Réforme des retraites : « Un gouvernement avisé doit se garder de mépriser la démocratie sociale, spécialement lorsque ses représentants s’expriment d’une seule voix »

 

Tribune    Publié le 15 mars 2023 dans Le Monde

Alain Supiot

Juriste, professeur émérite au Collège de France

La stratégie du gouvernement, qui oppose la légitimité des urnes à la rue dans le conflit social sur la réforme des retraites, est fallacieuse, prévient l’universitaire et juriste Alain Supiot, dans une tribune au « Monde ». L’action collective des travailleurs, constitutive d’une citoyenneté sociale, est complémentaire de la vie démocratique et lui est essentielle.

Le fast thinking, le « prêt-à-penser », peut être aussi néfaste à l’intelligence que le fast-food à la santé. Parmi les plats les moins recommandables qui nous sont servis ces jours-ci dans les médias figure l’opposition entre la démocratie et la rue. Resservi ad nauseam, ce prêt-à-penser justifie par avance le happy end de la réforme des retraites, qui ne pourrait être que la victoire du bien démocratique sur le mal anarchique. Or non seulement cette présentation des choses méconnaît la nature de notre démocratie, mais encore elle contribue à la priver de l’une des jambes qui lui permet de marcher : sa jambe sociale.

La « société » visée par la Déclaration de 1789 était idéalement conçue comme un corps homogène, composé d’hommes libres et égaux (même si cet idéal fut aussitôt trahi par la privation des femmes du droit de vote, puis par la restauration de l’esclavage dans les colonies et par l’exclusion des pauvres du corps électoral par le suffrage censitaire).

Ainsi comprise comme une collection d’individus tous semblables, la société politique ne pouvait admettre d’autre représentation que celle qui était issue des élections, d’où l’anéantissement de tous les corps intermédiaires par la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde en 1791. Selon l’ironique observation de Tocqueville, « la notion de gouvernement se simplifie : le nombre seul fait la loi et le droit. Toute la politique se réduit à une question d’arithmétique ».

 

La démocratie sociale est un remède aux insuffisances de cette conception purement quantitative de la représentation politique. Elle est née du choc de la révolution industrielle et du constat que la société n’est pas le corps politique homogène rêvé en 1789, mais une « espèce de tout », selon l’expression employée dès le XVIIe siècle par Vauban pour poser les bases de la statistique en tant que science des Etats. Un tout, et non pas un tas d’individus.

Cette société, dont les enquêtes statistiques et la sociologie naissante révélèrent au XIXe siècle l’hétérogénéité et les dysfonctionnements, ne peut se maintenir sans une foi partagée dans une certaine idée de la justice. C’est cette exigence de justice qui conduisit, au XIXe siècle, les pays européens, confrontés à la « question sociale » des ravages humains de la révolution industrielle, à poser les premières pierres d’un « droit social » visant à protéger leurs populations les plus fragiles, à commencer par les femmes et les enfants des ouvriers.

« Nouveau management public »

Au tournant des XIX et XXe siècles, ce champ nouveau du « social » a été étudié en France par quelques grands juristes (Saleilles, Hauriou, Duguit) et sociologues (Fouillée, Durkheim). Aux Etats-Unis, c’est surtout John Dewey (1859-1952) qui a dénoncé les impasses méthodologiques auxquelles aboutit l’assimilation de la société à une collection d’individus, alors que ceux-ci se trouvent soumis au pouvoir oppressif des grandes sociétés de capitaux, auxquelles la loi a conféré une existence juridique et une puissance économique illimitée en même temps qu’une responsabilité limitée.

Sauvegarder la démocratie impose dès lors d’étendre à ce pouvoir économique le principe établi par Montesquieu, selon lequel « tout homme qui a du pouvoir étant porté à en abuser (…) il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».

 

Cet impératif, qui a inspiré le New Deal aux Etats-Unis et, en France, le préambule de la Constitution de 1946, est d’une brûlante actualité à l’ère des GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon] et des Uber, et plus généralement de la globalisation, qui facilite ce que l’économiste américain George Stigler (1911-1991) a nommé la « capture de la réglementation » par de puissants groupes d’intérêt privés. Capture normative dont l’Union européenne est devenue, on le sait, l’un des hauts lieux, car son « déficit démocratique » y laisse libre cours aux lobbys économiques.

 

L’une des formes les plus insidieuses de cette capture de la démocratie par le pouvoir économique est l’extension du modèle managérial des grandes entreprises au « nouveau management public », qui refoule l’expérience des agents et des usagers des services publics, au profit d’une expertise érigée en dogme.

