Rien ne les arrêtera : il faut donc les arrêter

 

Après la promulgation de la réforme des retraites, l’écrivain Joseph Andras évoque, dans un texte pour Mediapart, la violence d’un pouvoir qui « ne vaut rien », mais continue de suivre « son “cheminement démocratique” contre la démocratie ».  « La sagesse, c’est la révolution », promet-il.

Joseph Andras

15 avril 2023  MÉDIAPART

1.

            Que Macron dégage : l’énoncé atteint ce degré d’évidence qu’on rougit presque en l’écrivant.

2.

            La quasi-totalité des salariés actifs rejette la réforme des retraites. Jamais, chaque enquête l’atteste, le monarque ne s’est trouvé à ce point isolé. Où qu’un dirigeant macroniste se rende dans le pays, il est hué. Une chanteuse norvégienne, de passage à l’Olympia en ce mois d’avril, a prié son public de lui apprendre deux ou trois mots de français, et le public d’improviser en chœur : « Macron démission ! » La formule, propulsée par les Gilets jaunes, a désormais valeur de patrimoine culturel (quelque part entre la baguette et Piaf). Il ne restera bientôt plus que Nemo pour soutenir le monarque (son chien, un labrador croisé griffon). Mais la branche macroniste du Capital s’acharne.

3.

            Le peuple refuse la réforme : le monarque poursuit à marche forcée. L’Assemblée nationale s’apprête à refuser la réforme : le monarque recourt une fois de plus à la « censure provoquée ». Entre le monarque et la rue – l’authentique parlement populaire –, il n’y a, à nouveau, plus que les flics. Qu’on les retire et c’est la fuite de Varennes. Il faut regarder à deux fois la photographie d’une des ailes du Palais-Royal, prise ce 13 avril, pour se convaincre qu’on voit ce qu’on y voit : une foule d’hommes en armes, casqués de bleu, parés de boucliers, campe devant le siège du Conseil constitutionnel. Les neuf nababs qu’il héberge allaient rendre un verdict aussi attendu que dépourvu d’intérêt.

4.

            Des poubelles crament et le détenteur autoproclamé de la « force physique légitime » va couinant. Les médias de la cour ne se lassent pas de questionner leurs invités soucieux de démocratie : « Est-ce que vous condamnez les violences ? » Nous, nous ne condamnons pas. Ou, plutôt, nous condamnons les violences de l’ordre imposé. Nous condamnons les assauts du régime contre la volonté populaire. Nous condamnons la furie ordinaire des mercenaires du régime : qui – pour s’en tenir à la séquence actuelle – rendra son œil à Sébastien, cheminot seine-et-marnais victime de l’explosion d’une grenade ? Qui rendra sa rate à Laurie, lycéenne de Chambéry frappée par un tir de LBD ? Qui rendra son testicule à ce jeune chaudronnier-soudeur de Laval, cible d’un CRS ? Nous condamnons cet ordre imposé qui offre 84 ans d’espérance de vie à ses cadres et 6,4 ans de moins, en moyenne, à ses ouvriers.

            La violence, la voilà. Le reste n’est qu’affaire de discussions tactiques et d’autodéfense. 

5.

            Un ancien député lançait en 1984 : « Ceux qui ont pris tout le plat dans leur assiette, laissant les assiettes des autres vides, et qui ayant tout disent avec une bonne figure, une bonne conscience : “Nous qui avons tout, on est pour la paix !” Je sais ce que je dois leur crier à ceux-là : les premiers violents, les provocateurs de toute violence, c’est vous ! » À n’en pas douter, l’intéressé serait de nos jours « fiché S » et publiquement menacé, aux côtés des Soulèvements de la Terre et de la LDH, par un néomacroniste radicalisé connu sous le nom de Darmanin. Ce député était, lui, connu sous celui de Pierre – abbé de son état.

6.

