SARTRE ET L'EXISTENTIALISME NOIR

 

De nombreux philosophes noirs donneraient cher pour avoir pris un café avec Jean-Paul Sartre. Si nous en avions la possibilité, beaucoup d’entre nous commenceraient par le remercier de son courage. Il a lutté non seulement contre les forces anti-humaines de la société française et de la société américaine, mais aussi contre ces forces en lui qui proposaient toujours la séduction d’une solution facile. Beaucoup d’entre nous se demandent également si ses critiques universitaires et politiques actuels seraient capables de défendre les valeurs auxquelles ils croient s’ils étaient menacés comme lui l’était lorsqu’il défendait celles auxquelles il croyait. Rappelez-vous ce triste moment, 5 000 anciens combattants qui défilèrent sur les Champs-Élysées en 1960 en criant « À mort Sartre ! » en réaction au soutien qu’il apportait à l’indépendance algérienne. Rappelez-vous les menaces de mort et les tentatives d’assassinat dues à l’OAS, qui plastiqua son appartement. Rappelez-vous son refus de voyager aux États-Unis pendant la guerre du Vietnam. Enfin, rappelez-vous son refus du prix Nobel de littérature, pour la raison qu’il n’appartenait à aucune institution. Il maintenait ses positions, du mieux qu’il pouvait, ce qui, pour un être humain, ne pouvait être que de manière imparfaite. Malgré lui, il appartenait à cette espèce rare des athées religieux qui voulaient faire face au monde sans le soutien de Dieu. Que sa réaction eût été de vivre et, malgré les nombreuses mauvaises lectures de sa critique de la réalité sociale, vivre en se souciant de la vie des autres, a fait de lui un allié permanent de la pensée existentielle noire. Son insistance sur ce que signifie être un être humain est quelque chose qui intéresse également les gens dont l’humanité a été dénigrée dans le monde moderne. Il en va de même de sa compréhension de la lutte pour la liberté et de ce que signifie être historique en même temps qu’on est engagé dans des projets de transformation de la société.

De façon ironique, les rapports de Sartre avec la philosophie existentielle noire ne sont pas ceux de quelqu’un d’extérieur. Dans l’introduction que j’ai écrite pour Existence in Black (L’existence en noir), j’ai défendu l’idée que la philosophie existentielle noire ne se limite pas à la philosophie existentielle produite par des philosophes noirs. La philosophie existentielle noire est aussi une pensée qui interroge l’intersection de problèmes d’existence dans le contexte noir. L’intérêt que portait Sartre à la condition des Noirs était stimulé par son souci de la liberté et par une appréciation de la production esthétique noire comme leitmotiv du monde moderne. La question de la liberté était pour lui très claire. Les Noirs sont des gens, ce qui signifie, depuis la perspective de sa philosophie, qu’ils sont la liberté. Leur servitude et les limitations institutionnelles qui leur furent par la suite imposées par le racisme mènent à un monde social dépendant de l’éradication de la liberté. Elles mènent aussi à une forme de souffrance qui est une fonction de la non-liberté, lorsqu’un être libre nie sa liberté. Cette dynamique imprègne l’œuvre de Sartre sur la condition humaine. Il y fait référence dans L’être et le Néant en l’appelant « la mauvaise foi », un mensonge que nous nous faisons à nous-mêmes pour essayer de nous dissimuler à notre liberté, pour nous faire croire ce que nous ne croyons pas, pour faire de nous une « chose » inconsciente dans le monde, ou pour nier, de manière sadique, que nous soyons dans un monde peuplé d’autres êtres humains. Déjà dans L’Imagination (1936), Sartre faisait remarquer qu’il arrive même parfois que nous essayions de nier dans les images que nous construisons le rôle que nous jouons. Encore dans L’Idiot de la famille (1971) il explorait les pratiques pour lesquelles nous nions toute responsabilité. Dans ses écrits Sartre relie explicitement ce concept à l’étude du racisme. Rappelez-vous Réflexions sur la question juive ou l’Appendice à ses Cahiers pour une morale. Rappelez-vous « Orphée noir » dans lequel il montre la mauvaise foi présente dans le désir noir d’être perdu dans l’élan négatif des luttes antiracistes. Ou bien rappelez-vous son article paru dans Le Figaro lors de sa visite aux États-Unis en 1945, dans lequel il révélait avec élégance la folie de la rationalité raciste. Rappelez-vous encore « Présence noire », dans lequel il examine la sémiologie de l’Afrique dans le monde moderne ; Critique de la raison dialectique, dans lequel il analyse la violence et le racisme courants du colonialisme ; sa préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, dans laquelle il exposait son opinion dérangeante comme quoi l’Europe, de façon libérale et narcissique, attendait des peuples du Tiers Monde une gratitude dégoulinante de dépendance.

