A PROPOS DES VICTOIRES ÉLECTORALES DES POPULISTES DANS LE MONDE

Publé dans Libération du 7 novembre 2018

L’arrivée au pouvoir de populistes tels Trump ou Bolsonaro a convaincu des penseurs de «gauche» que leur victoire était due aux avancées de la démocratie. Yascha Mounk, Chantal Mouffe ou Mark Lilla voient dans le peuple, la social-démocratie ou les progressistes les responsables. Ces analyses sont fausses, capitulardes et perverses.

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 C’est tout la faute à la gauche

Tribune. La victoire de Jair Bolsonaro au Brésil est une terrible démonstration de l’accueil qu’un corps électoral lassé par les vieux partis de gouvernement est prêt à faire à des candidats qui, quelle que soit en réalité leur expérience, donnent l’impression de ne pas appartenir à ce sérail et promettent une autre manière de faire de la politique. Pour ne pas sombrer dans le catastrophisme, il faut déjà signaler que le phénomène vaut pour des prétendants qui, comme Duterte, Trump ou Bolsonaro, affichent des idées réactionnaires comme pour ceux qui se sont fait élire avec un agenda libéral, tels Trudeau, Macron ou López Obrador.

Il ne s’agit pas simplement de «dégagisme», mais d’une rupture assumée avec le monde clos d’une rhétorique politique épuisée et d’un vocabulaire qui a perdu son sens. Car, dans tous ces cas, le succès ne peut pas être mis au crédit de l’adhésion unanime au programme de ces «nouveaux venus».

Le vote désespérant pour une figure providentielle ravive inévitablement une vieille distinction : entre une populace ignare, objet de passions viles et qui se laisse embarquer dans les engouements de la démagogie, et le cercle réservé des sachants, techniciens et administrateurs de l’Etat qui, passé par les meilleures écoles de formation, défend une conception rationnelle du bien commun et propose les moyens appropriés de l’assurer. Cette distinction est pourtant battue en brèche aujourd’hui par les multiples formes d’action conduites par des groupes de citoyen·ne·s qui ont choisi d’agir en politique de façon autonome, c’est-à-dire hors des structures verrouillées des anciens partis, des réseaux d’élite et des syndicats. Ces groupes, composés des personnes appartenant à toutes les classes de la société (employés, ouvriers, cadres, chômeurs, migrants, enseignants, avocats, médecins, architectes, hauts fonctionnaires, chefs d’entreprise, etc.), défient publiquement les gouvernants et leurs experts sur le terrain même de la rationalité et de la légalité, afin d’imposer leur définition des problèmes publics et de contrôler la mise en œuvre de leurs solutions. Ils se revendiquent «indivisibles», que ce soit aux Etats-Unis où ces groupes citoyens revivifient l’opposition à Trump permettant des victoires démocrates aux midterms, ou en Allemagne dans la relève à gauche, parce qu’ils refusent de choisir entre luttes sociales pour l’égalité et combat contre le racisme, l’homophobie et le sexisme.

L’essor de cet activisme politique «grassroots» (au sein d’ONG, d’associations, de collectifs de lutte ou dans la création de «listes citoyennes» ou de «mouvements» en vue des élections) révèle la soif de peser directement sur la vie politique. Mais pour les professionnel·le·s de la politique et les analyses et commentaires qui leur viennent en appui, ce refus de consentir à ce que dictent les gouvernants est une preuve d’irrationalité ou d’ignorance de la part d’une population qui use de divers moyens pour se faire entendre, jusqu’à comme on dit - dans un commode amalgame qui permet de déconsidérer la contestation - «voter aux extrêmes».

