Praxéologie et agentivité chez J. L. Austin

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1Que chez J. L. Austin le langage soit action n’est pas nouveau [cf. par exemple Ambroise 2008]. Il est toutefois important de comprendre – et cela est plus radical – comment l’invention des actes de langage transforme non seulement la conception du langage, mais la conception de l’action et fragilise conjointement la signification, et l’action.

2Chez Austin, c’est le triplet « acte de langage »/« échec »/« excuse » qui est central. J’essaierai à partir de cette articulation de montrer en quel sens, chez Austin, la dimension sociale (présente de façon bien plus explicite chez les auteurs tels qu’Erving Goffman qu’il a inspirés) est cruciale. Elle ne l’est pas par le biais classique où le langage est rendu équivalent à l’action, en mettant en avant la dimension pragmatique de la parole et ce qu’Austin a défini comme illocutoire, mais par celui (pragmatiste plutôt que pragmatique) d’une redéfinition du concept d’action à partir de celui du langage, de la vulnérabilité de l’usage et du sens au réel social.

3Dans ce sens, ce travail, bien qu’il ne constitue pas une étude historique en ethnométhodologie, est sans doute guidé par l’idée de l’enquête sociologique héritée de Harold Garfinkel, où l’ordre social n’est pas une réalité indépendante, et où l’on cherche à élucider la fabrication constante de l’ordre social, tel qu’il est reconnaissable, intelligible, analysable et rapportable par les participants. Pour Garfinkel,

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L’ethnométhodologie se réfère alors à l’étude d’un sujet particulier : le corpus du savoir ordinaire, d’un ensemble de procédures et de considérations qui servent les membres ordinaires de la société de moyen pour comprendre, pour s’y retrouver et pour agir dans les circonstances où ils se trouvent [1][1]« The term “ethnomethodology” thus refers to the study of a….

[Heritage 1984, 4]

 

5Les locuteurs ordinaires qui co-créent le monde sont ceux-là mêmes qui incarnent le langage comme action chez Austin. Nous allons donc tenter d’esquisser chez Austin une conception praxéologique du langage, dans laquelle ce dernier ne donne pas sens à l’action mais tire son sens de cette action même ; à condition de prendre en compte la nouvelle version de l’agentivité que propose Austin. Pour cela je vais examiner d’une part l’invention des actes de langage par Austin et le rapport entre langage et action dans Quand dire, c’est faire [How to do things with words] [Austin 1991, ci-après HTW], et de l’autre : la transformation du concept de l’action même, dans [HTW] et dans A Plea for Excuses [Austin 1956] (dans ses Écrits Philosophiques, PP [Austin 1993a]) par l’insistance sur l’échec et l’excuse.

1. Langage, action, échecs

6La notion d’acte de langage ou de parole [speech act] est inséparable de l’œuvre d’Austin et de son invention du performatif, qui lie le langage à l’action. Dans ce qui suit, il s’agira de resituer cette notion dans son contexte philosophique, afin de montrer l’étendue du nouveau champ ouvert par Austin et le nouveau rapport au langage institué par l’invention d’une catégorie d’énoncé qui défait la dualité vrai/faux [true/false fetish] au profit d’une problématique de la réussite et de l’échec [felicity/infelicity] propre à la pratique du langage, ou plutôt au langage comme pratique sociale, compétence à exercer socialement. C’est cette idée, qui définit le projet d’une philosophie du langage ordinaire, que nous allons examiner, chez Austin, et chez Stanley Cavell, dans une approche de la pratique langagière non comme sous-ensemble, mais comme transformation du concept de l’action. Le tournant pratique s’avère, dans cette approche, un prolongement du tournant linguistique, qui nous ramène, dirait Wittgenstein, sur le « sol raboteux » de l’usage, et à l’examen de ce que nous disons (nous humains, pourvus d’une voix et d’une vie humaines). C’est le sens du passage fameux des Recherches philosophiques [Wittgenstein 2005] où Wittgenstein décrit « l’accord dans le langage ».

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C’est ce que les hommes disent qui est vrai et faux ; et c’est dans le langage que les hommes s’accordent. Cet accord n’est pas un consensus d’opinion, mais de forme de vie.

[Wittgenstein 2005, § 241]

 

8L’accord dans le langage est accord dans une forme de vie, mais aussi, dit Wittgenstein, il s’agit d’un phénomène qui produit à chaque instant l’accord social. Ce lien entre accords linguistique et social, que j’ai souvent présenté en lien avec la praxis wittgensteinienne, je souhaite le développer à propos d’Austin et de Goffman, qui ont pour commun de partir de la vie ordinaire, des interactions quotidiennes et des usages ordinaires. La sociologie de Goffman, comme la philosophie du langage ordinaire d’Austin (et comme celle de Wittgenstein), œuvre à une réhabilitation de l’ordinaire et à une continuité entre connaissance et interprétation ordinaire du monde. L’attention à l’ordinaire n’est pas seulement l’examen d’un donné, mais de l’élaboration (langagière) de normes dans la vie ordinaire. Et Austin ajoute :

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[Ma] conception diffère beaucoup des affirmations pragmatistes selon lesquelles le vrai est ce qui marche, etc. La vérité ou fausseté d’une affirmation ne dépend pas de la seule signification des mots, mais de l’acte précis et des circonstances précises où il est effectué.

[HTW, 145]

 

10Garfinkel [2007] et Patricia Paperman [2006] notent que dans le langage ordinaire, il y a ordre : différence ordinaire/quotidien, répétition des jours et des nuits, sens commun, conduisant à la constitution d’une sensibilité et d’un langage communs. Ordre, et donc normativité, dans la fabrication et la préservation sans relâche de cet ordre, dont Erving Goffman dira que c’est un ordre expressif, suscité par l’obligation que nous avons de nous rendre lisibles, intelligibles à autrui.

11La condition de félicité, chez Austin comme Goffman, va primer sur la condition de vérité, celle de signification – ou plutôt la définir. Goffman note par exemple que

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La contrainte générale à laquelle doit se plier toute énonciation, à savoir se relier de façon acceptable à ce que le récipiendaire a à l’esprit ou peut y faire venir […]. Bref, chaque fois que nous entrons en contact avec autrui, que ce soit par la poste, au téléphone, en lui parlant face à face, voire en vertu d’une simple coprésence, nous nous trouvons avec une obligation sociale : rendre notre comportement compréhensible et pertinent compte tenu des événements tels que l’autre va sûrement les percevoir. Quoi qu’il en soit par ailleurs, nos actes doivent prendre en compte l’esprit d’autrui, c’est-à-dire sa capacité à lire dans nos mots et nos gestes les signes de nos sentiments, de nos pensées et de nos interventions. Voilà qui limite ce que nous pouvons dire ou faire ; mais voilà aussi ce qui nous permet de faire autant d’allusions au monde qu’autrui peut en saisir.