Sartre aimait le jazz. Cette musique et les jeunes gens dans le vent qui émergeaient dans les communautés noires offraient des exemples de l’affirmation de la liberté dans des circonstances d’enfermement. L’identité noire « détendue » qui accompagnait la culture beatnik à l’intérieur de laquelle les écrits de Sartre furent des contributions majeures allait au-delà des cols roulés et des bérets que portaient ses adeptes. Elle incluait aussi la promenade be-bop dans la nuit au-delà des faux universaux crachés par la modernité européenne. Je ne doute guère que, s’il était vivant aujourd’hui, Sartre serait aussi un partisan des Musiques du monde et au moins de la dimension du hip hop qui célèbre la liberté.

Il y a aujourd’hui des organisations de philosophes noirs aux États-Unis et dans les Caraïbes qui comptent de nombreux universitaires qui sont aux prises avec la pensée de Sartre. Cette relation avec les Noirs du Nouveau Monde n’est pas seulement posthume. Les exemples les plus célèbres, de son vivant, furent Richard Wright et Frantz Fanon. Certaines études récentes ont essayé de réduire ces relations aux fausses positions bien connues : les Noirs qui ont besoin de l’originalité des Blancs. La vérité est que Wright et Fanon étaient simplement trop importants par eux-mêmes pour que leur moi soit écrasé sous le poids de la notoriété de Sartre. Qui plus est, Sartre ne les traitait pas avec condescendance, ce qui signifiait que leurs relations étaient tendues et turbulentes, bien que brèves, étant donné que Wright et Fanon moururent jeunes. Richard Wright offrit à Sartre un débat vigoureux sur les dimensions nihilistes de la vie moderne. Il percevait, tout comme Sartre, que dans la lutte pour l’importance nous nous trouvons souvent face à des situations dans lesquelles les perdants gagnent et les gagnants perdent. Cela me rappelle la fameuse scène dans le film réalisé en 1990 par John Duigan, Flirting, lorsque le protagoniste maigrichon, Danny Embling, est roué de coups par une grosse brute cependant qu’il imagine Sartre qui lève sa pipe et l’encourage ; en effet nous savons, à la fin, que son courage a déjà fait de lui un gagnant, si bien que sa défaite est sans importance. Il a aussi gagné la fille, ce qu’à coup sûr Sartre aurait apprécié. Fanon lui aussi comprenait qu’il y avait des batailles qu’il fallait tout simplement livrer. Il admirait Sartre, malgré des moments de regret, de déception devant le fait que Sartre acceptait d’écrire la vérité même à propos de choses que, comme le fait remarquer Fanon dans le cinquième chapitre de Peau noire, masques blancs, il « n’avait pas besoin de savoir ». Ils se rencontrèrent brièvement à Rome en 1961 : Fanon avoua son antipathie pour les hommes qui « économisent leurs ressources » et mit Sartre, et par implication nous tous, au défi d’entreprendre le projet de construire de nouveaux concepts (de nouvelles valeurs) et de nouvelles infrastructures matérielles pour un monde sain.

L’espace me manque ici pour fournir une liste exhaustive des ouvrages aux prises avec les contributions qu’a apportées Sartre à la pensée philosophique noire. À la place, voici une brève généalogie. Le mouvement de la Négritude se trouva de façon régulière aux prises avec la philosophie existentielle, avec les arguments de Sartre selon lesquels la métastabilité de la condition humaine atteignait une proéminence particulière chez les écrivains des Caraïbes. Au sein de l’Université américaine, le premier traitement de sa pensée et le plus stimulant, à l’intérieur de la philosophie universitaire noire, fut la thèse soutenue à Brown University par William R. Jones, intitulée Sartre’s Philosophical Anthropology in Relation to his Ethics : A Criticism of Selected Critics (L’anthropologie philosophique de Sartre en relation avec son éthique : approche critique d’un choix de critiques, 1969). Là, l’insistance existentielle noire bien connue sur l’anthropologie philosophique (la question humaine) avançait au moyen d’une lecture attentive de la recherche sartrienne d’une éthique qui ne s’effondrerait pas pour devenir l’esprit de sérieux (une forme de mauvaise foi). Jones poursuivit cette réflexion en 1973 en écrivant Is God a White Racist ? : A Preamble to Black Theology (Dieu est-il un Blanc raciste ? Préambule à une théologie noire), livre dans lequel il démontrait que la théologie noire courait le risque de sombrer dans une théodicée de la religiosité fondée sur la suprématie des Blancs (qu’il appelait whiteanity, de white et christianity), si elle ne soulevait pas la question de l’action humaine sur terre indépendamment de la rationalisation théocentrique. Sartre et Fanon ont beaucoup influé sur la façon dont Jones a construit sa philosophie existentielle de la libération noire, même si Jones appréciait la façon dont Camus traitait la lutte contre l’absurde.

