Survivre sans contact ?

Dans Éthique du grand âge et de la dépendance (2020), pages 117 à 127

Mis en ligne sur Cairn.info le 31/01/2022

  

Les mois qui viennent de s’écouler nous auront fait mesurer à quel point notre rapport au monde et aux autres ne passe pas seulement par le langage mais aussi par les sens et par la perception, à l’image de ce duo que formaient le directeur de la santé et son interprète, que nous retrouvions rituellement chaque soir à la télévision, lors de ce désespérant comptage des victimes de la Covid-19 : d’un côté, l’aisance professionnelle mais, il faut l’avouer, un peu glaciale, autorisée par le langage naturel ou par ce que Condillac eût appelé les « signes d’institution », de l’autre, ces gestes infiniment complexes et touchants, mais de toute évidence aussi, épuisants, rendus possibles par ce langage des signes de l’interprète, s’apparentant davantage à un « langage d’action ». Le recours forcé au masque, les gestes barrière imposés, le port conseillé de gants, l’attention à porter aux poignées de porte ou d’ascenseur, le paiement sans contact, l’obligation de compter davantage pour nos activités sur le virtuel que sur le présentiel nous auront mis face à l’ampleur des nouvelles contraintes et des possibles empiétements de notre espace perceptif intrapersonnel et social. Nous sommes tous devenus des experts en proxémique, et les textes de Edward T. Hall ou de Erving Goffman sont revenus faire un tour sur nos tables de chevet.

De là à soutenir, comme certains, que ces intrusions auraient fait de notre espace vital, que nous avons certes dû, pour mieux nous protéger, réguler quitte à accepter, temporairement, d’être suivis à la trace par telle ou telle application, un espace de « biopouvoir », de contrôle et de surveillance intolérable… J’ai pour ma part du mal à accorder crédit aussi bien au concept qu’à la chose. Il suffit du reste de voir avec quelle rapidité, à peine lancé le signal du déconfinement, nombre de « Gaulois réfractaires » – ce que nous sommes tous, pour la plupart – se sont empressés de s’égailler dans la nature, de mettre bas le masque et de se regrouper sans beaucoup se soucier des gestes barrière pourtant toujours en vigueur, pour être rassuré sur ce point : non, notre espace social est loin d’être devenu un espace de surveillance et de punition des corps, encore moins des esprits.

En revanche, et c’est, je crois, le sens de ce qui nous réunit aujourd’hui et qui donne tellement raison aux travaux que nous avions menés avant la pandémie dans le cadre de la fondation Partage & Vie, l’expérience que nous venons de vivre – et qui n’est sans doute pas derrière nous – aura permis de mesurer à quel point des consignes qui, pour tout un chacun, ne relèvent guère au fond que d’une gêne relative, et souhaitons-le, provisoire, peuvent devenir problématiques, voire vitales, dès lors qu’elles touchent des personnes souffrant d’un handicap, ainsi que, naturellement, les personnes âgées et, parmi elles, les résidents d’Ehpad qui paient, depuis le début, un si lourd tribut à la maladie, et sur lesquelles, à l’initiative de Roger-Pol Droit, certains d’entre nous avions attiré l’attention des pouvoirs publics, avant même que nous ayons à comptabiliser autant de victimes [1]. Ainsi, j’ai encore en mémoire la réaction d’un sourd faisant observer que le port du masque allait considérablement aggraver son quotidien, habitué qu’il était à lire sur les lèvres. Mais que dire, bien sûr, des patients et soignants en Ehpad, pour qui la pratique quotidienne des soins à donner et à recevoir implique un contact tactile immédiat : comment se redresser dans son lit, se lever, se laver, tenir son verre, sans s’appuyer sur les gestes d’une personne aidante ? Comment dès lors se protéger et protéger l’autre ? Foin de proxémique subtile ici et de « niveaux » de distanciation (intime, personnelle, sociale, publique, pour reprendre les quatre niveaux distingués par Hall). La notion même de distance physique plus ou moins bonne, bientôt mesurée au centimètre près, n’a plus de sens. Quant au noli me tangere, il fait un peu figure d’exhortation à la délicatesse réservée pour l’essentiel aux bien-portants. Comment encore continuer à vivre, ou simplement survivre – puisque cela, on ne le sait que trop, aura duré un certain temps – sans qu’il soit possible d’avoir un contact autre que virtuel avec l’entourage intime et familial, sans voir sourire ses proches, sans éprouver la chaleur de leurs baisers ou de leurs caresses ?

Sans doute est-ce cette accumulation de pertes de contact, du toucher physique aux contacts humains en tout genre, rendus désormais impossibles du fait des mesures sanitaires, y compris jusqu’à leur dernier « souffle », pour les personnes qui, bien trop nombreuses, auront dû, seules, affronter la mort, c’est cela, qui, je crois, rend ce moment particulièrement insupportable et sur lequel il nous faut réfléchir et tenter d’apporter quelques réponses, a fortiori, si la situation devait se prolonger.

