SAVOIR ET ENQUÊTER

 

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Savoir et enquêter

par Pascal Engel

23 juillet 2019

Savoir, c’est avoir dans son esprit des informations qui ont un statut privilégié, celui d’être fondées sur des raisons ou des justifications stables. Mais ces informations, il a bien fallu qu’on les acquière, et l’on peut aussi les perdre et en acquérir d’autres. À partir de la Renaissance, l’idéal du savoir basé sur des fondements certains et sur l’autorité a été battu en brèche, et souvent remplacé par celui de l’enquête, avancé par les empiristes au nom du progrès de la science. Aujourd’hui, c’est l’image dominante : le savoir est en flux, il est recherche en perpétuelle révision. Mais faut-il vraiment céder à cette conception dynamique ? Ce que l’on sait n’est-il pas avant tout ce que l’on sait déjà, avant d’être ce qu’on pourrait savoir ou cesser de savoir ?

À partir de la Renaissance, nombre de savants et de philosophes, comme Montaigne et Bacon, privilégièrent le genre de l’essai par rapport à celui du traité. Il ne s’agissait plus, comme aux temps scolastiques, de représenter le savoir comme certain et achevé, mais de voir en quoi il progresse, ou même, chez les sceptiques, combien il est fragile et changeant. Quand, au XVIIIesiècle, des livres portèrent des titres comme l’Enquête sur l’entendement humain de David Hume ou l’Enquête sur l’esprit humain de Thomas Reid, le message devint plus clair encore : savoir, ce n’est pas posséder un ensemble de vérités établies et immuables, mais s’engager dans une recherche, où ce que l’on sait peut être amplifié, révisé et même annulé. Le savoir n’était plus la propriété de quelques savants mais de tout le monde, de l’homme du commun, du moment qu’il se livre à l’enquête.

L’idée du savoir comme enquête est propre à l’empirisme : on ne part pas de principes innés ou  a priori, on développe la connaissance au fur et à mesure qu’elle s’apprend, et personne ne peut décider à tel moment qui sait et qui ne sait pas. Les empiristes entendent bien fonder le savoir sur la sensation et l’expérience, et ils placent la certitude dans le sensible. Mais pour eux la connaissance est apprentissage, processus, révision par l’expérience. C’est pourquoi ils aiment à dire qu’ils font des enquêtes et des recherches, sur l’esprit, sur la morale, ou sur la richesse des nations. Hume fait un Traité de la nature humaine, mais il entend y appliquer la méthode expérimentale scientifique aux sujets moraux, c’est-à-dire à l’esprit humain. Le rationaliste Descartes se livre bien à une enquête dans ses Méditations, mais elle est tout sauf empirique : il ne s’agit pas d’observer son esprit, mais de donner des principes absolument certains et infaillibles sur lesquels fonder la science. Le modèle empiriste est tout autre : les principes de l’esprit sont naturels, et aucune certitude n’est à l’abri des révisions.

 

L’opposition entre le modèle rationaliste du savoir et le modèle empiriste a sa contrepartie dans l’univers du roman. Que l’on compare, par exemple, d’une part les attitudes et les aspirations des personnages de La princesse de Clèvesou de Manon Lescaut, et d’autre part celles de romans d’apprentissage comme Tom Jones ou Gil Blas, y compris ceux de Jane Austen et de George Eliot, et encore plus les romans d’éducation comme Wilhelm Meister ou même L’éducation sentimentale. Dans les premiers, les personnages obéissent à des aspirations et à des idéaux (quitte à les voir bafoués, comme chez l’abbé Prévost) et ils manifestent des sentiments stables et des caractères constants, alors que dans les seconds les caractères évoluent en fonction des circonstances sociales et des rencontres. La Emma de Jane Austen était tout infatuée d’elle-même, mais elle apprend de ses échecs.