La position résolue de Sartre sur la liberté incarnée a suscité des discussions critiques de sa pensée parmi les apôtres de la libération noire. Le texte d’Angela Y. Davis, « Unfinished lecture on liberation, I » ( « Conférence incomplète sur la libération, I » ), qui date de 1983, en est un exemple, et parmi les autres on trouve la thèse de Robert Birt consacrée à la Critique de la raison dialectique de Sartre et ses articles dans lesquels il considère les questions de libération noire et d’identité raciale depuis la perspective de la phénoménologie existentielle de Sartre. De même, David Theo Goldberg, théoricien des races de renommée internationale, a-t-il commencé sa carrière par une thèse consacrée à la Critique de la raison dialectique de Sartre. Dans les Caraïbes, l’influence de Sartre s’est étendue jusqu’aux Caraïbes anglophones, où elle a eu un impact sur la pensée récente de Paget Henry, théoricien essentiel de la philosophie afro-caribéenne, ainsi que sur la pensée de B. Anthony Bogues, figure proéminente de la pensée politique des Caraïbes qui a attribué à la lecture de l’œuvre de Sartre sa décision d’abandonner une carrière dans le clergé pour entreprendre une carrière d’activiste politique, de journaliste et d’universitaire. En Afrique du Sud, la façon dont Sartre a traité le corps dans L’être et le Néant, et les idées sur le racisme qu’il a développées dans Réflexions sur la question juive ont eu de l’influence sur les travaux de Noël Manganyi et de P. Mabogo More. J’ai moi aussi commencé ma carrière universitaire en m’appuyant sur les idées de Sartre à propos de la mauvaise foi, pour écrire mon étude du racisme anti-noir. Et depuis lors, un groupe de jeunes chercheurs qui travaille à l’étude de la race, du racisme et du travail constructif dans les Études africaines en s’emparant à la fois de sa pensée et de celle de Merleau-Ponty a émergé dans le monde universitaire, comme l’atteste une récente floraison de thèses et d’articles sur ce sujet. De même, le volume que j’ai constitué : Existence in Black : An Anthology of Black Existential Philosophy (L’existence en noir : anthologie de la philosophie existentielle noire) révèle l’impact de la pensée de Sartre sur les questions noires dans l’œuvre de plusieurs des principaux chercheurs qui ont travaillé récemment dans le domaine de la philosophie afro-américaine. Les travaux de George Yancy montrent un intérêt similaire, et sa récente anthologie consacrée à l’étude de l’identité blanche révèle elle aussi une série de théoriciens de la race qui appartiennent au genre existentiel et qui doivent beaucoup à la pensée de Sartre. En ce qui concerne le traitement philosophique de la théorie du mélange des races, Naomi Zack tente d’élaborer sa conception de l’humanisme et du cosmopolitisme à partir de la lecture qu’elle fait de la pensée de Sartre. Dans la philosophie de l’éducation existentielle noire, les travaux de Stephen Haymes, qui incluent l’examen des différentes manières dont les esclaves noirs avaient développé leur propre pédagogie, retiennent particulièrement l’attention. Les écrits de Sartre ont aussi eu un impact continu sur des figures de la littérature existentielle noire telles que George Lamming ou la critique culturelle Manthia Diawara.