Or s’agissant du toucher, on sait toute l’importance, pour la constitution de soi [2], mais pas seulement, de celui-ci parmi les autres sens. Platon, Aristote n’ont eu de cesse de le rappeler, et à leur suite, Pierre de Jean Olivi, Thomas d’Aquin, Descartes, Berkeley, et tant d’autres. En effet, de tous les sens, le toucher est, semble-t-il, le seul qui fasse connaître et l’objet extérieur à l’origine de la sensation et l’impression sensible qui y correspond : quand on touche la pointe d’une aiguille, on découvre dans le même temps qu’elle est pointue (propriété objective) et que l’aiguille pique (sous le coup de la douleur subjective que l’on ressent). Le toucher ne donne sans doute pas une connaissance pleine de l’âme, mais il donne à chacun, par un sentiment réflexif immédiat ou intime, la certitude de son existence [3]. Il donne aussi la certitude de la réalité environnante. C’est cette bipolarité subjective et objective du toucher qui semble le distinguer de tous les autres sens. D’où la confiance aveugle, d’ailleurs, que nous lui accordons. Ne sont réels que les objets palpables, ceux que nous tenons en main. On exige des preuves « tangibles », on demande à être pincé pour être sûr de ne pas rêver. Se cogner contre un réverbère ôte tout doute à l’idéaliste, comme le notait Berkeley si attentif à souligner, dans sa Nouvelle Théorie de la vision, la prééminence des idées tactiles (plus stables, plus directement liées aussi à nos sensations de plaisir et de peine, et plus informatives) sur les idées visuelles. Le toucher, dira à sa suite Condillac, dans son Traité des sensations est « le seul sens qui juge par lui-même des objets extérieurs ». De même Buffon dans son Histoire naturelle, ou Kant qui rappellera dans son Anthropologie d’un point de vue pragmatique que « ce sens est le seul qui contribue à la perception externe immédiate », ce pourquoi « il est aussi le plus important et celui qui nous apporte les enseignements les plus sûrs. » Dans la même veine, Maine de Biran verra dans le toucher « les signes de la langue mère ou primitive, au moyen de laquelle une nature extérieure s’annonce ou se fait entendre ». On trouverait dans la philosophie contemporaine maintes traces de cette croyance en une plus grande objectivité du toucher. La vue est peut-être plus détaillée et précise, mais elle échoue à se saisir des choses. C’est le toucher, et non la vue, qui apparaît comme le critère naturel de la réalité physique. Le plus fiable de tous, il exerce cette pression nécessaire à notre connaissance de l’indépendance existentielle du monde par rapport à nous [4].

Ce diagnostic étant posé, que suggérer pour améliorer, dès que possible, les choses ?

D’abord, comme on l’a dit, le contact, c’est le lien : Dieu merci, le droit de visite est désormais rétabli, et sur ce plan, même si cela se passe derrière une vitre, ou en respectant les gestes barrière, l’essentiel est sauf : après tout, le langage reste possible, avec les richesses inépuisables qu’il autorise non seulement pour la conversation et la communication, mais aussi pour les infinies navigations à travers tout le spectre symbolique. Auxquelles il convient d’ajouter celles que permettent les variations de l’espace plus largement sémiotique, avec toute sa gamme de signes et d’interprétants, affectifs, dynamiques, énergétiques, cette « sémiotique perceptive », si subtilement déclinée chez les Anciens, au Moyen Âge, à l’époque moderne, et encore aujourd’hui, sous l’impulsion des analyses aussi originales que fécondes menées par un Charles Sanders Peirce. Il serait urgent d’explorer plus avant cette sémiotique, pour mieux ancrer notre rapport au monde, ce rapport dont les récents tournants (linguistique, puis cognitif notamment) ont contribué à faire oublier que s’il passe certes par notre esprit, c’est par un esprit qui perçoit et qui agit au moins autant qu’il ne représente[5]. Toutefois, sur ce plan, la personne âgée se trouve, ni plus ni moins sans doute que tout un chacun, confrontée à l’apprentissage d’une nouvelle socialité, sinon sans corps, du moins à distance, protégée par des écrans, mais dont il est trop tôt pour dire si elle imposera vraiment de nouvelles règles de civilité ou se traduira simplement par la redécouverte d’usages anciens dont on a peut-être un peu vite oublié qu’ils pouvaient être vertueux. Il n’empêche : on sait, notamment depuis les travaux de John Bowlby, l’importance de la sécurité affective, de la tendresse et des caresses, et plus particulièrement à certains âges de la vie ; ce pourquoi il est fondamental d’exiger à tout le moins, pour les personnes âgées, les visites, si nécessaires pour le respect des « attachements ».

