« Taylor Swift illustre le pouvoir politique de la culture populaire par le caractère explicitement moral de son soutien à Kamala Harris »

Sandra Laugier est professeure de philosophie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Elle a dirigé l’ouvrage collectif « Les Séries. Laboratoires d’éveil politique » (CNRS Ed., 2023).

Tribune . Le Monde 18/09/24

 

Si son engagement n’est pas une surprise, le moment, la tonalité et la thématique du message de la star en font un geste politique particulier, qui témoigne d’une mutation du rôle de la culture populaire, explique la philosophe Sandra Laugier dans une tribune au « Monde ».

Depuis le lancement de la campagne présidentielle aux Etats-Unis, on s’attendait à un soutien de la superstar mondiale Taylor Swift à la candidature démocrate. L’annonce, juste à la fin du débat qui a opposé, mardi 10 septembre, la vice-présidente Kamala Harris à l’ex-président Donald Trump, n’est pas une surprise : mais le timing, la tonalité et la thématique en font un geste politique particulier. Son post Instagram dépasse largement les engagements rituels d’Hollywood aux côtés des candidats démocrates : « Je vote pour Kamala Harris parce qu’elle se bat pour les droits et les causes qui exigent une guerrière pour les défendre. »

Par le caractère explicitement moral de son soutien, Taylor Swift illustre désormais le pouvoir politique de la culture populaire, trop souvent décriée en France, dont le rôle est de transmettre des valeurs partageables et mobilisatrices que les politiques ont bien du mal à incarner. Il ne s’agit pas d’être un modèle à suivre – elle indique seulement ce qu’elle va faire –, mais de faire et de donner confiance aux jeunes électeurs. Elle a exhorté ses fans à s’inscrire sur les listes électorales à un moment crucial, ciblant un électorat que les démocrates peinent à faire voter.

Ce positionnement se différencie de celui des « personnalités » qui affichent régulièrement leur soutien à des candidats démocrates : en 2016, Beyoncé, Salma Hayek, Lena Dunham, George Clooney, Robert De Niro, Meryl Streep, Pharrell Williams et bien d’autres avaient apporté leur caution à Hillary Clinton contre Donald Trump. A l’époque, il s’agissait d’utiliser à la fois un statut de star et une supériorité morale, dans la tradition d’une alliance de bon goût des démocrates privilégiés et du milieu mythique d’Hollywood. Ce qui s’était retourné alors contre Hillary Clinton, perçue injustement comme bourgeoise élitiste méprisant les « white trash » [« raclures blanches »] de Trump.

Rôle assumé

Taylor Swift a (parmi d’autres) soutenu Joe Biden en 2020. Mais, quatre ans après, son post et sa signature sarcastique – « Taylor Swift, Childless Cat Lady », référence aux propos, en 2021, du vice-candidat réactionnaire J. D. Vance sur les démocrates « femmes à chat sans enfants » – signalent un changement d’échelle, une mutation du rôle politique de la culture populaire. Il ne s’agit pas de vedettes individuelles apportant leur belle caution en surplomb, mais d’un empowerment [« responsabilisation »] de leurs publics ; la reconnaissance d’un champ culturel qui ne se réduit pas à ses stars ou à ses produits mondialisés, mais joue un rôle-clé (au cinéma, dans la chanson, les séries, la mode et le sport) dans la promotion et l’expression des valeurs portées par la candidate Harris.

Bien sûr, on peut espérer que Kamala Harris, avec le post de Taylor Swift, engrange les voix supplémentaires qui pourraient la mener à une victoire tant espérée – tout comme le soutien d’Oprah Winfrey avait joué dans la victoire de Barack Obama à la primaire démocrate en 2008 (où Harris avait alors été un de ses premiers soutiens). Mais ce sont des phénomènes peu calculables, et marginaux.

Ce qui importe ici est le rôle enfin assumé de la culture populaire dans la politique. Car le potentiel de la culture populaire comme ressource et lieu d’invention autonome est souvent ignoré et dévalué. Les industries culturelles sont souvent conçues en France comme divertissement sans valeur théorique ou politique, que les critiques saisissent toute occasion de dénigrer.