[Goffman 1986, 91]

 

13En distinguant expression et signification, et concevant la première comme déterminant la seconde, Goffman analyse la normalité en termes d’ordre dans le déroulement de l’action. Action, régularité, langage : l’ordre langage/action s’inverse, l’action devient première dans l’expression.

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Les différentes procédures de contrôle n’illustrent pas la capacité de l’observateur à recevoir des messages, mais un phénomène plus général : son habilité à saisir des expressions. […] l’observateur, s’il veut juger de façon adéquate la signification de ces communications, devra les rapporter aux aspects expressifs de la transmission, comme une forme de contrôle sur le contenu sémantique.

[Goffman 1970, 13]

 

15Il s’agit bien de transformer le statut du sens, et Goffman renvoie ici à Austin.

16Austin a été le premier à mettre en cause l’idée que le langage était « descriptif », ou à réfuter la division, dans le langage, d’une capacité cognitive et non cognitive (émotive, somme on l’a appelée parfois à la suite d’Ogden & Richards [1923]) d’une part qui aurait à « répondre » de la réalité et d’une autre qui en serait dispensée. On croit souvent que le résultat du travail d’Austin sur les performatifs est d’éliminer le critère de vérité pour les performatifs, donc, via la généralisation de sa théorie, pour tous les énoncés. En réalité, c’est exactement le contraire : Austin veut détruire ce qu’il appelle « 1) le fétiche vérité-fausseté et 2) le fétiche valeur-fait ». Cette destruction ne conduit toutefois pas à l’abandon du concept de vérité, mais à son élargissement. « “Faux” n’est pas un terme nécessairement réservé aux seules affirmations », dit Austin [1991, 11]. Si, comme Austin l’a montré dans ses conférences, « par le fait de dire, ou en disant quelque chose [by saying, in saying], nous faisons quelque chose », alors la vérité (qui s’applique aussi à ces énoncés) n’est plus adéquation d’une description, mais félicité par rapport à un contexte. C’est ce qu’entend Austin lorsqu’il remplace la vérité par la « satisfaction », et « vrai » par « heureux » [felicious]. Elle est cependant toujours vérité, relation au monde. Comme le dit bien Cavell :

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Les assertions, si elles sont adéquates à la réalité, sont vraies, sinon, fausses. Les performatifs, s’ils sont adéquats à la réalité, sont heureux, sinon, de manières spécifiques, malheureux.

[Cavell 2003, 125–126]

 

18Il s’agit toujours d’une question d’adéquation : à la réalité, ou à la face sociale que l’on veut donner, face qui n’est pas localisée dans l’individu, mais qui est diffuse, qui est dans le monde.

19Un des buts de la philosophie du langage ordinaire sera de déterminer toutes les manières variées pour un énoncé d’être malheureux, inadéquat au réel. Un des buts de la sociologie de Goffman sera de déterminer les manières pour nos actions, notre comportement, d’être malheureux, inadéquats à l’ordre social que nous avons défini nous-mêmes. Austin comme Goffman veulent donner les conditions de félicité du langage comme pratique ordinaire, mettre en évidence la vulnérabilité (guettée par l’échec ou pire, la maladresse ou l’inadéquation) de nos usages, et donner quelques outils (excuses, réparations) : là aussi, convergence Austin Goffman, les mots sont nos outils et nous devons avoir des outils propres [clean tools].

20Pour comprendre le caractère subversif des thèses d’Austin, même et surtout dans le cadre ce qu’on appelle la philosophie analytique, issue du tournant linguistique, il faut revenir aux origines de ce tournant. Austin casse le modèle représentationnaliste, certes beaucoup plus ancien et probablement inséparable de la réflexion sur le langage depuis ses débuts, mais qui a été explicité, de manières diverses, à partir de Frege, de Russell et du premier Wittgenstein, puis dans les œuvres du Cercle de Vienne. On peut, pour une présentation remarquable de cette approche, renvoyer au Tractatus [Wittgenstein 1922]. Pour simplifier : le monde est la totalité des faits (états de choses) (1.1) et nous nous faisons une image [Bild] des faits (2.1), plus précisément une image logique, qui est la pensée (3). La pensée est la proposition pourvue de sens [sinnvoller Satz] (4), dont seule on peut demander si elle est vraie ou fausse. Il ne peut donc y avoir de propositions éthiques, comme l’affirme Wittgenstein (6.42) qui ainsi semble poser dans le Tractatus la question des limites du langage. « Il y a de l’inexprimable », ce qui se montre, 6.522 (cf. 4.1212, « ce qui se peut montrer ne peut être dit »). On le sait (c’est même ce qu’on entend aussi par le tournant langagier), la philosophie « analytique » a dans un premier temps exclu par exemple les jugements éthiques ou esthétiques du champ du langage. L’on a interprété les définitions du Tractatus (la proposition état de choses) comme critères de sens, pour introduire des critères de signification empirique (ceux de Schlick et Carnap), de façon que l’énoncé éthique ou esthétique (X est bon ou X est beau), et toute expression d’émotion, soient entièrement dépourvus de signification [unsinnig].

21« On ne peut absolument pas construire un énoncé qui exprimerait un jugement de valeur », note Carnap [2010]. Seules sont vraies ou fausses les phrases qui expriment (seul sens d’Ausdruck au début) un état de choses, sont cognitives. Sont exclues du langage toutes les phrases non déclaratives, c’est-à-dire nombre des phrases du langage ordinaire (interrogatives, impératives, par exemple). Cependant, à mesure que s’est imposée l’idée que le langage de l’analyse n’avait pas à redresser le langage ordinaire, ni même à le clarifier ou l’améliorer (en éliminant les non-sens, énoncés métaphysiques, éthiques, sémantiquement déviants, paradoxaux), a émergé aussi la suggestion que toutes les phrases non-cognitives n’étaient pas dénuées de sens. Mais il est clair que seul un deuxième tournant linguistique – ou retournement, pour prendre à la lettre le turn – pouvait rompre avec le modèle représentationnaliste et ouvrir réellement les limites du langage.

22Le premier tournant linguistique n’avait rien changé, de ce point de vue, au critère aristotélicien de la vérité : les phrases sont soit vraies ou fausses (conformes à la réalité des choses ou pas), soit des non-sens. Le sens s’avérait inséparable de la vérité prise au sens de « correspondance avec les faits ». Or, comme le remarque François Récanati dans sa postface à Quand dire, c’est faire [Récanati 1991], la philosophie analytique, à partir des années 1920, a tenté progressivement de « légitimer » le non-sens, d’abord en conservant le cadre de la première analyse (plaçant hors cadre les énoncés non-cognitifs, ou en les y réintégrant de force avec l’émotivisme), puis en le faisant exploser : ce sera la « seconde analyse », celle du langage ordinaire.