Or la démocratie est menacée lorsque la connaissance de la société est confisquée par les experts. Dewey a usé, pour le faire comprendre, d’une métaphore particulièrement éclairante : « Il est impossible aux intellectuels de monopoliser le type de connaissance devant être utilisé pour la régulation des affaires communes. Plus ils en viennent à former une classe spécialisée, plus ils se coupent de la connaissance des besoins qu’ils sont censés servir. Celui qui porte la chaussure sait mieux si elle le blesse et où elle le blesse, même si le cordonnier compétent est meilleur juge pour savoir comment remédier au défaut. »

Insuffisance de la représentation élective

Voilà qui donne à penser les insuffisances de la représentation parlementaire. Les « cadres et professions intellectuelles supérieures » occupent 60 % des sièges à l’Assemblée nationale en 2022, alors qu’ils représentent moins de 10 % de la population française. En revanche, les ouvriers et les employés, qui forment la moitié de la population active, figurent en nombre infime au Palais-Bourbon, et aucun ne siège au Sénat.

Cela ne remet nullement en cause la légitimité de ceux qui ont été démocratiquement élus, fût-ce avec une baisse alarmante du taux de participation des électeurs (dont un tiers seulement a voté aux quatre tours des élections présidentielle et législatives de 2022). Mais cela montre que ces élus ne peuvent représenter à eux seuls la diversité du peuple au nom duquel ils gouvernent et légifèrent.

C’est la conscience de cette insuffisance de la représentation élective qui, depuis plus d’un siècle, a conduit à faire progressivement place à la démocratie sociale. Sa base juridique est la liberté syndicale, consacrée en droit international par la convention 87 de l’Organisation internationale du travail (1948). A la différence de la démocratie par le nombre, qui légitime la représentation politique, la démocratie sociale est essentiellement qualitative. Elle ne saisit pas l’intérêt général comme une donnée a priori de l’élaboration de la loi, mais bien plutôt comme une construction dont la solidité exige la confrontation d’expériences et de groupes d’intérêts différents.

Comme la démocratie politique, la démocratie sociale repose sur ce que l’helléniste et anthropologue Marcel Detienne (1935-2019) a nommé des « assemblées de parole », mais ces assemblées se tiennent au plus près des conditions concrètes d’existence, qui diffèrent d’une profession ou d’une localité à l’autre. La démocratie sociale ne doit donc pas être confondue avec des révoltes spontanées du type de celle des « gilets jaunes » en 2018, qui sont bien plutôt le fruit amer de son affaiblissement.

 

Cette démocratie a donné le jour, en France, à une citoyenneté sociale qui se combine, sans la supplanter, à la citoyenneté politique. Dans son préambule de 1946, la Constitution de notre « République indivisible, laïque, démocratique et sociale » a consacré plusieurs dimensions de cette citoyenneté sociale en reconnaissant, avec la liberté syndicale, le droit de grève, le droit à la participation et à la détermination collective des conditions de travail, la nationalisation des services publics, la protection de la santé ou l’accès de tous à l’éducation. L’essor de cette République sociale a été, il faut se garder de l’oublier, le fruit d’un consensus politique issu de la Résistance, qui dépasse le clivage droite-gauche.

Encore en 2007, l’actuel président (Les Républicains) du Sénat, Gérard Larcher, a attaché son nom à une réforme qui englobait la démocratie sociale dans la démocratie politique en conférant aux organisations représentatives des salariés et des employeurs le droit de négocier préalablement à l’intervention du Parlement tout projet de loi intéressant les relations de travail.

La lettre de cette disposition figure toujours au fronton du code du travail (art. L. 1), mais l’esprit s’en est envolé, emporté par le souffle du credo néolibéral. En témoigne la façon dont le gouvernement, avec le concours de la majorité sénatoriale, use de la procédure des lois de finances pour couper court à toute négociation de la réforme des retraites.

Réduction des syndicats à l’impuissance

D’une façon générale, la marque propre de tous les régimes totalitaires ou autoritaires, qu’ils soient de droite ou de gauche, a été d’entraver ou d’éliminer toute espèce de liberté d’organisation et d’action collective des travailleurs. Lorsqu’ils n’ont pas été interdits, les syndicats ont été réduits au rôle de « courroie de transmission » reliant aux « larges masses » l’avant-garde éclairée au pouvoir. Cette métaphore mécanique utilisée par Lénine (1870-1924) reflétait son projet de gérer la société soviétique comme une vaste usine.