            Bien sûr, Macron. Bien sûr, Darmanin. Bien sûr, la clique gouvernementale. Le premier a dit : « Je veux gagner de l’argent pour être riche avant d’entrer en politique1 », et il ne l’a pas seulement dit : il l’a fait. Le deuxième ressemble à s’y méprendre au pétillant portrait que Marx, un jour de l’an 1871, a composé de Thiers : « Passé maître dans la petite fripouillerie politique, virtuose du parjure et de la trahison, rompu à tous les bas stratagèmes […], menant une vie privée aussi infâme que sa vie publique est méprisable – il ne peut s’empêcher […] de rehausser l’abomination de ses actes par le ridicule de ses fanfaronnades2. » La troisième est un ramassis indistinct de millionnaires.

            Bien sûr ceux-là, celles-là méritent la critique énergique. Mais la critique éreinte. Et manque son objectif aussitôt qu’elle omet de s’insérer dans une formulation positive. Macron, Darmanin et la clique en question ne sont jamais que les visages de la « démocratie » parlementaire capitaliste. D’autres ont agi de même avant eux ; d’autres continueront après eux. Ne seraient-ils pas nés que la France tournerait de la sorte. Car la prime importance en politique, c’est l’ordre imposé – ses structures, ses institutions, son bâti.

7.

            Lorsque l’élu centriste Charles de Courson devient une figure majeure de l’opposition à l’extrême centre, quelque chose cloche. Et ce « quelque chose » nous conduit tout droit auxdites structures. Car Macron dégagé (à Vaduz, aux Bermudes ou aux Palaos : libre à lui), car Darmanin écroué, l’ordre imposé, oui, restera inchangé. Il nous faut le refondre tout entier pour rendre impossible la venue future des Macron, des Darmanin et des millionnaires. Cette refonte structurelle ne relève pas de quelque audace conceptuelle ou militante : l’humanité se plaît d’ailleurs à la célébrer comme un temps singulièrement digne de pensée, d’art et de discours – « révolution », on appelle ça. En France, on la tient même, non sans raisons, pour sa véritable date de naissance (c’est qu’il fallut, avant 1792, endurer l’insulte quotidienne d’être un sujet).

            Les adorateurs de l’inégalité se plaisent, sous notre ère, à saluer les droits de l’Homme, l’abolition des privilèges et le suffrage universel. Ils lancent même des gros avions tricolorer le ciel tous les 14 juillet et titrent un de leurs livres de campagne du mot « révolution ». Ils saluent en somme une révolution expurgée de la révolution. Ils louent une révolution imaginaire pour n’avoir plus à en faire cas. Ils la décorent pour empêcher que le peuple ne la reprenne à l’endroit où leurs aînés l’ont suspendue.

            Car les privilèges, ils le savent, restent à abolir.

8.

            Par révolution, il faut aujourd’hui entendre ceci, et ceci simplement : un processus par lequel l’organisation collective de l’existence, usuellement confisquée par une minorité argentée, devient enfin l’affaire des gens ordinaires.

            Par révolution, il faut donc entendre démocratie (sans guillemets).

            L’État a 5 à 6 000 ans. Le capitalisme trois à six siècles. Le parlementarisme trois siècles. Homo sapiens 300 000 ans. Les adorateurs de l’inégalité jurent pourtant que le parlementarisme est le cadre enfin trouvé, le terminus non discutable de notre espèce. Rions franc.

9.

            Tout reste à faire.

10.

            On peut, dans l’espoir de rendre la vie des gens plus vivable, s’approcher des affaires courantes (élections, propositions de loi, recours en justice, et cætera). On peut chercher à corriger, amender, rectifier, retoucher : on peut être réformiste. Les réformes – les vraies – ont à l’occasion quelque sens dans le cadre en question. Toujours ça de pris. De sauvé, de bricolé, d’arraché.

            Inutile de rouler des muscles entre amis de l’égalité : la révolution finira bien par apparaître comme la seule issue raisonnable aux yeux des retoucheurs. Il suffit de ne pas perdre de vue qu’on retouche l’ordre imposé comme on pomponne les feuilles d’un arbre dans une forêt – de quoi s’épargner la déception ou l’amertume.

11.

