asie : leurs objectifs territoriaux d’inspiration nationaliste, comme reconquérir Taïwan ou contrôler la mer de Chine méridionale, réclament qu’ils disposent d’une position hégémonique dans leur région.
Domestiquer la Chine, un pari américain raté
Les États-Unis s’emploient depuis longtemps à empêcher tout autre pays d’y parvenir, comme ils l’ont démontré à maintes reprises au cours du XXe siècle. Face aux ambitions chinoises, ils tentent donc aujourd’hui de mettre en place une politique d’endiguement (containment), applicable à la fois sur les plans militaire et économique.
Concernant le volet militaire, Washington cherche à ressusciter des alliances conçues pour contenir l’Union soviétique en vue de les fondre dans une coalition dirigée contre la Chine. Il s’agit de nouer — ou renouer — des partenariats multilatéraux, sur le modèle du traité de coopération militaire signé par les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni (Aukus) ou du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD) liant les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde, mais aussi de resserrer les alliances bilatérales déjà anciennes conclues entre les États-Unis et des États comme le Japon, les Philippines ou la Corée du Sud.
Sur le front économique, Washington entend freiner les progrès de la Chine dans le domaine des technologies de pointe en s’assurant du contrôle des principaux leviers de ce secteur stratégique. Cet affrontement pourrait cependant mettre à l’épreuve les relations transatlantiques dans la mesure où de nombreux États européens, déjà malmenés par la rupture des échanges commerciaux avec la Russie, cherchent des clients sur le marché chinois.
Tout indique que la compétition acharnée entre Chine et États-Unis va s’intensifier dans un avenir proche. Elle sera sans doute avivée en partie par le fameux « dilemme sécuritaire », en vertu duquel une action décidée par l’un à des fins de défense est interprétée par l’autre comme la preuve d’une intention agressive. Cette compétition sera dangereuse pour deux raisons. D’une part, elle concerne Taïwan, une île que presque chaque Chinois considère comme un territoire sacré appartenant à la Chine, mais dont les États-Unis sont déterminés à préserver l’indépendance sous parapluie américain. D’autre part, en cas de guerre entre les deux grandes puissances du Pacifique, les combats risquent de se dérouler sur les îles situées au large des côtes chinoises, essentiellement dans le ciel, sur mer et par tirs de missiles. Il n’est guère difficile d’imaginer les débordements auxquels un tel scénario pourrait conduire. Si la guerre devait avoir lieu sur le continent asiatique, le nombre de ses victimes serait certainement très supérieur, raison pour laquelle les protagonistes y réfléchiraient à deux fois avant de s’engager dans une pareille escalade, à la manière de l’OTAN et du pacte de Varsovie au cœur de l’Europe pendant la guerre froide. L’hypothèse d’un affrontement terrestre paraît donc peu probable, ce qui n’empêche pas que des trésors de diplomatie devront être mobilisés de part et d’autre pour éviter qu’elle se réalise.
Les États-Unis ont très largement contribué à la gestation de cette rivalité périlleuse en ignorant les principes du réalisme. Au début des années 1990, aucun État ne pouvait rivaliser avec la puissance américaine ; la Chine était encore économiquement sous-développée. Suivant les prescriptions libérales, la Maison Blanche ouvrait les bras à Pékin, l’aidant à stimuler sa croissance économique et cherchant à l’intégrer sur la scène internationale. Les dirigeants américains partaient du principe qu’une Chine enrichie deviendrait une « actionnaire responsable » de ce nouvel ordre mondial dominé par Washington et que par la force des choses elle se métamorphoserait en démocratie libérale. Une Chine prospère et démocratique ne représenterait aucun danger pour les États-Unis, tel était le calcul. Un calcul grossièrement erroné, comme on l’a vu par la suite. Si les dirigeants américains avaient emprunté une logique réaliste, ils auraient évité de contribuer à la croissance chinoise et cherché à creuser ou à maintenir l’écart de puissance entre les deux pays plutôt que de le réduire.
Lorsqu’il s’agit de l’Ukraine, le point de vue occidental dominant sur la guerre revient à suggérer que la Russie se comporte en Europe comme la Chine le fait en Asie. Le président Vladimir Poutine serait mû par des ambitions impériales qui le pousseraient à restaurer une Grande Russie ressemblant à la défunte Union soviétique et à reconquérir l’ancien glacis du pacte de Varsovie, ce qui mettrait en péril la sécurité de toute l’Europe. Selon cette analyse, l’Ukraine ne constituerait qu’un hors-d’œuvre pour l’ogre russe, qui s’en prendrait ensuite à d’autres pays. Le rôle de l’OTAN, en Ukraine, se bornerait donc à contenir le régime de M. Poutine, de la même manière qu’elle a empêché la domination de l’ensemble de l’Europe par l’Union soviétique au cours de la guerre froide.
Abondamment reprise, cette version relève cependant du mythe. Rien ne démontre que le président russe aimerait s’emparer de la totalité de l’Ukraine ni qu’il entendrait conquérir d’autres États en Europe de l’Est. Le souhaiterait-il, d’ailleurs, qu’il n’aurait pas les moyens militaires de réaliser un objectif aussi ambitieux. À plus forte raison d’imposer son hégémonie sur le Vieux Continent.