23La philosophie du langage ordinaire, expression qu’on préférera à « deuxième analyse » (car elle n’est pas très analytique, en préférant une vue synoptique [2][2]« L’une des sources principales de nos incompréhensions est que…, qui retrouve plusieurs intuitions de la théorie Gestalt), a permis de reconsidérer le domaine du non-sens. Austin, par exemple, adopte l’idée de la dimension « naturelle » du langage, présente déjà chez Wittgenstein, qu’il va appeler « rituelle » :

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Supposer que « je sais » est une expression descriptive n’est qu’un exemple de l’illusion descriptive [descriptive fallacy] si commune en philosophie. Même si une partie du langage est maintenant purement descriptive, le langage ne l’était pas à l’origine, et en grande partie ne l’est toujours pas. L’énonciation de phrases rituelles évidentes, dans les circonstances appropriées, n’est pas décrire l’action que nous faisons, mais la faire [I do]. [Austin 1993b, 103]
Quand je dis, à la mairie ou à l’autel, etc. « Oui » [I do] je ne fais pas le reportage d’un mariage, je me marie [I am not reporting on a mariage, I am indulging in it].
En ce qui concerne ces exemples, il est clair que les énoncer ce n’est pas décrire ce qu’il faut bien admettre que je suis en train de faire* en parlant ainsi, ni affirmer [state] que je le fais : c’est le faire [3][3]Austin ajoute en note : « encore moins quelque chose que j’ai….

[HTW, 6]

 

25C’est cette position qui guide l’invention austinienne des performatifs. Cette théorie des performatifs ne peut être séparée des autres œuvres d’Austin et, en particulier, de ses articles sur « La vérité », « Feindre » et les « Excuses ». En suivant Austin, nous allons procéder en deux temps pour présenter schématiquement la théorie des performatifs en tant que telle.

26Austin commence en effet Quand dire, c’est faire [HTW] en isolant une catégorie d’énoncés ou plus spécifiquement un « phénomène » (il qualifie, dans « Excuses », son travail de « phénoménologie linguistique ») « très répandu, évident », mais auquel on n’a pas accordé suffisamment d’attention ». Et il attaque d’emblée la position définie précédemment. Dire, comme on va le voir, qu’il y a des actes de langage (pour Austin, ce n’est pas une thèse substantielle : c’est l’observation d’un phénomène), c’est attaquer le représentationnalisme sur lequel se fonde la philosophie du langage. Certes, on a toujours reconnu – même les philosophes – l’existence d’énoncés qui n’étaient pas des affirmations (interrogations, exclamations, etc.). Mais ces phénomènes ont été longtemps négligés, parce que tenus à l’écart de la norme du vrai et du faux. Le caractère remarquable des performatifs, c’est qu’ils sont des actes de langage au sens strict ; ce sont donc des énoncés qui sont aussi des actes, pas des énoncés qui décrivent quelque chose (état de choses), mais pas non plus de simples exclamations ou expressions d’une prise de position « émotive ». Car la découverte la plus remarquable d’Austin, c’est que les actes de langage font partie du langage et représentent même l’essence – la nature – du langage, qui est d’être toujours acte, et qu’ils ont leur pertinence et leurs conditions de validité.

27Les premiers exemples de performatif que donne Austin sont ce qu’on appellera provisoirement des performatifs purs :

  • je baptise ce vaisseau le Queen Elizabeth ;
  •  je donne et lègue ma montre à mon frère ;
  • je vous parie six pence qu’il pleuvra demain.

29On voit que ce sont des énoncés qui, grammaticalement, ressemblent à des affirmations, mais ne « décrivent », ne « représentent » aucun fait, et ne sont ni vrais ni faux, tout en étant parfaitement corrects. Leur caractéristique fondamentale est que leur énonciation équivaut à l’accomplissement d’un acte : c’est pourquoi Austin les a nommés performatifs. Dire « je baptise ce vaisseau… » dans les circonstances appropriées, c’est accomplir l’acte de baptiser le bateau.

30

En ce qui concerne ces exemples, il est clair que les énoncer ce n’est pas décrire ce qu’il faut bien admettre que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire.

[HTW, 6]

 

31Ces premiers exemples, tous à la première personne, ne doivent pas laisser penser que le performatif est toujours défini par Austin comme expression ou acte d’un « je ». Les énoncés :

  • La séance est ouverte.
  • Vous êtes viré.

33sont des performatifs, quoique n’étant pas à la première personne. Plus généralement, comme le montre la suite de l’analyse d’Austin, il est difficile voire impossible de donner des critères grammaticaux du performatif, au point que la distinction initiale, performatif/constatif, va être progressivement rendue floue par Austin lui-même. Cela le conduit à établir trois dimensions de tout discours, locutoire, perlocutoire et illocutoire, termes qui ont connu une grande fortune dans la pragmatique : nous n’y insisterons pas, et développons plutôt quelques conséquences philosophiques de cette dissolution progressive de la dichotomie performatif/constatif, qui n’est autre que la distinction dont est parti Austin.

34Nos énoncés ont une double dimension performative et constative – pensons à des expressions comme « je suis désolé », « fumer est dangereux pour votre santé », « je vous crois ». On peut parler de vérité pour des énoncés performatifs. Comme le dit Austin :

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Dire que je vous crois, c’« est », à l’occasion, accepter votre affirmation ; mais c’est aussi faire une assertion, que l’énoncé strictement performatif « j’accepte votre affirmation » ne fait pas. Il est courant que des affirmations tout à fait ordinaires aient un « aspect » performatif : dire que vous êtes cocu, c’est vous insulter, mais c’est aussi en même temps faire une affirmation qui est vraie ou fausse.

[Austin 1993a, « La vérité », 133]

 

36On peut constater que, comme le dit Austin, « tout acte de discours comprend les deux éléments, locutoire et illocutoire » [HTW, 146], c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’énoncé purement constatif, ce qui veut dire aussi que le performatif, que Ducrot appelle « rituel désacralisé », traverse tout le langage.

37Mettre en cause la fonction descriptive du langage, c’est mettre en cause le rapport entre signification et état de choses. Austin met en cause le fétiche vrai-faux comme le fétiche fait-valeur.