            Cet ordre n’a pas de légitimité, et cet ordre avance actuellement sous les couleurs du macronisme. On a tout de même déniché, aux dernières élections législatives, 11 et quelques pour cent d’inscrits favorables à la branche macroniste du Capital. C’est beaucoup, au regard du spectacle qu’elle nous propose, mais, rapporté à l’ensemble de la population, ce n’est rien.

            Autrement dit : ça ne vaut rien.

12.

            Quand 11 % d’inscrits retiennent en otage tout un pays, le réalisme, c’est la révolution.

            Quand, des années 1950 aux années 2020, l’abstention a pu passer de 22 à 53 % et que le résultat d’un référendum a été foulé aux pieds en 2005, la sagesse, c’est la révolution.

            Quand un rapport du GIEC régional se prononce contre les mégabassines agricoles après que les mercenaires du régime ont plongé dans le coma un défenseur du monde vivant, le pragmatisme, c’est la révolution.

13.

            Les adorateurs de l’inégalité enserrent l’idée révolutionnaire à ses plus sombres agissements historiques – Vendée, Kolyma, laogai. Autant qu’eux, nous les connaissons. Nous pourrions même ajouter : plus profondément qu’eux. C’est que nous avons, en nous, à répondre des faits et gestes de chaque révolution de par le monde. Nous ne dissimulons rien des loupés, des forfaitures et des crimes : ils n’invalident pas l’idée ; ils nous convient uniquement à faire mieux. Et nous disons, de concert, ce que ces personnes dissimulent : les deux guerres mondiales, le recours à l’arme atomique et les boucheries coloniales sont le fait d’élus, de libéraux, de représentants et de parlementaires.

            À quand le livre noir de nos « démocraties » ?

14.

            Le peuple n’est pas considéré. La rue n’est pas considérée. Les syndicats, fût-ce les plus dociles, ne sont pas considérés. L’Assemblée nationale n’est pas considérée. Le monarque, ses adjoints, ses mercenaires et ses médias continuent – ça ne s’invente pas – de suivre leur « cheminement démocratique » contre la démocratie. Rien ne les arrêtera ; il faut donc les arrêter. Le cadre imposé, on l’a dit, ne le permet pas ; reste à promouvoir un autre cadre. À le formuler positivement. À le donner partout à voir. Affirmons, réaffirmons cette possibilité qui, de très loin, déborde la critique des uns ou des autres, la négativité éphémère et impuissante. La tâche est à la portée de tous, de toutes : au bar, au syndicat, au bureau, à la machine à café, au club de sport, au piquet de grève, au jardin, au journal, autour d’une barricade de fortune ou d’une table (et même, curieuse activité, d’une table d’écriture...). Passer d’un cadre à un autre passe, donc, par la prise en main populaire de l’existence – la révolution. C’est-à-dire l’édification, organisée, massive, méthodique et obstinée, de nouvelles structures à même de livrer le pouvoir au peuple. En tout lieu l’espèce humaine a nommé pareille tâche « socialisme ». Ou « communisme ». C’est du pareil au même. La vie bonne pour le plus grand nombre, en substance. La vie digne pour les dépourvus. La vie belle pour les démunis. La vie juste pour les désavoués. La vie de « l’égalité sans tâche et sans réserve3 ».

            Il n’y a plus qu’à.

Joseph Andras

Boîte noire

1. Il faut lire Le Traître et le néant (ici, la page 96), signé Davet et Lhomme en 2021, pour saisir de quel bois le monarque est fait.
2. Le lecteur intéressé trouvera sans peine le texte complet sur Internet (autrement, il est disponible sous le titre La Commune de Paris aux éditions Le Temps des cerises).
3. C’est Gracchus Babeuf qui parle.

Joseph Andras a publié son premier roman, De nos frères blessés, en 2016. Il est l’auteur de plusieurs récits – Kanaky (2020), Pour vous combattre (2022) –, tous parus aux éditions Actes Sud. En avril 2021, au moment de la publication de Au loin le ciel du Sud et Ainsi nous leur faisons la guerre, il avait accordé l’un de ses rares entretiens à Mediapart.