Mais il importe aussi de rappeler à quel point, dans l’espace sensible lui-même, on doit veiller à maintenir la qualité du toucher. Pour les raisons que j’ai évoquées, et que la tradition spiritualiste et phénoménologique française, comme l’avait rappelé Jacques Derrida dans son livre sur Le Toucher consacré à Jean-Luc Nancy [6], de Condillac à Bergson, en passant par Maine de Biran, Ravaisson, Husserl, Merleau-Ponty, ou Levinas a élégamment magnifiées, mais aussi pour d’autres raisons, moins métaphoriques, sur lesquelles les travaux récents menés notamment sur la neurophysiologie de l’action, sur le mouvement, sur la proprioception, comme ceux du regretté Marc Jeannerod (relisons Le Cerveau volontaire[7]) ont permis d’apporter un éclairage encore insuffisamment exploité. Sans doute le toucher se définit-il par la relation privilégiée qu’il entretient avec notre corps, soit en vertu d’une conscience préalable de ce corps qui nous fait percevoir tactilement le monde extérieur, soit en vertu d’une heureuse congruence spatiale entre les objets de notre conscience corporelle et notre perception tactile. Mais l’on ne saurait trop sous-estimer la valeur également sensori-motrice, active et intentionnelle (avec ses sensibles propres et primaires) et donc proprement cognitive de cette modalité à bien des égards « impalpable » qu’est le toucher, laquelle ne se résume certainement pas au contact physique avec tel ou tel organe ni avec une peau nue [8].

Enfin, je voudrais terminer en rappelant deux choses que notait déjà Aristote dans le Traité de l’âme. La première est que, à la différence de la vue, de l’ouïe, ou de l’odorat (également malmené par la Covid-19), « le goût, lui aussi, se présente comme une sorte de toucher, parce qu’il porte sur la nourriture ». Or « la nourriture, c’est le corps qu’on peut toucher. Le son, en revanche, la couleur et l’odeur ne servent pas de nourriture et ne produisent ni croissance ni dépérissement. Par conséquent, le goût constitue nécessairement une sorte de toucher, parce qu’il est la sensation du tangible qui peut faire office d’aliment » (434a). Tandis que les autres sens ont pour but « le bien être », sans le respect du toucher, il sera impossible à l’animal d’assurer sa conservation [9]. Ce pourquoi, apporter tout son soin aux aliments servis est nécessaire et non superflu. En second lieu, « sans le toucher, il est exclu que l’animal possède aucun autre sens, puisque tout corps a la faculté de tact, s’il est animé » (435a). À quoi il faut ajouter qu’il représente comme « un équilibre de toutes les qualités tactiles », ce pourquoi – et cela vaut tout particulièrement en situation de fragilité et de vulnérabilité, comme l’est, sur tant de plans, le grand âge – « l’excès de tout sensible » supprimant l’organe sensoriel, « l’excès d’intensité des tangibles ne détruit pas seulement l’organe sensoriel, mais aussi l’animal, parce que c’est l’unique sens qu’il soit nécessaire aux animaux de posséder », et que c’est donc par lui que « se trouve définie la vie ».

Nous devons en permanence nous en souvenir.

Notes

Le texte de cette tribune figure en annexe, p. 367.

Sur ce « toucher intérieur » par lequel nous nous sentons nous-mêmes, voir D. Heller-Roazen, Une archéologie du toucher, trad. P. Chemla, Paris, Seuil, 2011.

Voir S. Bobillier, Éthique et personne : la volonté et le choix du mal dans la pensée de Pierre de Jean Olivi (1248-1298), thèse soutenue le 17 janvier 2017, p. 127-128 [https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01441709/document]. À paraître en octobre 2020, L’Éthique de la personne. Liberté, autonomie et conscience dans la pensée de Pierre de Jean Olivi, Paris, Vrin.

Je vous renvoie sur tous ces points et pour les références aux textes classiques mais aussi aux textes les plus contemporains, à l’analyse détaillée menée par Olivier Massin, dans L’objectivité du toucherMétaphysique et perception, thèse de doctorat, université d’Aix-Marseille, 2010 [https://www.academia.edu/3010474/Lobjectivit%C3%A9_du_toucher].

Voir les cours que j’ai récemment donnés au Collège de France visant à remettre à l’honneur cette si longue et si riche tradition : https://www.college-de-france.fr/site/claudine-tiercelin/course-2018-2019.htm
https://www.college-de-france.fr/site/claudine-tiercelin/course-2019-2020.htm

Ce que rappelle Jacques Derrida, dans Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000.

M. Jeannerod, Le Cerveau volontaire, Paris, Odile Jacob, 2009, ou encore L’Homme sans visage et autres récits de neurologie quotidienne, Paris, Odile Jacob, 2007.

Voir pour un bon résumé des enjeux contemporains que pose le toucher, F. de Vignemont, O. Massin « Touch », in M. Matthen (éd.), The Oxford Handbook of the Philosophy of Perception, Oxford University Press, 2015, p 294-311.

Voir aussi J. Derrida, Le Toucherop. cit., p. 61. Je reprends la traduction de R. Bodeus : Aristote, Œuvres complètes, éd. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 2014, p. 1038-1040.

 

 

  

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