  1. L’acte de discours intégral dans la situation intégrale de discours est en fin de compte le seul phénomène que nous cherchons de fait à élucider.
  2. Affirmer, décrire, etc. ne sont que deux termes parmi beaucoup d’autres qui désignent les actes illocutionnaires ; ils ne jouissent d’aucune position privilégiée.
  3. Ils n’occupent en particulier aucune position privilégiée quant à la relation aux faits – et qui seule permettrait de dire qu’il s’agit du vrai et du faux. Vérité ou fausseté, en effet, sont des mots qui désignent non pas des relations, des qualités (que sais-je encore), mais une dimension d’appréciation.
  4. Du même coup, il nous faut éliminer, au même titre que d’autres dichotomies, la distinction habituellement établie entre le « normatif et l’appréciatif » et le factuel.
  5. Nous pouvons aisément prévoir que la théorie de la « signification », dans la mesure où elle recouvre le « sens » et la « référence », devra être épurée et reformulée. [HTW, 148–149]

39S’il existe des actes de langage, et si tout énoncé est acte de langage, le langage n’est plus seulement descriptif, il est acte : « par le fait de dire, ou en disant quelque chose [by saying, in saying], nous faisons quelque chose » [HTW, 110]. Mais alors la vérité (qui s’applique aussi à ces énoncés) n’est plus adéquation (de la description à l’état de choses), elle est aussi autre chose, un lien plus lâche et social d’adéquation. C’est ce qu’entend Austin lorsqu’il remplace, parodiant les logiciens, la vérité par la « satisfaction ». Mais quelle satisfaction ? Pour Goffman, la condition de félicité consiste simplement en une disposition à juger les actes verbaux d’un individu comme non bizarres [Goffman 1983, 27] [4][4]« All of which leads me to hazard a definition of the felicity…. Goffman prolonge Austin en inscrivant les conditions de validité d’un énoncé non à l’intérieur d’un individu, ou dans ce qu’il dit, mais dans sa réception, sa validation extérieure dans un contexte.

40Un élément central de la théorie d’Austin est l’idée d’un échec ou malheur possible du performatif, dont il va établir une classification, et qui ne se définit pas par la fausseté. Dans les échecs possibles du performatif, il y a deux grands types : ratages et abus [misfire/abuse, p. 18]. On connaît bien les exemples donnés par Austin de ratage du performatif : je baptise un enfant, ou un bateau, sans être qualifié pour, ou dans des circonstances inadéquates, ou d’un autre nom que prévu, ou je baptise un pingouin, ou je baptise un bateau J. Staline. L’acte, pour des raisons conventionnelles (de procédure), est alors nul et non avenu [void], il n’est pas accompli. On connaît moins bien la seconde catégorie, celle des abus, où curieusement l’acte est accompli, mais creux [hollow], objet de la quatrième conférence de Quand dire, c’est faire.

41Une procédure comme la promesse suppose que les participants « aient l’intention d’adopter un certain comportement » et se comportent effectivement ainsi par la suite (il s’agit ici d’un emploi non technique – loose, dit Austin – de termes (sentiments, intentions) qui désignent ordinairement ce qui est attendu de ceux qui sont impliqués dans la procédure). Les échecs de telles procédures, les abus, sont 1) les « insincérités » et 2) les infractions. « Je vous félicite », dit alors que je ne me réjouis nullement et suis même agacé, est une insincérité, comme « je promets » dit sans intention de tenir la promesse, ou je « parie » sans intention de payer. Il y a là, avec ces performatifs, « un parallèle évident avec le mensonge », qui s’apparente à la fausse promesse. C’est l’insincérité qui est l’élément déterminant du mensonge, et « le distingue du simple dire faux ». Le mensonge fait partie des abus de langage – pas en tant qu’énoncé faux, mais comme action manquée ou creuse, verbale, dit Austin. L’intérêt de Goffman pour tout ce qui concerne la tromperie, le faussaire, et sa victime, le jobard qu’il faut calmer, renvoie à tous les abus du langage lui-même : le caractère violent du terme abus, sur lequel Austin ironise (comme sur le terme misfire), signale bien la violence et le caractère profanatoire de la tromperie, d’où la sensation d’offense très forte liée à la sensation de se faire avoir [cf. Goffman 1990].

42L’examen des échecs des performatifs a des conséquences remarquables : il permet de voir comment les affirmations (constatives) peuvent aussi mal fonctionner [go wrong]. Cela brouille la distinction entre l’insincérité et le mensonge, comme le montre « je suis désolé ». Mais plus radicalement cela prouve que, pour les énoncés en général, l’échec ou la fausseté ne dépend pas de la proposition, mais, dit Austin, de « l’acte de discours total dans la situation de discours totale » [1990, 52]. Cela permet encore « d’assimiler le prétendu énoncé constatif au performatif ». L’invention du performatif révèle la nature de tous nos énoncés : les constatifs sont sujets à tous les malheurs qui affectent les performatifs, ce qui défait la dichotomie performatifs (heureux-malheureux)/constatifs (vrai-faux).

43Vrai, pour un énoncé, n’est pas une qualité, c’est l’accomplissement, ou la réussite, d’un acte. Le mensonge est un exemple de ratage (pratique) d’un énoncé, mais d’ailleurs le langage peut aussi réussir en disant faux, en manquant son objet (c’est ce que fait, justement, l’acte manqué). Ainsi, ce n’est pas seulement, comme on l’a vu jusqu’à présent, le langage qui est mis en cause chez Austin : c’est l’action même, redéfinie par le concept de pratique linguistique et par l’interaction linguistique.

2. Excuses et actions

44C’est bien ce que montre la théorie austinienne des excuses. Le texte « Excuses » [Austin 1956] pose exactement le même problème – la relation entre une action et un discours – que celui du performatif, mais à partir de l’action. On constate, si l’on y fait attention, que la production d’excuses « a toujours occupé une part essentielle des activités humaines ». Or, remarque Austin, la question des excuses pourrait nous aider en philosophie morale si l’on avait la moindre idée de « ce qu’on entend ou non par “accomplir une action”, faire quelque chose, et ce que l’on inclut, ou non » [Austin 1956, 4]. Or, nous ne le savons pas. Il ne faut donc pas oublier qu’à l’arrière-plan de la théorie des performatifs, il y a une perplexité réelle sur ce que c’est que faire quelque chose (avec des mots ou non : how to do things). En fait, nous n’en savons rien, et les philosophes qui réfléchissent à la question se laissent prendre au « mythe du verbe », selon lequel il y aurait quelque « chose », « accomplir une action », qui fait apparaître les caractéristiques essentielles de ce qu’on classe sous le substitut « accomplir une action ».

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Toutes les « actions » étant, « en tant qu’actions » (c’est-à-dire ?) égales, se quereller est égal à gratter une allumette, gagner la guerre à éternuer. Pis encore, nous les assimilons toutes aux cas les plus faciles et les plus évidents, comme par exemple à poster une lettre ou bouger les doigts, comme nous assimilons toutes les « choses » à des chevaux ou à des lits [5][5]« All “actions” are, as actions (meaning what?), equal,….

