Enfant pauvre devenu professeur d’université, Richard Hoggart (1918-2014) est le modèle du boursier qui a réussi. L’itinéraire de ce « contre-exemple exemplaire » permet de comprendre les mécanismes de la reproduction qui n’ont pas fonctionné et la distance qu’on peut prendre vis-à-vis de son milieu d’origine.
Les questions que pose tant la réussite sociale de Richard Hoggart que la manière dont il en rend compte intéressent au plus haut point les sociologues qui étudient les classes et les cultures populaires. Pour le sociologue, l’histoire de Hoggart n’a rien perdu de son actualité. Elle était déjà ancienne lorsqu’il a entrepris de la raconter ; pour le public français sa culture d’origine est une culture étrangère. Mais c’est précisément cette double distance, dans le temps et dans l’espace, qui aide à mieux connaître les cultures françaises contemporaines en les comparant à une autre espèce, typique, de culture, et en faisant ainsi ressortir leur spécificité. Cette comparaison permet de saisir les variations des invariants qui se retrouvent dans des contextes historiques et sociaux différents, comme par exemple l’héritage et les handicaps culturels, les inégalités devant l’École ou les obstacles à la mobilité sociale. Les concepts et les schèmes que l’étude du cas Hoggart a contribué à développer [1] (« autonomie » versus « domination », « alternance » et/ou « ambivalence ») s’appliquent à l’évolution actuelle des cultures populaires, aux transformations que les changements dans la composition des classes populaires leur apportent. Les cultures immigrées récentes, au demeurant très diverses, sont à la fois plus autonomes (par la langue et parfois la religion) et plus dominées. L’exode rural, l’urbanisation ont abouti à la ghettoïsation. Comme la culture d’origine de Hoggart, les cultures des couches inférieures des classes populaires sont des cultures locales, et donc ambivalentes : ce qui protège est aussi ce qui enferme.
- 33 Newport Street
- Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises
Richard Hoggart, Seuil
Hoggart est le type idéal, réalisé, du boursier. Il est né dans un quartier populaire de la ville de Leeds. Sa réussite exceptionnelle contrarie les mécanismes et la théorie de l’héritage culturel et de la reproduction. Il a contribué, avec Stuart Hall notamment, au développement des Cultural Studies ; il a animé le Center for Contemporary Cultural Studies de Birmingham avant de s’en retirer et de faire carrière à l’UNESCO. Confronté à ce contre-exemple exemplaire, le sociologue peut tenter de s’en tenir au déterminisme strict et d’éliminer le hasard en entrant toujours plus avant dans le détail des relations statistiques et en recherchant les contre-handicaps et les avantages compensatoires dont les boursiers sont porteurs. De fait, l’origine sociale de Hoggart n’est pas exclusivement, « purement » populaire. Sa mère est une déclassée, originaire de Liverpool, « issue de ce que les Hoggart de Hunslet appelaient "une famille de meilleure classe" ». Sa famille est pauvre, mais elle appartient, « c’était tout à fait clair, à la classe ouvrière respectable » [2].
Ou bien – démarche inverse – le sociologue admet qu’une réussite exceptionnelle comme celle de Hoggart est une réussite improbable, et il recherchera les événements décisifs, les rencontres, les accidents heureux, bref les hasards qui font dévier les boursiers de la trajectoire qu’ils auraient dû suivre. La connaissance de ces hasards déterminants permet de reconstituer l’enchaînement des causes et des effets, d’ouvrir les « boîtes noires » que sont les relations statistiques et de connaître les processus qu’elles recouvrent. L’histoire de Hoggart permet de savoir pourquoi les mécanismes de la reproduction n’ont pas fonctionné, et, du même coup, de mieux savoir comment ils fonctionnent.
Populisme et misérabilisme
Le rapport ambivalent, à la fois intime et distancié, que Hoggart entretient avec ses origines le protège contre les dérives dont l’étude des cultures populaires est menacée. Sa culture d’origine est sa culture de départ, « Home is where one starts from ». Il en connaît trop bien les limites et les insuffisances pour céder aux tentations du populisme. En donnant à voir le monde dont il est issu du point de vue de l’indigène qu’il était, il empêche de l’idéaliser dans le malentendu, à la faveur de l’ignorance.
Hoggart ne cède pas pour autant à la dérive opposée du légitimisme et du misérabilisme. Il ne réduit pas les cultures populaires à ce qui leur manque, quand on les compare aux cultures dominantes ; la description détaillée et suggestive qu’il en donne, la force évocatrice de ses souvenirs permettent au contraire de les appréhender dans leur spécificité, dans leur cohérence et dans leur autonomie. Hoggart considère ses origines, la culture et le milieu dont il est sorti, de loin et d’en haut, à partir de la position à laquelle il est parvenu ; mais il leur reste attaché affectivement.