Le seul autre penseur européen récent qui, à ma connaissance, suscite autant d’intérêt chez les théoriciens noirs de la libération est Michel Foucault. Bien que la proéminence de Foucault ait, de multiples manières, éclipsé Sartre dans le champ des Études du monde noir, on trouve une appréciation grandissante de ses idées, au fur et à mesure que des écrivains de plus en plus nombreux commencent à percevoir les limites structurelles de l’analyse poststructurelle. L’anti-essentialisme, l’insistance sur les conditions épistémiques de phénomènes sociaux et les technologies du moi qu’offre le poststructuralisme généalogique foucaldien élident souvent, pour certains auteurs, la réalité vécue de leur condition. Pour eux, la phénoménologie existentielle offre un moyen d’aborder les situations et les structures sociales qui ont besoin de changer, comme l’a récemment soutenu David Fryer dans son essai « African-American Queer Studies » [1]. De telles préoccupations mènent inévitablement à une confrontation avec la pensée de Sartre. C’est ironique, si l’on pense à la relation presque œdipienne qu’avait Foucault avec Sartre, et à la relation nettement œdipienne qu’avait une grande partie de la pensée française postsartrienne avec la philosophie de Sartre.

À ce stade, j’aimerais m’intéresser à ce qui est peut-être l’objection centrale, qui est souvent avancée en ce qui concerne les confrontations de la libération noire avec la pensée de Sartre. De nombreux critiques se réfèrent aux arguments soi-disant anti-sociaux de la troisième partie de L’être et le Néant. L’Autre, dans leur interprétation de la pensée de Sartre, n’est rien d’autre qu’un phénomène psychologique avec lequel le Sujet est en conflit. Si le racisme est, comme l’a suggéré Fanon, un phénomène de l’ordre de la sociogenèse, un produit du monde social, le fait que Sartre n’ait pas réussi à construire un monde social dans sa pensée n’offre rien d’autre qu’une voie sans issue. C’est dans ses œuvres plus tardives qu’on trouve quelque chose de nourrissant, là où nous trouvons sa confrontation productive avec le marxisme lorsqu’il s’efforce de faire apparaître les dimensions véritablement pratiques de la dialectique. C’est là également qu’il propose une philosophie de l’histoire et une théorie de la capacité à transformer celle-ci. Cela dit, la pensée tardive de Sartre ne me paraît pas incompatible avec la pensée de Sartre plus jeune. De fait, il ne cessait de travailler et de raffiner sa langue. Mais l’argument, qui implique que l’on reconnaisse le rôle humain dans les actions humaines, demeure présent de bout en bout. Je ne suis pas d’accord avec l’interprétation qui veut que la pensée du jeune Sartre ne prenne pas en compte la société. Une telle interprétation ignore l’argument transcendantal implicite dans la façon dont il traite la question des autres et de la réalité sociale. Sartre affirmait par exemple que le sadisme est une façon de nier que soi-même on soit incarné. Étant donné qu’on est bel et bien incarné, le nier est une façon de se mentir à soi-même. C’est une des formes de la mauvaise foi. Mais l’observation cruciale qui suit est celle-ci : Sartre soutient que le sadique nie que l’Autre ait un point de vue. En d’autres termes, lorsqu’il nie que les autres existent dans le monde, le sadique essaie de nier qu’il puisse être vu par les autres. D’ailleurs, une condition que met Sartre pour que l’on puisse parler de mauvaise foi à propos du sadique est l’existence d’un monde social, d’un monde d’intersubjectivité.

J’ai constaté que la façon dont Sartre percevait la dynamique présente dans la négation d’un monde social est utile lorsqu’il s’agit de se livrer à des explorations philosophiques de l’oppression et de tous les aspects de l’étude humaine. Par exemple, nous nions la réalité sociale en suspendant les normes de la preuve. La preuve est, après tout, étrangement publique et par conséquent elle est liée à la société. Lorsque nous suspendons la preuve, nous nous donnons la possibilité de croire toutes sortes de choses que peut-être en fait nous ne croyons pas réellement. Mais, surtout, nos relations intersubjectives risquent d’en arriver à être surchargées de formes de négation, et étant donné que nos institutions dépendent d’une réalité vécue de la société qui leur permet de subsister, nous risquons de créer des réalités ossifiées qui nous dissimulent à nous-mêmes. Se battre contre de telles structures revient à essayer de passer à travers des murs de brique. Mais, pour ceux pour qui elles ont été conçues, de telles structures ne sont pas plus difficiles à traverser que de l’eau. Ceux-là ne voient aucune limite. La façon dont Sartre étudie l’état de conscience anarchique dans la troisième partie de L’être et le Néant est ici très pénétrante. Qu’un tel état de conscience soit aussi une forme de mauvaise foi révèle quelle erreur on fait lorsqu’on lit Sartre comme l’avocat d’une liberté radicale, absolue, qu’il appelait un « état de conscience bourgeois ». À tout cela s’ajoute la théorie de la métastabilité, qui nous permet de comprendre que les sujets humains sont des phénomènes incomplets. L’étude des êtres humains implique une approche radicalement différente de celle de l’étude de la nature. L’étude des êtres humains nécessite aussi que l’on comprenne celui qui étudie, ce qui est autoréférentiel et métastable. Cet aspect de la pensée de Sartre situe son rôle dans la phénoménologie là où se situe celui de Kurt Gödel dans les mathématiques. Ils révèlent l’aspect incomplet de leur discours fondateur. Je me suis servi de cette idée dans mon livre Fanon and the Crisis of European Man : An Essay on Philosophy and the Human Sciences (Fanon et la crise de l’homme européen : essai sur la philosophie et les sciences humaines) pour défendre l’idée de l’aspect postcolonial de la phénoménologie. Là où la colonisation se produit au niveau épistémologique, même la méthode doit être soumise à une telle critique.