[Austin 1956, 5]

 

46Austin veut inverser la démarche philosophique classique, qui pose d’abord l’action, et en examine les justifications – ironisant sur le fait qu’une justification d’une action ressemble plutôt à une forme de glorification quand il s’agit d’une action qu’on va juger moralement convenable, ou à de prétention quand on présente sa propre action comme juste. Or dans la pratique linguistique ordinaire, le lien social est assuré par des excuses et non des justifications.

47Les excuses définissent l’action et permettent de différencier entre les styles d’action. L’action, dit Austin, est ainsi spécifiquement humain, et est incluse dans notre forme de vie : qu’on peut définir comme la praxis au sens de Wittgenstein, un arrière-plan mêlant action, perception et langage. Un point essentiel des Recherches philosophiques est qu’apprendre un langage, c’est apprendre une grammaire, non au sens d’une intégration de règles applicables mécaniquement, mais au sens de l’apprentissage de comportements et pratiques intégrés à une vie. Dans les Voix de la raison, Cavell explicite ainsi ce que Wittgenstein entend par l’apprentissage d’une forme de vie dans la grammaire et notamment de la performativité :

48

L’enfant apprend la signification du mot « amour », et ce qu’est l’amour. C’est cela (ce que vous faites) qui sera l’amour dans le monde de l’enfant ; et s’il est mêlé de ressentiment et de menaces, alors l’amour est un mélange de ressentiment et de menaces, et dans la recherche de l’amour c’est cela que l’on recherchera. Si vous dites : « Je sortirai avec toi demain, promis », l’enfant commence à apprendre ce qu’est la durée temporelle, et ce qu’est la confiance. Lorsque vous dites : « Mets ton manteau », l’enfant apprend ce que sont les ordres, ce qu’est l’autorité ; et si donner des ordres est quelque chose qui vous angoisse, alors l’autorité elle-même est incertaine.

[Cavell 1996, 271]

 

49Le point est développé chez Wittgenstein à propos du « dressage » que constitue l’apprentissage du langage : il ne s’agit pas de behaviorisme mais d’une intégration d’un ensemble complexe mêlant énoncés, pratiques, normes et perceptions.

50

L’enfant emploie ces formes primitives de langage quand il apprend à parler. Ici, l’enseignement du langage n’est pas une explication, mais un dressage.

[Wittgenstein 2005, § 5]

 

51Les excuses lient tout aussi étroitement action et langage que le performatif, en montrant aussi combien il est illusoire d’expliquer l’une par les autres : on ne sait pas comment définir l’action, mis à part, Austin y insiste, comme un comportement humain.

52

On a encore trop peu enquêté sur ces expressions pour elles-mêmes, tout comme en logique on néglige encore avec trop de légèreté la notion générale de dire quelque chose. Il y a en effet à l’arrière-plan l’idée vague et rassurante que, en dernière analyse, accomplir une action doit revenir à faire des mouvements avec des parties de son corps ; idée à peu près aussi vraie que celle qui consiste à penser que, en dernière analyse, dire quelque chose revient à faire des mouvements avec la langue.

[Austin 1956, 4]

 

53C’est ainsi qu’Austin présente la complexité des pratiques sociales humaines et de leur possible classification par les excuses, qui étaient d’ailleurs l’objet favori de son enseignement. On peut en avoir un aperçu par ses exemples :

54

Vous avez un âne, moi aussi, et ils paissent dans le même champ. Un jour, le mien me devient antipathique. Je décide de le tuer, je vise, je tire : la bête s’effondre. J’inspecte la victime et m’aperçois alors, à ma grande horreur, que c’est votre âne. Je me présente à votre porte avec la dépouille et dis – que dis-je ? « écoutez, mon vieux, je suis terriblement confus, etc., j’ai tué votre âne « par accident » ? ou « par erreur »? Ou encore : je m’en vais pour tuer mon âne, comme précédemment, je vise et tire ; à ce moment, la bête bouge, et, à ma grande horreur, c’est le vôtre qui tombe. À nouveau, la scène à votre porte : que dis-je ? « par erreur » ? « par accident » ?

[Austin 1956, 11, note]

 

55L’exemple d’Austin montre qu’il y a des différences entre faire quelque chose par erreur ou par accident, alors qu’on croit souvent que les deux expressions sont équivalentes ; mais il montre aussi qu’à partir du langage ordinaire – source infinie de distinctions que le langage philosophique a effacées [Austin 1956] – on peut comprendre quelque chose de la nature ou des classifications des actions. Austin constate qu’on n’emploie pas n’importe quelle excuse avec n’importe quelle action. On peut s’excuser d’allumer une cigarette ou de couvrir ses livres par « la force de l’habitude », mais un tueur ne peut s’excuser d’assassiner « par la force de l’habitude » (c’est un exemple d’Austin que rapporte Pitcher).

56

Une mauvaise orthographe peut être de l’étourderie, mais pas vraiment un accident, alors qu’une balle perdue, on peut dire que c’est un accident, mais pas vraiment une étourderie.

[Austin 1956, 21]

 

57La diversité des excuses montre la diversité et la variété des excuses, et il y a pour chaque excuse une limite aux actes pour lesquels elle sera acceptée : ce qu’Austin appelle les normes de l’inacceptable.

58

Nous pouvons alléguer l’inadvertance si nous marchons sur un escargot, mais pas sur un bébé – il faut regarder où on met ses grosses pattes.

[Austin 1956, 20]

 

59C’est une insistance sur la théorie des échecs qui peut permettre de critiquer la lecture courante intentionaliste des actes de parole : on pourrait en effet être tenté de dire qu’un performatif, une promesse, par exemple, exprime une intention qui, elle, serait définissable ou explicable hors du champ du performatif même (ce qu’on a appelé, à la suite de Grice ou Searle, acte communicationnel) – comme si accomplir un acte de parole, c’était exprimer publiquement une intention. On peut constater la régression philosophique que constitue, par rapport à Austin, la pragmatique communicationnelle, selon laquelle, comme le résume explicitement Récanati, le performatif revient à « manifester publiquement une certaine intention » [Récanati 1991] – acte qui peut être validé ou sanctionné ensuite par les institutions sociales. La nature de l’acte de langage est précisément qu’il n’est pas la manifestation d’une intention.

60Pour Austin, comprendre que le performatif n’est pas descriptif, c’est finalement une question de morale. On pourrait être tenté, remarque-t-il dès sa première conférence, de dire qu’un performatif, une promesse, par exemple, exprime une intention qui, elle, serait définissable ou explicable hors du champ du langage. Comme si accomplir un acte de langage, c’était en définitive exprimer une intention et que la thèse d’Austin pourrait être complétée, ou perfectionnée, par une théorisation des conditions ou règles psychologiques ou sociales de la formation, de l’expression des intentions. Mais, pour Austin, une telle interprétation serait non seulement erronée… mais immorale. Dire que le performatif exprime une intention, c’est le ramener à du descriptif ; mais c’est aussi la fin de toute morale et la porte ouverte à tous les abus : car si, en promettant, par exemple, je décris mon intention, ma promesse ne m’engage pas.