Dans l’imaginaire politique contemporain, l’usine est devenue une start-up, où les syndicats paraissent aussi incongrus que des courroies de transmission. S’est ainsi perdue la conscience qu’un gouvernement efficace doit se tenir informé des aspirations des « larges masses ». Ces masses sont jugées ignorantes et leurs syndicats inutiles par des dirigeants sûrs d’incarner la raison économique.

Prescrite par les théoriciens de l’ordre spontané du marché, tel Friedrich von Hayek (1899-1992), la réduction des syndicats à l’impuissance a été, depuis les années Pinochet et Thatcher jusqu’à nos jours, une constante des politiques néolibérales. En Europe, la Cour de justice a été le fer de lance de ce combat. Nonobstant l’incompétence de l’Union européenne en ces matières, elle a étendu en 2007 aux syndicats une interdiction qui se trouve aussi dans l’article 15 de la Constitution chinoise : celle de « troubler l’ordre de l’économie de marché » ; et elle a interdit en conséquence les grèves contre les délocalisations.

Les organes de supervision des normes internationales du travail ayant critiqué cette atteinte à la liberté syndicale et au droit de grève, leur fonctionnement normal est paralysé depuis 2012 par la représentation des employeurs à l’Organisation internationale du travail, ce qui laisse à tous les Etats qui le souhaitent la possibilité de priver le monde du travail de son principal moyen d’action.

 

En France même, la tentation se fait jour de restreindre le droit de grève dans le secteur privé, en imposant aux salariés, fussent-ils précaires, une obligation de continuité minimale du service. C’est une tentation dangereuse, car la grève, en donnant une forme d’expression non violente à la révolte, sert à convertir les rapports de force en rapports de droit, dans une quête toujours tâtonnante de la justice.

Mais il faut rappeler que les tentatives des agents publics de recourir à des formes alternatives d’action collective moins pénalisantes pour les usagers (telle la « grève de la pince » des contrôleurs ferroviaires) ont été condamnées par le Conseil d’Etat, qui y voit une exécution fautive de leur travail, non couverte par le droit de grève.

Il ne s’agit pas de nier ou d’ignorer ce que Bruno Trentin (1926-2007), grande figure du syndicalisme en Europe, nommait les risques de dégénérescence corporative des syndicats. Ces risques sont accrus de nos jours par le triomphe de l’idéologie économique, qui érige l’égoïsme individuel en loi fondamentale d’une société bien ordonnée. Mais ils sont sans doute moins grands en France, où le syndicalisme a affirmé dès 1906, dans la charte d’Amiens, son indépendance vis-à-vis des partis politiques et a toujours été animé par une certaine conception de l’intérêt général.

Malgré tous leurs défauts, qui sont nombreux, les syndicats ont de la réalité des conditions de vie et de travail de l’ensemble de la population une connaissance dont aucun parti ni commentateur politique ne peut aujourd’hui se prévaloir.

A bâbord et à tribord

La classe dirigeante identifie le travail au « travail abstrait » dont Adam Smith, Ricardo ou Marx ont fait la théorie, c’est-à-dire à une marchandise en compétition sur un marché aujourd’hui sans frontières. La démocratie sociale oblige, en revanche, à ouvrir les yeux sur les réalités du travail concret, dans l’immense diversité de ses conditions physiques et morales d’exercice, et sans occulter le travail accompli au-delà de l’emploi, notamment dans la sphère familiale ou associative.

Penser l’âge de la retraite en termes d’égalité comptable, en mettant dans le même sac le travail d’un ouvrier du bâtiment, d’un cadre, d’une infirmière, d’une conductrice de la RATP ou d’un professeur d’université, et sans tenir compte des tâches bénévoles (notamment celles des femmes), c’est méconnaître la réalité.

C’est pourquoi un gouvernement avisé doit se garder de négliger ou de mépriser la démocratie sociale, spécialement lorsque ses représentants s’expriment – comme aujourd’hui – d’une seule voix.

Pour employer une métaphore inspirée par l’étymologie du mot « gouvernant » (celui qui tient le gouvernail), on pourrait dire que la démocratie sociale remplit pour les dirigeants d’une démocratie politique une fonction comparable à celle de la vigie qui évite au capitaine d’un navire de prendre les cartes marines pour les réalités de la mer. Le dernier mot, c’est bien connu, doit rester au capitaine, mais on ne voit pas bien comment celui qui prétendrait gouverner « en même temps » à bâbord et à tribord en ignorant les alertes de la vigie pourrait échapper un jour au naufrage…

Alain Supiot, juriste, a été professeur au Collège de France de 2012 à 2019, titulaire de la chaire Etat social et mondialisation : analyse juridique des solidarités