D’où le paradoxe de la situation politique actuelle : une demande de démocratie porte parfois au pouvoir des ennemis avérés de l’esprit et des pratiques de la démocratie. Ce qui conduit les âmes de «gauche» à se demander : mais comment en sommes-nous arrivés là ? Leurs réponses reflètent un certain désarroi. Comme s’ils s’étaient laissés convaincre que la victoire des antidémocrates était due aux avancées de la démocratie. Pour Yascha Mounk, le coupable est le peuple qui est «contre la démocratie» ; pour Chantal Mouffe, c’est la social-démocratie qui a pleinement endossé les raisons du libéralisme ; pour Mark Lilla, c’est la «gauche» qui a abandonné la défense de la masse des laissés-pour-compte du capitalisme financiarisé pour celle des «minorités». Bref, c’est tout la faute à la gauche - pas au fascisme, pas au capitalisme. Ces réponses sont fausses, capitulardes et perverses. Elles se nourrissent de la prétention des démocraties occidentales à avoir offert un régime sinon idéal, du moins supérieur aux autres sans s’interroger sur la réalité de la démocratie. Elles oublient que ce dont souffre la démocratie, c’est du fait que le système représentatif ne parvient plus à honorer les promesses contenues dans la maxime qui le définit : «Le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple». Et que pour lutter contre ceux qui ne veulent plus de la démocratie, il faut plus, bien plus de démocratie. Autrement dit, cesser de dénigrer la parole des citoyen.ne.s, prendre leurs aspirations au sérieux, développer leurs capacités d’intervention dans la décision publique.

Il n’est plus temps de se battre la coulpe à gauche. Le combat contre les forces qui, au nom d’une identité et d’une souveraineté bafouées, promeuvent l’autoritarisme ou le fascisme est désormais entièrement politique. A ceux qui doutent de la valeur de la démocratie, il faut rappeler qu’elle n’est pas uniquement ce régime servant à assurer l’élection de ceux qui se savent destinés à gouverner et qui font tout pour perpétuer une situation qui conforte leurs intérêts privés. Elle est un mode d’organisation de la société qui garantit à chacune et à chacun de ses membres la possibilité d’avoir une voix dans son histoire ; une forme de vie dans laquelle le respect de l’égalité de tou.te.s est gagé sur la disparition de toute domination de classe, de genre, d’origine, d’orientation sexuelle ou de connaissance.

C’est sur ce terrain de la démocratie radicale qu’il s’agit de combattre le nouveau despotisme dont l’ambition est de bâillonner la voix des citoyen·ne·s, et d’abord celle des femmes, dont l’irruption dans le public est certainement le fait majeur de démocratisation de la démocratie. Les résultats électoraux de ces dernières années sont, pour partie, l’expression de ceux (et, malheureusement, de celles) qui ne souhaitent pas voir les femmes accéder aux responsabilités qui leur reviennent en tant que moitié au moins de la population mondiale. Ils ont aussi fait la preuve que la misogynie reste le moteur politique le mieux partagé au monde alors que certain.e.s se plaisaient à en faire la caractéristique d’un Orient arriéré.

L’arrivée au pouvoir d’adversaires résolus de la démocratie comme forme de vie, qui prônent de façon «décomplexée» - comme si la démocratie était un «complexe» - le rétablissement de l’autorité, l’exploitation intensive et sans entraves de la nature, le retour de la tradition et de la famille, la réduction au silence des médias et qui brûlent de mettre fin au pluralisme, au droit à l’avortement, à l’éducation pour tou.te.s, aux droits des homosexuels et trans, à l’égalité politique des femmes doit nous ramener sur le «sol dur» de la démocratie réelle.

Ces nouveaux pouvoirs agissent déjà comme si la démocratie, ses droits, son principe d’égalité n’avaient été qu’une parenthèse incongrue dans une histoire viriliste où seule la puissance a droit de cité. Et ceux et celles qui, alliant aujourd’hui masochisme et suivisme, suggèrent que les combats pour ces droits ont causé la réaction autoritariste, et donc que c’est la faute à la gauche si on a le fascisme, viennent, à leur insu peut-être, grossir les troupes des nouveaux ennemis de la démocratie.

Auteurs de : Antidémocratie, La Découverte 2017.

Sandra Laugier philosophe , Albert Ogien sociologue