61

Le pas est vite franchi qui mène à croire que dans bien des cas l’énonciation extérieure est la description, vraie ou fausse, d’un acte intérieur [inward performance]. On trouve l’expression classique de cette idée dans Hippolyte (v. 612) où Hippolyte dit : Ma langue prêta serment, mais pas mon cœur (ou mon esprit ou quelque autre artiste dans les coulisses). C’est ainsi que « je promets de » m’oblige : enregistre [puts on record] mon acceptation spirituelle de chaînes spirituelles.
Il est réconfortant de remarquer, dans ce dernier exemple, comment l’excès de profondeur – ou plutôt de solennité – fraie tout de suite la voie à l’immoralité. Car celui qui dit « Promettre ne consiste pas seulement à prononcer des mots : c’est un acte intérieur et spirituel ! », sera sans doute considéré comme un moraliste dont le sérieux contraste avec l’esprit superficiel d’une génération de théoriciens […]. Pourtant, il fournit à Hippolyte une échappatoire, au bigame une excuse pour son « Oui, je prends cette femme pour épouse », et au bookmaker marron une défense pour son « je parie ». Non : la précision et la moralité sont du côté de celui qui dit simplement : notre parole, c’est notre engagement [Our word is our bond].

[HTW 9–10]

 

62Il s’agit bien d’une question de morale, et nous y venons donc. La variété des excuses met en évidence l’impossibilité de définir de façon générale l’agency autrement que dans le détail et la diversité de nos modes de responsabilité et d’explicitation. En cela, Austin est très proche de Garfinkel et de sa notion d’accountability pour les actions. L’action est précisément ce dont on peut s’excuser, ce qu’on ne fait pas exactement. L’existence des excuses montre, outre la multiplicité et « l’humanité » de l’agency, sa passivité (l’excuse voulant toujours dire d’une certaine façon : ce n’est pas moi l’agent).

63Il s’agit bien de voir l’ensemble de la forme de vie humaine, et en tout cas de l’action, comme vulnérable, sujette à l’échec et définie par la multiplicité de possibilités d’échecs et de façons que nous avons de rattraper ces échecs, les stratégies que nous pouvons avoir de vous faire pardonner, d’aplanir les choses, de faire avaler la condition difficile des êtres d’échec que nous sommes.

64La question est bien sûr morale, normative, mais aussi descriptive. On peut décrire les actions et leurs différences de style par les excuses : Austin suggère que l’emploi de « délibérément » ou plutôt la différence entre deux emplois (la différence entre manger avec délibération ou après délibération) suggère une différence de style dans l’accomplissement de l’action, dans l’air qu’on veut se donner. Ici, il y a une préfiguration de l’idée de la préservation des apparences, si forte chez Goffman. Il ne s’agit pas toujours de jugement et de responsabilité mais de description, ou plutôt la description est toujours, si elle prend en compte notre capacité d’excuse, plus ou moins morale, voulant atténuer les fautes et offenses commises les uns envers les autres.

65L’indissolubilité de l’acte et de l’énoncé est ici patente. On ne saurait avoir d’une part l’énoncé, d’autre part l’acte qui le validerait. Les deux forment une « unité », et l’acte n’est pas un supplément (de quelque nature que ce soit : sociale, émotive, assertive) à ce qui est dit, à un p qui pourrait être défini par un contenu, une proposition ou un état de choses. L’acte de langage et sa réussite est défini par le social.

66Le fait de voir l’acte de langage dans sa totalité sociale conduit à étendre la catégorie felicity/infelicity non seulement aux affirmations, mais à tout cours d’action : mon affirmation peut rater, comme un ordre inadéquat que je ne suis pas en position de donner parce que je n’ai pas autorité sur la personne.

67La pertinence se définit dans des petites scènes de la vie ordinaire et ne préexiste pas à nos pratiques : elles définissent elles-mêmes la pertinence et les normes de la conversation. C’est bien l’apparence normale des choses qui constitue la pertinence, le fait que l’échange soit préservé, et qu’on soit compréhensible à autrui (avec toujours le risque de la folie) : ne pas être considéré pour comme une menace.

68Les excuses sont bien le complément exact des échecs : c’est lorsqu’on n’a pas bien fait quelque chose, que la performance a échoué, qu’on a recours à une excuse. Austin considère qu’une théorie de l’excuse est bien plus utile à la théorie morale qu’une théorie de la justification, dans la mesure où les échecs sont plus intéressants que les réussites. Cette observation pourrait être étendue au domaine du normatif en général : c’est la façon que nous avons d’expliquer ou de justifier nos échecs (mauvaises actions, etc.) qui détermine le mode de contrainte de la norme. L’existence des excuses est pour Austin essentielle à la nature de la façon d’agir humaine. La variété des excuses met en évidence l’impossibilité de définir de façon générale nos actes, autrement que dans le détail et la diversité de nos modes de responsabilité. L’acte se définit donc non pas positivement (Austin montre bien la difficulté à produire une telle définition), mais par l’échec : l’action, c’est précisément ce dont on peut s’excuser, ce qu’on ne fait pas comme il faut.

69La perspective praxéologique, bien qu’elle ne soit pas explicite chez Austin et Cavell, permet de révéler une triple structure pratique des échecs et des excuses, articulant :

  • les échecs des performatifs en actes de langage ;
  •  défense (annulation ou atténuation de la faute) pour les délits et fautes en matière légale ;
  • excuses pour les actes malhabiles, mal exécutés et offenses diverses dans l’action humaine et les interactions sociales (ceux qu’Austin réserve à l’illocutoire, mais que l’on pourrait, sur le modèle que propose Cavell à propos des énoncés « passionnés » [Cavell 2011], étendre au domaine du perlocutoire).

71Austin met en évidence la vulnérabilité de l’action humaine, définie, sur le modèle de l’énoncé, comme ce qui peut mal tourner ; l’action s’articule sur la parole, définie et régulée par l’échec, ou plus généralement le going wrong. Goffman définissait le caractère ordinaire de l’action humaine par le « risque ».

72

Nous définirons l’action analytiquement, et nous nous efforcerons de découvrir et de caractériser les lieux où on la rencontre. Là où l’action est présente, il y a presque toujours des chances à courir.