Combinaison inoubliable « de lumière, de sons et d’odeurs », l’atmosphère de Leeds l’attire encore, « comme un sein maternel ». Si réussies que soient son intégration dans son milieu d’arrivée et son acculturation, il n’est pas un indigène des cultures dominantes et ne partage pas leurs certitudes inconscientes. « Chez eux, mais pas des leurs », il conserve l’aptitude à relativiser la culture dominante, dont il retient les aspects libérateurs, mais rejette les aspects incompatibles avec ses dispositions d’origine. Hoggart n’est pas un dilettante. L’aptitude au « jeu intellectuel » lui échappe : sur le chemin qu’il a parcouru, « il n’y avait pas beaucoup de temps pour les caprices et pour les pirouettes intellectuelles ».
Deux hypothèses : alternance et ambivalence
L’autobiographie de Hoggart renseigne et précise les questions que pose le statut social des cultures populaires. Dans quelle mesure le sociologue peut-il se faire ethnologue et appréhender les cultures populaires dans leur autonomie, sur le modèle des cultures « exotiques » d’avant la colonisation ? Le réalisme sociologique ne le force-t-il pas, au contraire, à les considérer avant tout comme des cultures dominées ?
C’est ce qui nous a conduits, Jean-Claude Passeron et moi, à faire l’« hypothèse de l’alternance », qui permet de distinguer entre les situations où s’accumulent les indicateurs de la domination culturelle et les contextes où les pratiques populaires sont au contraire suffisamment isolées, ignorées ou protégées, pour qu’on puisse les considérer dans leur autonomie et leur cohérence. En revanche, l’« hypothèse de l’ambivalence » postule qu’il n’est aucun trait de culture populaire, si spécifique soit-il, qui ne soit à quelque degré hanté par la réalité et par le sentiment de la domination.
L’hypothèse de l’alternance renvoie à une opposition nette entre autonomie et domination et invite à collecter les faits, à multiplier les recherches empiriques qui permettent une différenciation de plus en plus détaillée. L’idée d’ambivalence suppose au contraire que l’on passe en continu de la domination à l’autonomie, que l’une ne va jamais sans l’autre, qu’un fait de culture populaire est à la fois, indissolublement, l’expression de l’autonomie et le résultat de la domination. « Ambivalence » risque alors de se confondre avec « ambiguïté », la qualification, le classement d’une pratique culturelle devenant une affaire d’interprétation. La lecture légitimiste des cultures populaires peut ainsi voir systématiquement une forme cachée, mais bien réelle, de reconnaissance dans les manifestations les plus radicales de refus et de rejet de la culture et de l’ordre dominants.
Pour sortir de l’ambiguïté, il faut se donner les moyens empiriques de savoir en quoi consiste l’ambivalence. L’ambivalence d’une pratique peut résulter de l’hétérogénéité de ses causes et des conditions qui l’autorisent. C’est le cas, par exemple, des travaux et des productions domestiques, qui sont à la fois le résultat de ressources propres aux groupes qui les pratiquent (compétences, conditions de vie) et une nécessité (économies forcées imposées par l’insuffisance des revenus). C’est le cas quand un trait de culture populaire ne peut avoir un effet sans avoir aussi l’effet contraire.
C’est ainsi que Hoggart fait ressortir l’ambivalence de sa culture d’origine en insistant sur son caractère local. Il montre que ce qui protège, et ce qui fait la spécificité et l’autonomie de cette sous-culture (de quartier, familiale), est aussi ce qui enferme, ce qui empêche d’accéder aux mondes extérieurs, ce qui limite les perspectives, réduit le champ des possibles et des aspirations, et fait de cette « culture du pauvre » une culture plus pauvre. En partant de faits marquants (ceux qui l’ont marqué), il montre comment, en quoi, de quoi la fermeture de cette culture protège. Ainsi, c’est l’isolement de sa famille, la clôture de sa sous-culture familiale qui soustrait Hoggart à l’influence de la culture de quartier, et qui lui permet d’en franchir les limites, de s’évader en passant par l’école.
Écriture littéraire et écriture scientifique
33 Newport Street se lit comme un roman. Hoggart parvient à associer l’écriture littéraire et l’écriture scientifique, à concilier et à combiner leurs exigences contradictoires et leurs capacités respectives, l’impression de vérité et la puissance d’évocation pour la première, l’impératif d’exactitude de la seconde. Son talent d’écrivain fait revivre le passé ; mais, à côté de l’art, il fait « venir l’analyse, qui décompose par le raisonnement ce que les yeux ont contemplé et ce que le cœur a senti » [3].