Il aura fallu le choc esthétique et démocratique des cérémonies des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 pour qu’apparaissent au grand jour la puissance politique du bouillonnement créatif de ces formes culturelles et leur entrelacement avec la création contemporaine. Il aura fallu les Jeux eux-mêmes, fertiles en moments d’intensité morale, d’émotions d’égalité et de dignité, pour que le sport comme culture populaire mondialisée soit soudain devenu emblématique de la dimension morale du populaire.

Valeurs de « care »

La popularité de Kamala Harris est inscrite dans cette dimension culturelle et elle en joue sur les réseaux, utilisant tous les ressorts de la culture pop – mèmes, danses, voire vidéos de cuisine. Toujours en inversion radicale des pseudo-« valeurs » de Trump : le racisme, le sexisme, le mépris moqueur des handicapés et des minorités sexuelles.

 

Revenons sur le timing parfait de Taylor Swift : un soutien juste après ces heures de débat où non seulement Kamala Harris a dominé Donald Trump, mais l’a fait avec un positionnement moral, allant lui serrer la main à l’arrivée, signalant constamment sa vilenie (« disgrace ») intellectuelle et politique. Tout en se fichant ouvertement de lui, assumant la personnalité politique qui l’a amenée où elle est et qu’elle a parfois refoulée ces dernières années (son côté jovial et assuré, son éclat de rire aux allégations de Trump sur les immigrés), elle a défendu et exprimé des valeurs orthogonales à celles de l’ex-président.

On a dit que Kamala Harris n’avait guère exposé de vision pour son mandat futur. Mais elle a réfuté toutes les contre-valeurs exsudées par Trump, en défendant les droits de femmes, en affichant sa préoccupation pour les vulnérables, opposant son « I care about you » (« je me soucie de vous ») au narcissisme d’un candidat toujours grotesquement préoccupé de lui-même. Sa bonne humeur rieuse contraste avec l’amertume et la violence qui émanent de la personnalité de Trump, dont témoigne encore son exploitation culpabilisatrice de ce qui pourrait être une deuxième tentative d’assassinat.

Ce sont bien ces valeurs de « care » exprimées par Kamala Harris auxquelles Taylor Swift donne son appui. Avec son colistier Tim Walz, Kamala Harris assume à la fois un changement culturel, souligné par la présence même de cette candidate (femme et racisée, comme si cela allait de soi), et un positionnement populaire, voire populiste – un terme qui ne fait pas peur aux politiques états-uniens.

Le slogan de Harris, « We are not going back », c’est-à-dire tourner la page, aller de l’avant, pourrait s’appliquer à l’histoire culturelle du présent. Elle assume ainsi avec le progressisme radical une forme de populisme, terme qui, en américain, n’est pas que péjoratif. Dans cette langue, il renvoie également à une défense du citoyen ordinaire comme porteur de valeurs et pouvoir démocratiques. Bien sûr, cela paraît difficile de défendre aujourd’hui le populisme dans sa version la plus néfaste, celle qui est associée à des tendances autoritaires voire fascisantes, Trump le premier. Mais n’oublions pas qu’Obama se revendiquait populiste et déniait ce titre à Trump, l’accusant de s’accaparer une étiquette qui ne lui revenait pas – et que Biden l’a assumé pour sa politique économique.

Accepter la puissance politique de la culture populaire nous invite à analyser notre refus du populisme. Sans tomber dans un « populisme de gauche » groupusculaire qui n’a jamais pu convaincre, ne serait-il pas temps de reconsidérer ensemble le populaire et le populisme ? Et de se demander si le rejet réflexe du populisme par la classe politique qui se veut démocratique et sa condescendance envers le populaire ne sont pas devenus des verrous pour la démocratie ?

Sandra Laugier est professeure de philosophie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Elle a dirigé l’ouvrage collectif « Les Séries. Laboratoires d’éveil politique » (CNRS Ed., 2023).