[Goffman 1974, 21]

 

73Action signifie (analytiquement en quelque sorte) qu’il y a des dommages à encourir pour soi et les autres et qu’on prend des risques (menace à la face, la sienne ou celle des autres), du fait des circonstances de l’action.

74

On a vu que l’individu est toujours exposé d’une certaine façon du fait des conjonctures fortuites, de la vulnérabilité de son corps et de la nécessité de préserver les convenances.

[Goffman 1974, 21]

 

75Il s’agit chez Austin et Goffman – et pour finir chez Cavell – de voir l’ensemble de la forme de vie humaine en tant que pratique linguistique comme vulnérable, définie par une constellation de possibilités d’échecs, de façons que nous avons de les rattraper, de stratégies que nous pouvons avoir pour nous faire pardonner ou oublier, aplanir les choses, pour faire accepter la condition difficile des êtres d’échec et de rupture que nous sommes. L’analyse de l’interaction donne toute leur place aux désordres, émois, embarras, honte, trac dans les rencontres, empiétements, intrusions, offenses, accrocs à la surface des « apparences normales » qui nous font éprouver la fragilité de l’ordinaire et notre vulnérabilité en présence d’autrui [Laugier 2014].

76L’ordinaire même se redéfinit dans la description praxéologique avec des accents sceptiques, par la fragilité dont la compensation dépend de nous, locuteurs ordinaires : l’ordinaire, c’est le réel en tant que vulnérable et en tant que cette vulnérabilité est entre nos mains.

77On comprend maintenant pourquoi dans son examen des excuses, Austin cite, comme source particulière d’inspiration, le domaine du droit. Son essai comprend comme exemple central une longue analyse d’un cas juridique, Regina vs Finne [Austin 1956, 21 sq.], où il s’interroge sur la responsabilité : il s’agit bien dans ce cas de trouver une excuse, c’est-à-dire de prouver qu’on n’a pas agi volontairement, délibérément, etc., mais par inadvertance, sans mauvaise intention. Le domaine de l’excuse n’est pas celui de la justification (l’intention peut excuser, pas justifier), et Austin remarque pertinemment que la philosophie s’est trop centrée sur les justifications et pas assez sur les excuses. Ici, on peut déceler encore l’influence de Hart – notamment ses analyses de la « défaisabilité » des concepts juridiques, défaisablité inhérente au concept de l’ascriptivité, concept sans doute plus fécond que Hart ne s’en est lui-même rendu compte. Hart, envisage à la fois la défaisabilité du concept de contrat par le type de « défenses » (terme traduit en français par justification ou apologie, mais c’est une forme d’excuse en vocabulaire juridique) qu’on peut y opposer, Hart proposant une liste et classification des défenses qui a une structure similaire à la classification austinienne des échecs :

78

L’affirmation « Smith l’a frappée » peut être contestée, dans la manière caractéristique des affirmations légales défaisables, de deux façons distinctes. Smith ou quelqu’un d’autre peut nier tout simplement l’énoncé des faits physiques : « Non, c’était Jones, pas Smith. » Ou alors Smith et ses partisans peuvent produire un argument parmi une vaste série de défenses de façon à, sinon détruire entièrement l’accusation, du moins l’adoucir ou la « modérer ».
Ainsi, vis-à-vis de « Il l’a fait » (« Il l’a frappée ») on peut plaider :

 

  1. « Accidentellement » (elle est passée devant lui alors qu’il plantait un clou avec un marteau)
  2. « Par inadvertance » (pendant qu’il plantait un clou, sans prendre de précautions suffisantes)
  3. « Par erreur » (il a cru qu’il s’agissait de May, qui l’avait frappé auparavant)
  4. « En situation d’autodéfense » (elle allait le frapper avec un marteau)
  5. « Après avoir été gravement provoqué » (elle lui avait balancé de l’encre)
  6. « Il s’est laissé impressionner » (John a dit qu’il le traînerait dans la boue)
  7. « Mais il est fou, ce pauvre type. » [Hart 1948, 190–191]

80Pour Hart, c’est cela qui différencie la responsabilité (morale) et le droit : la possibilité de l’atténuation. Notons que Hart cite Austin et les performatifs dans ce texte.

81Ce qui est crucial selon Hart, pour la responsabilité pénale,

82

[…] ce n’est pas que les agents aient dans leur esprit les éléments de prédiction et le désir d’un mouvement musculaire […] mais que ceux que nous punissons aient possédé, au moment où ils ont agi, les capacités normales, à la fois physiques et mentales, qui leur permettent de s’abstenir de faire ce que la loi interdit, ainsi qu’une chance équitable d’exercer ces capacités. Lorsque ces capacités et cette chance équitable font défaut, comme c’est le cas dans les divers cas d’accident, d’erreur, de paralysie, d’action réflexe, de coercition, de folie, etc., l’argument moral est qu’il n’est pas conforme au droit moral de punir parce que : « il n’a pas pu s’en empêcher » ou « il n’a pas pu faire autrement » ou « il n’a pas eu de choix véritable [6][6]« The reason why, according to modern ideas, strict liability… ».

[Hart 2008, 152]

 

3. Conclusion : action et perception

83Il sera donc utile, pour clarifier le modèle praxéologique, d’articuler la « phénoménologie linguistique » d’Austin, les analyses morales « particularistes » inspirées de Wittgenstein et l’analyse pragmatiste de « l’art comme expérience » [Dewey 1934]. Cela conduira notamment à mettre en cause la séparation de principe entre le langage, la perception et l’expression. Ce sont ces dimensions, et leur imbrication, qu’il s’agit de reconceptualiser, en référence aux approches de Garfinkel qui ont envisagé la conversation et l’interaction en tant que processus sériels, séquentiels et temporels de coordination d’actions en situation et de partage de significations, et qui ont rejeté les points de vue qui abordaient la signification en termes représentationnels et mentalistes. Une telle reconceptualisation de l’articulation entre langage, perception et expression a des répercussions sur l’analyse des échanges ordinaires, et notamment centrés sur l’expression de valeurs. Elle trouve sa meilleure illustration en situation morale, c’est-à-dire dans la perception des situations et expressions morales ordinaires. Le langage n’est alors pas seulement à envisager dans une fonction descriptive, mais comme instrument perceptif. Les différents usages du langage ordinaire nous permettent de mieux connaître les limites, imperceptibles par le prisme grossier des catégories philosophiques, de l’ajustement au réel : ce qui convient ou pas, ce qui s’ajuste [fit] ou pas, de façon « plus ou moins relâchée ». Un tel ajustement n’est pas seulement affaire d’habileté conceptuelle, mais aussi de sensibilité au sens.