Mais quelle est exactement la part de ce que les personnages de ces romans savent déjà et de ce qu’ils apprennent ? Les héros empiristes comme Tom Jones, et surtout ceux de Defoe, comme Robinson Crusoé ou Moll Flanders, ne partent pas d’une tabula rasa, et il n’y a pas un personnage de Jane Austen ou de George Eliot qui n’ait, avant d’entrer dans le petit monde où il évolue, un savoir de base important. Le plus grand roman épistémologique contemporain, Ce que savait Maisie, d’Henry James, combine les deux perspectives. Quand ses parents se séparent, Maisie ne sait ni ne comprend grand-chose au monde des adultes. Mais quand elle est passée par toutes les humiliations et les vilénies auxquelles elle a assisté, elle sait beaucoup de choses, même si elle ne les dit pas. Elle est passée, nous dit le narrateur, d’un âge « où toutes les histoires sont vraies et où toutes les conceptions sont des histoires », où « le réel était l’absolu, le présent seul était vivant», à un savoir réel sur le monde des adultes. À la toute fin du roman, Mrs Wix, sa gouvernante, avait toujours des raisons de s’étonner de ce que savait Maisie.

Les personnages de romans d’apprentissage sont-ils pour autant des enquêteurs, comme les détectives des romans de Poe ou de Conan Doyle ? Non, car ils se contentent de recevoir passivement le savoir qui vient à eux de l’expérience. Ils ne prennent pas une part active dans l’enquête. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, quand s’impose le modèle du détective comme savant, au service du savoir et appuyé sur la science, comme Sherlock Holmes, ou du savant enquêteur comme les héros de Jules Verne, que le roman devient vraiment enquête. L’enquête n’est plus seulement un voyage où le personnage apprend au fil de ses rencontres. Elle devient sollicitation, épreuve et expérimentation de la nature. Le roman expérimental à la Zola est une enquête sociale, tout comme Bouvard et Pécuchet nous présente une sorte d’enquête scientifique à l’envers, faite par des savants ratés, qui sont des sortes d’Auguste Comte à l’envers, qui, dès qu’ils atteignent l’ordre et le progrès, les convertissent en chaos et en régression.

 

Pourtant, la véritable philosophie de l’enquête n’est pas tant l’empirisme que le pragmatisme. Charles Sanders Peirce, son fondateur, rejette la quête cartésienne de la certitude et du fondement. Il définit la croyance comme disposition à agir, et le savoir comme un processus  permanent de révision et de fixation des croyances qui, une fois les aiguillons du doute écartés, conduira, par la voie scientifique à la vérité à « la fin de l’enquête », état idéal que l’on n’atteindra peut-être jamais mais qui en est l’horizon ultime.

Ce qui constitue l’originalité de la conception pragmatiste de l’enquête par rapport à celle de l’empirisme classique, c’est l’insistance de ses promoteurs sur la dimension temporelle du savoir et sur son caractère actif et collectif. Le savoir n’est pas basé sur un socle, il est un flux, qui reproduit à l’échelle des croyances le flux du temps et le devenir du cosmos. Il est essentiellement faillible : pas de savoir sans possibilité d’erreur. Il est la propriété de tous, et tous, savants comme individus ordinaires, y contribuent au sein d’une communauté d’enquêteurs. Il n’est pas simplement observation mais action : l’enquête est une série de questions que l’on pose à la nature et auxquelles on répond, dans un contexte communautaire. On a beaucoup dit combien cette conception pragmatiste de l’enquête est en harmonie non seulement avec la vision darwinienne du monde et l’esprit scientifique mais aussi avec l’esprit américain. Tout le monde peut savoir, et sait, dans une société démocratique, qui n’est pas fondée sur des principes immuables, mais sur l’expérience, et qui doit changer au fur et à mesure qu’elle rencontre des obstacles et les dépasse. Nul philosophe plus que Dewey n’a insisté sur ces thèmes et popularisé cette conception dynamique du savoir, dans tous les domaines, de la politique à l’éducation.