S’il est indéniable que la Russie a attaqué l’Ukraine, on ne saurait contester non plus que cette invasion a été provoquée par les États-Unis et leurs alliés européens lorsqu’ils ont décidé de faire de l’Ukraine leur rempart aux frontières de la Russie. Ils espéraient transformer ce pays en une démocratie libérale et l’intégrer à l’OTAN et à l’Union européenne. À plusieurs reprises, les dirigeants russes ont répété qu’une telle politique serait considérée comme une menace par Moscou et qu’elle ne serait donc pas tolérée. Il n’y avait aucune raison de douter de leur détermination sur ce point. En avril 2008, lorsque la décision fut prise d’accueillir l’Ukraine dans l’OTAN, l’ambassadeur américain à Moscou envoyait à la secrétaire d’État Condoleeza Rice une note indiquant : « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN constitue la plus aveuglante des lignes rouges pour l’élite russe (et pas seulement pour Poutine). Après plus de deux ans et demi de conversations avec les décideurs russes, je cherche encore quelqu’un qui considère l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN comme autre chose qu’une atteinte délibérée aux intérêts russes. » C’est pour cette raison que la chancelière allemande de l’époque, Mme Angela Merkel, s’opposa à ce que l’Ukraine rejoigne l’Alliance atlantique : « J’étais tout à fait certaine (…) que Poutine ne laisserait pas faire une chose pareille. De son point de vue, c’eût été une déclaration de guerre (2). »
Le conflit a commencé en février 2014, six ans après l’annonce par l’OTAN du projet d’adhésion ukrainienne. M. Poutine tenta d’abord de régler le différend par la voie de la diplomatie, en cherchant à convaincre les États-Unis, qui parrainaient l’entrée de Kiev dans l’Alliance, d’y renoncer. Washington décida au contraire de mettre les bouchées doubles, armant et entraînant l’armée ukrainienne, et l’invitant à participer aux manœuvres militaires otaniennes. Redoutant que l’Ukraine n’en devienne membre de fait, Moscou adressa, le 17 décembre 2021, un courrier à l’organisation transatlantique ainsi qu’au président Joseph Biden leur demandant l’assurance écrite que l’Ukraine resterait hors de l’Alliance et observerait une stricte neutralité. À quoi le secrétaire d’État Antony Blinken répondit le 26 janvier 2022 : « Il n’y a pas de changement, il n’y aura pas de changement. » Un mois plus tard, la Russie attaquait l’Ukraine.
D’un point de vue réaliste, la réaction de Moscou à l’élargissement de l’OTAN constitue un cas d’école d’une politique cherchant à prendre des gages face à une menace extérieure. Pour M. Poutine, il s’agissait d’empêcher qu’une alliance militaire dirigée par la première puissance du globe, ancienne ennemie jurée de l’Union soviétique, puisse inclure le voisin ukrainien. La position russe dans cette affaire paraît s’inspirer de la doctrine Monroe, élaborée par les États-Unis au XIXe siècle, qui stipulait qu’aucune grande puissance n’était autorisée à stationner des forces militaires dans leur arrière-cour. Dans la mesure où la diplomatie a échoué à régler un problème que les Russes jugeaient existentiel, leur président a déclenché une guerre destinée à empêcher l’Ukraine d’intégrer l’OTAN. Moscou voit cela comme une guerre d’autodéfense, et non comme une guerre de conquête. Certes, l’Ukraine et ses voisins perçoivent les choses tout autrement. Mais il ne s’agit ici ni de justifier la guerre ni de la condamner, seulement d’expliquer les conditions qui ont favorisé son déclenchement.
Contenir la Russie ou la menacer ?
Si l’on adhère au mythe selon lequel M. Poutine entend multiplier les guerres de conquête, on objectera peut-être que le projet d’extension de l’Alliance atlantique repose lui-même sur une solide logique réaliste : les États-Unis et leurs alliés ne chercheraient qu’à contenir la Russie. Mais cette assertion est tout aussi fausse. La décision d’élargir l’OTAN fut prise dès le milieu des années 1990, c’est-à-dire à un moment où l’armée russe était dans un état d’extrême faiblesse et où Washington pouvait imposer cet élargissement à Moscou. On voit ainsi à quels dangers peut mener le fait d’être faible dans le système international. La Russie ne représentait pas davantage une menace pour l’Europe en 2008, et pourtant le processus d’intégration de l’Ukraine à l’OTAN fut engagé cette année-là. Plutôt que de contenir Moscou, l’intérêt des États-Unis aujourd’hui serait de pivoter hors de l’Europe, en direction de l’Asie orientale, d’entraîner la Russie dans une coalition de rééquilibrage face à la Chine, de ne pas se laisser embourber dans une guerre en Europe de l’Est et de ne pas précipiter le rapprochement sino-russe.
Tout comme la politique malavisée de main tendue à la Chine, l’élargissement de l’OTAN était une composante du projet d’hégémonie libérale. Il s’agissait d’intégrer l’est et l’ouest de l’Europe afin de transformer le continent en une vaste zone de paix. Les réalistes, comme George Kennan, ont dénoncé cette expansion de l’Alliance atlantique parce qu’ils percevaient qu’elle menaçait la Russie et ne pouvait que conduire à un désastre.
L’Europe serait assurément en meilleure position aujourd’hui si la logique réaliste l’avait emporté et si l’OTAN ne s’était pas fixé comme objectif d’inclure l’Ukraine. Mais les dés sont jetés : l’unipolarité ayant cédé la place à la multipolarité, les États-Unis et leurs alliés sont à présent engagés dans des rivalités géopolitiques sérieuses avec la Chine et la Russie. Ces nouvelles guerres froides sont au moins aussi dangereuses que la précédente — peut-être même davantage.
John Mearsheimer
Professeur de science politique à l’université de Chicago, auteur avec Sebastian Rosato de How States Think. The Rationality of Foreign Policy, Yale University Press, New Haven, à paraître à la fin de ce mois.
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