84Sense and Sensibilia d’Austin [1962], [2007, traduction française], pose ainsi la question des formes de la sensibilité impliquées dans la communication, et suggère l’idée d’une sensibilité perceptive au langage et aux différences qu’il dessine dans les situations. C’est bien ce qu’Austin entend par l’idée de « phénoménologie linguistique », et c’est en repartant de cette pragmatique conventionnaliste et phénoménologique qu’on peut analyser de plus près les circonstances de la communication morale. Les mots, expressions et les différences perceptives qu’ils instaurent nous permettent de percevoir plus clairement les situations – « what is going on », pour reprendre le vocabulaire de Goffman – et donc de définir une pertinence perceptive et pas seulement énonciative.

85Austin suggère, dans son analyse du rapport entre langage et perception, que le langage – en tant qu’il est utilisé, dans des situations et des occasions données, avec la bonne acuité, est un instrument perceptif, sensible aux distinctions qu’il retrace dans l’accord. Le langage ordinaire représente l’expérience et la perspicacité héritées, mais, dit Austin, « cette perspicacité s’est concentrée essentiellement sur les aspects pratiques de la vie » [Austin 1956, 11] où il importe de faire des différences : pas seulement de comprendre la différence entre réalité et apparence, vrai et faux, mais : entre erreur et accident, entre franchise et grossièreté, douceur et hypocrisie, insignifiance et normalité, déférence et soumission. L’erreur de cadrage ou de perception des situations est alors à la fois perceptuelle et morale : une erreur d’appréciation de la situation.

86

Bien des expressions d’excuse indiquent un échec à ce niveau très délicat : même l’absence d’attention, le manque d’égard [thoughtlessness, inconsiderateness], le manque d’imagination indiquent peut-être moins qu’on ne pourrait le supposer un échec au niveau de l’information et de l’organisation ; elles constituent plutôt un échec au niveau de l’appréciation de la situation.

[Austin 1956, 20]

 

87La sensibilité et la perception morale sont ainsi un élément essentiel de la forme de vie dans le langage, et l’acquisition de ces compétences est l’objet des analyses morales « particularistes » proposées par Cora Diamond, et en amont Iris Murdoch. On peut lire en un sens praxéologique les propositions de Diamond, quand elle écrit que « Nos conceptions morales particulières émergent sur un arrière-plan plus général de pensée et de sensibilité » [Diamond 2011].

88La communication morale dépend d’une capacité perceptive : voir le détachement du détail, du geste expressif, examiner les visions particulières, les « configurations » de pensée des interlocuteurs telles qu’elles se manifestent dans l’échange. Cela permet de dépasser les conceptions morales classiques, fondées sur le jugement et le choix et d’envisager des approches morales différentes : manière d’être des gens, expressions et réactions naturelles, texture mouvante des personnalités. Comme le note Iris Murdoch,

89

[…] nous considérons une chose plus insaisissable, que l’on pourrait appeler leur « vision totale de la vie », telle qu’elle apparaît dans leur manière de parler ou de se taire, leurs choix de mots, leurs évaluations des autres, leur conception de leurs propres vies, ce qu’ils trouvent attirant ou digne de louanges, ce qu’ils trouvent drôle : en bref, les configurations de leur pensée apparaissant tout le temps dans leurs réactions et leur conversation.

[Hepburn & Murdoch 1956, 39], [Murdoch 2010]

 

90C’est dans l’expression morale (choix des mots, style de conversation, façon d’être) que s’élabore et s’exprime la vision morale d’une personne, ou d’un personnage, qui en retour travaille celle des interlocuteurs. Il s’agit

91

[…] de reconnaître les gestes, les manières, les habitudes, les tours de langage, les tours de pensée, les styles de visage, comme moralement expressifs – d’un individu ou d’un peuple. La description intelligente de ces choses fait partie de la description intelligente, aiguisée, de la vie, de ce qui importe, de ce qui fait la différence, dans les vies humaines.

[Diamond 2004, 507]

 

92Percevoir, c’est reconnaître une certaine palette de possibilités et d’action dans l’expérience même. Dans cette approche pragmatiste – dont John Dewey assigne l’origine à William James et qu’il développe à propos de l’art dans Art as Experience [1934] – perception, action et connaissance se structurent mutuellement. On voit qu’une approche praxéologique de l’expérience esthétique et de l’expérience morale, sous leur forme ordinaire et partagée, est certainement une méthodologie d’avenir.

Notes
  • [1]
    « The term “ethnomethodology” thus refers to the study of a particular subject matter : the body of common-sense knowledge and the range of procedures and considerations by means of which the ordinary members of society make sense of, find their way about in, and act on the circumstances in which they find themselves.» [Toutes les traductions sont de l’auteure, sauf mention contraire dans la bibliographie.]
  • [2]
    « L’une des sources principales de nos incompréhensions est que nous n’avons pas une vue synoptique de l’emploi de nos mots. – Notre grammaire manque de caractère synoptique. – La représentation synoptique nous procure la compréhension qui consiste à « voir les connexions ». D’où l’importance qu’il y a à trouver et à inventer des maillons intermédiaires.
    Le concept de représentation synoptique a pour nous une signification fondamentale. Il désigne notre forme de représentation, la façon dont nous voyons les choses. (S’agit-il d’une « Weltanschauung»?)» [Wittgenstein 2005, § 122].
  • [3]
    Austin ajoute en note : « encore moins quelque chose que j’ai déjà fait ou aurais à faire plus tard.»
  • [4]
    « All of which leads me to hazard a definition of the felicity condition behind all other felicity conditions, namely, Felicity’s Condition : to wit any arrangement which leads us to judge an individual’s verbal acts to be not a manifestation of strangeness. Behind Felicity’s Condition is our sense of what it is to be sane.»
  • [5]
    « All “actions” are, as actions (meaning what?), equal, composing a quarrel with striking a match, winning a war with sneezing : worse still, we assimilate them one and all to the supposedly most obvious and easy cases, such as posting letters or moving fingers, just as we assimilate all “things” to horses or beds.»
  • [6]
    « The reason why, according to modern ideas, strict liability is odious, and appears as a sacrifice of a valued principle which we should make, if at all, only for some overriding social good, is not merely because it amounts, as it does, to punishing those who did not at the time of acting “have in their minds” the elements of foresight or desire for muscular movement. These psychological elements are not in themselves crucial though they are important as aspects of responsibility. What is crucial is that those whom we punish should have had, when they acted, the normal capacities, physical and mental, for doing what the law requires and abstaining from what it forbids, and a fair opportunity to exercise these capacities. Where these capacities and opportunities are absent, as they are in different ways in the varied cases of accident, mistake, paralysis, reflex action, coercion, insanity, etc., the moral protest is that it is morally wrong to punish because “he could not have helped it” or “he could not have done otherwise” or “he had no real choice”.»
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 31/10/2022
https://doi.org/https://doi.org/10.4000/philosophiascientiae.3625
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