Le pragmatisme semblait être, au début du XXe siècle, la philosophie de l’âge de la science et de la technique, qui consacrait la ruine de tout ce qu’il pouvait y avoir encore de médiéval dans nos conceptions de l’éducation, de l’université et du pouvoir politique. Curieusement, maintenant que nous avons appris, bien plus que les hommes d’il y a un siècle, à nous méfier de la science et de la technique, et que nous avons des doutes sur les pouvoirs de la raison et d’un savoir fondé sur des principes, le pragmatisme nous séduit encore. Mais ce n’est plus parce qu’il nous propose, comme Peirce, une image  de l’enquête inspirée de celle de la science. Le pragmatisme du XXIe siècle ne se veut plus scientifique, mais créatif, expérimental, tourné vers les valeurs de l’action plutôt que celles de la connaissance, vers les valeurs de la communauté et de la solidarité plutôt que celles de la vérité. Il n’est plus tant une théorie de l’enquête qu’une théorie des pratiques collectives. Il célèbre la fin des certitudes et de l’ontologie, et prône un pluralisme tous azimuts. Nulle surprise qu’il flirte à nouveau avec la religion, et qu’un postmoderne endurci comme Bruno Latour se réclame à présent du pragmatisme. Il nous explique que tout le monde à présent enquête, que la science n’est plus, comme la société, qu’un vaste réseau d’acteurs, et qu’il n’y a plus qu’une pluralité de modes d’existence, aussi bons les uns que les autres. Les poetae minores n’hésitent pas à proclamer qu’entre la science et la religion les frontières sont devenues poreuses, voire se sont effacées :

« Ce qu’on dit des tables, pourquoi ne le dirait-on pas des anges ? Certes, ils n’existent pas comme l’azote du chimiste, mais la question est de savoir si l’on dispose de procédures régulières, partageables, pour en vérifier en telle ou telle occasion la présence ou l’absence. Or les religions en proposent. Et qui niera qu’elles ont des contraintes rigoureuses ? » [1]

Les néo-pragmatistes sont mûrs pour la bigoterie. Si la valeur des croyances est leur utilité et non pas leur vérité, pas étonnant qu’il vaille mieux croire aux anges qu’aux quarks. Comme toujours en France, on a tendu à la radicalisation et à la surenchère et l’on a préféré l’eau du bain au bébé : là où le pragmatisme classique mettait l’accent sur la révisabilité des croyances, les néo-pragmatistes mettent l’accent sur la révision radicale de toutes les certitudes et sur l’avènement du règne de l’incertitude. Là où Peirce et James mettaient l’accent sur le rôle de l’action dans la connaissance, les contemporains viennent nous dire que toute connaissance est action, et que les valeurs théoriques doivent céder le pas aux valeurs pratiques. Cherchez l’erreur.

 

L’erreur est venue d’une confusion endémique au sein du pragmatisme entre le savoir et l’enquête, qui va de pair avec une confusion entre le faillibilisme et l’affirmation de l’inquiétude radicale dans le savoir. Si le faillibilisme est pris au pied de la lettre, il est la thèse selon laquelle toute croyance tenue à un moment pour vraie est susceptible de devenir fausse, et que tout savoir est susceptible d’être défait. En d’autres termes, si le faillibilisme est vrai, il est parfaitement possible de dire « Je sais que P, mais P pourrait être faux » ou « Je sais que P, mais je pourrais me tromper ». Mais c’est contradictoire, ou cela revient à admettre que la notion ordinaire de savoir est incohérente : si l’on sait que P, nécessairement P est vrai. « Je sais que la cathédrale de Cologne a deux flèches, mais elle n’a pas deux flèches » est une absurdité. Ce qui est correct en revanche est de dire : «  Je sais que P, mais P pourrait devenir faux » ou « Je sais que P mais je pourrais découvrir que je me suis trompé ».