Le racisme anti-noir n’est cependant pas la seule préoccupation de la philosophie existentielle noire. Celle-ci se soucie aussi de la complexité inhérente au fait de s’appuyer sur des idées se rapportant à des communautés que l’on désigne comme noires, qui, pour la plupart, sont des communautés africaines mais qui incluent aussi des populations indiennes, ou aborigènes d’Australie, indigènes. Sur ce point, la pensée de Sartre est proche des réflexions de W. E. B. Du Bois sur l’étude de populations dont l’existence a été traitée dans le monde moderne comme un problème. Nous devons étudier leurs problèmes au lieu de faire de ces populations des problèmes. L’argument de Du Bois accentue celui de Sartre sur la mauvaise foi.

J’aimerais conclure par quelques considérations sur le blues. Le blues, qui est la base du jazz et de la plus grande partie de la musique populaire du XXe siècle, est fondé sur une perception qui est dans l’axe de la discussion que faisait Nietzsche de la tragédie grecque antique. Nietzsche soutenait que la tragédie se chargeait de la souffrance de la vie dans sa terreur et son absurdité authentiques. Ce faisant, la tragédie autorisait une affirmation adulte de la vie, puisqu’elle regardait la réalité comme nulle. Le blues propose la souffrance avec des retournements, des rebondissements ironiques qui mènent à la responsabilité adulte. Il y a de la sagesse à comprendre que la vie est injuste, qu’il n’y a pas de valeurs matérielles qui nous attendent pour nous réconforter dans un nid dans lequel nous pourrions demeurer éternellement enfants. Grandir est un idéal douloureux. Nos attachements sont souvent source de peine, et nous nous libérons beaucoup en découvrant tout ce à quoi au cours de la vie nous devons renoncer. Il nous faut apprendre, nous dit le blues, à rire afin que nous puissions faire face, mais aussi à pleurer afin que nous puissions voir et être à même d’agir. L’amour que portait Sartre au jazz, produit de la musique de blues, était lié à sa détermination à profiter de la vie tout en reconnaissant les douleurs qu’elle comportait. Alors qu’approche le centième anniversaire de sa naissance, approche aussi le vingt-cinquième anniversaire de sa mort. Comme dans le blues, il y a dans ces dates matière à célébration et à lamentation.

J’ai été absolument ravi lorsqu’Arlette Elkaïm-Sartre, sa fille adoptive, m’a donné la permission de faire traduire par T. Denean Sharpley-Whiting l’article de Sartre paru dans Le Figaro et de l’inclure dans mon anthologie de la philosophie existentielle noire. Je sais que lui aussi aurait été fier de se trouver inclus dans un tel livre. Sartre était peut-être Blanc de naissance, mais jamais il n’eut peur d’exister en Noir.

La plupart des ouvrages de Sartre auxquels je fais référence sont bien connus et faciles à se procurer ; on peut trouver les travaux des autres auteurs dans les anthologies suivantes, et les références complètes de ceux qui ne sont pas inclus dans ces anthologies se trouvent dans les bibliographies qui accompagnent celles-ci.

(Traduit de l’anglais par Florence Perronin.)

Notes

Jeu de mots intraduisible, queer signifiant aussi bien homosexuel que bizarre (N.d.T.).