33 Newport Street est un livre émouvant, qui parle à l’imagination et aux affects du lecteur dont il captive l’« attention sentimentale » (témoin entre autres l’incipit, « ma tante Annie est en train de mourir à l’hôpital Saint James »). Mais les souvenirs de Hoggart sont factuels, précis et détaillés. De ce point de vue, son récit s’apparente au compte-rendu objectif et impersonnel d’un historien ou d’un ethnologue. Ce qui facilite sa traduction : plus un texte est littéraire, plus il est difficile à traduire. Le cas limite est celui de la poésie, à proprement parler intraduisible.
« Il est impossible de sentir entièrement un poète étranger. […] Il faut être élevé dans l’habitude d’une langue, avoir pensé et senti avec elle, pour que chaque phrase et chaque mot se présentent à nous avec toutes leurs nuances, qu’ils réveillent tous les souvenirs capables de renforcer l’idée qu’ils nous offrent. » [4]
Mais le réalisme du récit de Hoggart oblige souvent à renoncer à la traduction littérale (qui suppose que les objets dont on parle existent aussi bien dans la culture et dans la société de la langue que l’on traduit que dans celles de la langue dans laquelle on traduit) et à recourir à la traduction oblique en cherchant des équivalents, qui sont forcément approximatifs. C’est ainsi, par exemple, qu’on a traduit Fred Karno’s Army (troupe de jeunes comédiens des années 1920) par les « dégourdis de la 11e » (film de comique troupier très populaire avant-guerre).
Les noms de lieux, qui jouent un rôle essentiel dans la culture d’origine de Hoggart et dans la présentation qu’il en donne, sont des noms propres : les objets qu’ils désignent sont uniques. Dépourvus de notoriété et de prestige, connus seulement des indigènes, ils n’existent que dans la langue de départ (à la différence des noms de villes ou de lieux célèbres, comme Londres, Florence, Rome ou l’Acropole).
Il est donc impossible d’en donner une traduction littérale. Mais Hunslet ou Potternewton ne sont pas davantage Aubervilliers, la Croix-Rousse, Saint-Herblain ou la Cité des Pins. Il est sans doute préférable de conserver les noms d’origine en laissant au lecteur le soin de trouver lui-même ses équivalences en fonction de sa propre biographie.
Transculturalisme
La traduction en français de A Local Habitation est une traduction au second degré, la traduction de la traduction faite par Hoggart. La difficulté de principe de la traduction en langue savante du langage populaire est déjà signalée par George Sand :
« Si je fais parler l’homme des champs comme il parle, il faut une traduction en regard pour l’homme civilisé, et si je le fais parler comme nous parlons, j’en fais un être impossible, auquel il faut supposer un ordre d’idées qu’il n’a pas […]. Raconte-la-moi [l’histoire du Champi] comme si tu avais à ta droite un Parisien parlant la langue moderne, et à ta gauche un paysan devant lequel tu ne voudrais pas dire une phrase, un mot où il ne pourrait pas pénétrer. Ainsi, tu dois parler clairement pour le Parisien, naïvement pour le paysan. L’un te reprochera de manquer de couleur, l’autre d’élégance. » [5]
Le transculturalisme de Hoggart lui permet de transcrire sa culture d’origine en langue savante, sans la trahir. Il parvient à en rendre compte d’une manière compréhensible, intelligible pour le lecteur « cultivé », sans se conformer à ses goûts, à ses préjugés et à ses attentes.
La connotation est au principe de la capacité évocatrice de la langue littéraire, alors que la langue scientifique repose sur la dénotation. Le sens d’un terme scientifique dépend de sa capacité déictique ; on sait ce qu’un mot scientifique signifie quand on sait précisément, sans ambiguïté, ce qu’il désigne (c’est aussi le cas pour les langages techniques et les langages de l’urgence) [6]. La traductibilité d’un texte est donc un critère décisif de sa scientificité. De ce point de vue, la traduction en langue étrangère de ce que l’on vient d’écrire est un exercice, un test éprouvant mais salutaire pour nous autres, chercheurs en sciences du récit. En soumettant à cette épreuve nos brouillons successifs, on repère les cas où ce qu’on a écrit ne se laisse pas (ou se laisse difficilement) traduire, et on est conduit à se demander pourquoi.
Source:
Claude Grignon, « Richard Hoggart ou les réussites improbables », La Vie des idées , 24 février 2016. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Richard-Hoggart-ou-les-reussites-improbables...
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