Nos théories peuvent se révéler fausses. Mais une chose est de dire que nos croyances et nos théories pourraient être fausses, ce qui est de bonne méthodologie scientifique, autre chose est de dire que quand on sait, et au moment même où l’on sait, on pourrait se tromper, ce qui est une absurdité. Une chose est de dire que l’on n’est jamais absolument certain, et autre chose de dire que tout savoir doit être systématiquement corrigé et qu’il n’y a pas de certitude du tout. Au contraire, il y a des certitudes, et il y a du savoir. Les propositions logiques et mathématiques au moins ont un titre à être certaines (quoi qu’en pensent des empiristes comme Quine). Le savoir n’est pas non plus la certitude : on peut être certain, subjectivement, et ne pas savoir, mais on peut aussi être incertain, mais savoir. Il y a un savoir que l’enquête ne met pas en doute, celui qui nous est donné par nos dispositions cognitives, qui forment une compétence tacite. L’enquête est nécessairement réflexive, alors que le savoir tacite ne l’est pas. En d’autres termes, le savoir ne se réduit pas à l’enquête. Et l’enquête a besoin d’un savoir antérieur, en large part inné. On ne peut donc pas rejeter totalement le modèle cartésien.

Un pragmatisme conséquent ne peut pas avoir une conception primesautière, batifolante et frivole de l’enquête. Une enquête, quelle qu’elle soit – ordinaire (chercher ses lunettes), scientifique (chercher une exo-planète), policière (chercher l’assassin), philosophique (chercher quels concepts utiliser) –, doit partir de quelque part. Ses bases, même si on peut les corriger, doivent être solides. Les croyances auxquelles elle parvient dans son cours doivent être révisables, mais elles doivent être stables. Jamais un pragmatiste comme Peirce n’a soutenu, comme les pragmatistes révolutionnaires d’aujourd’hui, que l’on pouvait, et devait, changer toutes nos croyances au gré des circonstances. Ils ont seulement dit que l’on ne pouvait pas supposer qu’il y a une classe de croyances indubitables, et surtout que, si l’on devait changer ses croyances, cela devait être pour de bonnes raisons. Nos croyances peuvent ne pas être infaillibles, mais les principes de révision des croyances doivent pouvoir eux-mêmes être invariants et certains [2].

C’est le propre des inférences que l’on dit « ampliatives », qui augmentent nos connaissances, comme celles de l’induction et de l’abduction, que Peirce a mises au fronton de la science : on constate un fait surprenant, et on fait l’hypothèse que, si telle ou telle proposition était vraie, alors ce fait serait expliqué (par exemple Le Verrier fait l’hypothèse que s’il y avait une autre planète dans le système solaire cela expliquerait la déviation des orbites de Neptune). Mais c’est aussi le propre des principes logiques de base, comme le principe de contradiction et les lois de la logique. C’est le propre des normes épistémiques, comme celle qui veut qu’on croie en fonction de données et de preuves. Même d’après les critères pragmatistes, rejeter ces principes d’inférence scientifique aurait un coût épistémique très lourd. On présente souvent, surtout depuis Bacon, le savant comme un curieux des choses de la nature, prêt à enquêter sur tout ce qui l’étonne. Mais s’il y a une curiosité féconde, il y aussi une curiosité oiseuse, comme celle de ce caractère de La Bruyère qui se passionne pour toutes les variétés de tulipes, ou celles des dandys et des séducteurs (y compris la collectionneuse de Rohmer) qui papillonnent d’objet en objet, d’amant en amant. L’enquête est régie par des règles de curiosité sérieuse. Elle a en réalité autant de principes que les règles cartésiennes pour la direction de l’esprit.

Il est donc faux d’opposer, comme on pourrait être tenté de le faire par une lecture superficielle de l’histoire de la philosophie, la conception d’un savoir conforme aux principes scolastiques et celle d’un savoir empiriste, incarné dans l’enquête. Il est faux de réduire le savoir à l’enquête, comme tendent à le faire les pragmatistes. Il n’y a pas d’enquête sans savoir, et le savoir est le but et le principe de l’enquête.

 
  1. Patrice Maniglier, « Qui a peur de Bruno Latour ? », Le Monde, 21 sept. 2012.
  2. Aucun philosophe n’a mieux étudié ces principes qu’Isaac Levi : voir, par exemple, Pr