Adam Shatz : « Tenir un front antifasciste ne sera pas facile »
L’essayiste états-unien Adam Shatz publie dans Mediapart une « lettre à ses amis français de gauche » dans laquelle il liste, en partant de son expérience de l’administration Trump, cinq défis à venir pour continuer de tenir face aux assauts de l’extrême droite.
Adam Shatz
9 juillet 2024
ToutesToutes mes félicitations. Grâce au Nouveau Front populaire, vous avez évité – ou du moins retardé – une catastrophe. J’ai ressenti votre joie et votre soulagement. Et vous avez parfaitement le droit de ressentir ces émotions. Le meilleur de la France était à l’honneur dimanche soir ; profitez de cet instant.
Mais il ne faut pas oublier qu’un instant est ce qu’il est. Le Rassemblement national (RN) est découragé pour le moment, s’attendant à une vague triomphale, mais il a gagné 50 sièges et prépare déjà ses prochaines actions. Il pense sur le temps long. Le Nouveau Front populaire a émergé en quelques semaines : bravo !
Mais les architectes de l’extrême droite sont des gramsciens et, de plus, ils font preuve d’une unité et d’une discipline qui manquent particulièrement à la gauche, qui, précisément parce qu’elle est un front et non un parti, est intrinsèquement fragile. Tenir un front antifasciste, en préservant sa fragile unité sur la base de principes partagés, et face à d’intenses querelles internes, ne sera pas facile.
Ce que vous ferez l’année prochaine, ou dans trois ans, est crucial. Et les choses peuvent très mal tourner. Regardez-nous...
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Adam Shatz. © Photo Sarah Shatz
Non, nos pays ne sont pas les mêmes, nous non plus. Néanmoins, comme le disait Jean-Luc Mélenchon lors d’un meeting électoral le 5 juillet, « nous ne sommes pas identiques, mais nous sommes semblables » – d’où nos défis face à l’extrême droite.
Le premier défi est de distinguer vos ennemis et vos adversaires. Votre ennemi actuel est l’extrême droite. Vos adversaires sont les « libéraux » et les « printemps » [membres du Printemps républicain – ndlr] qui ont contribué à ouvrir la voie à l’extrême droite, en adoptant son discours et souvent ses politiques en matière d’immigration, de frontières et d’identité. Vous n’êtes pas obligés d’accepter vos adversaires, ni de leur pardonner leurs divers méfaits (que ce soit à cause de la laïcité ou du massacre à Gaza).
L’ennemi commun
Mais l’heure n’est pas à une attaque frontale. Surtout, évitez les gestes symboliques inutiles ; ceux-ci peuvent être satisfaisants, mais ils ont souvent un coût élevé. Vos énergies doivent être concentrées sur vos ennemis, en l’occurrence, votre ennemi commun : l’extrême droite aux portes du pouvoir. Et oui, je comprends la
tentation de focaliser votre colère sur le néolibéralisme et sur ceux qui ont attisé les flammes de l’extrême droite avec de fausses affirmations de symétrie entre le RN et La France insoumise (LFI).
Mais l’extrême droite est désormais votre ennemi commun. Et si jamais il arrive au pouvoir, le RN commencera par mettre au pas les médias, avec une mainmise immédiate sur la radio et la télévision publiques. Vous devez garder votre énergie pour le combattre quand il s’y mettra.
Procédez avec vigilance, détermination et une certaine humilité.
Deuxième défi : évitez les gestes auto-glorifiants. La gauche libérale américaine s’est ridiculisée en se présentant comme « la résistance », tout en affirmant que Trump et ses alliés étaient secrètement alliés à de sinistres forces étrangères, en particulier à la Russie de Poutine : comme si Trump n’était pas un produit parfait de nos pires traditions (racisme, xénophobie, maccarthysme, complotisme, vulgarité, etc.). Heureusement, vous ne savez que trop bien que le Rassemblement national représente la France dans ce qu’elle a de pire : la France de Charles Maurras et de Le Pen, du collaborationnisme et de l’agression coloniale en Algérie.
Procédez donc avec vigilance, détermination et une certaine humilité : cette dernière est particulièrement importante, car beaucoup d’électeurs de l’extrême droite sont des électeurs ordinaires qui se rebellent contre ce qu’ils vivent comme une désertion des « élites » de la capitale, contre des libéraux cosmopolites qui sont plus susceptibles de voyager à l’étranger que dans la France profonde.
Étudiez l’attrait de l’extrême droite, ne supposez pas que vous savez ce que c’est
Troisième défi : veillez à ne pas supposer que – aussi important que soit l’attrait du sectarisme – le racisme soit une explication universelle de l’attrait pour l’extrême droite. Faire comme si c’était le cas ne ferait que durcir la réaction des électeurs du Rassemblement national. Et cela vous aveuglerait sur la possibilité qu’en raison de leur hostilité envers « le système » et de l’arrogance de Macron et de ses semblables, certains électeurs racisés puissent mettre de côté leurs inquiétudes concernant le racisme et soutenir le Rassemblement national, tout comme de plus en plus d’électeurs noirs et latinos (en particulier les hommes) soutiennent désormais Trump en 2024.
Tout cela pour dire – et c’est le quatrième défi : étudiez l’attrait de l’extrême droite, ne supposez pas que vous savez ce que c’est, et surtout n’imaginez pas que cela puisse s’expliquer par une seule théorie.
Cinquième défi : continuez de lutter contre le racisme, l’intolérance, l’homophobie, l’idéologie antitrans, car ce sont des principes fondamentaux d’une gauche humaine, mais évitez de vous laisser entraîner dans des postures identitaires sectaires, car c’est le terrain sur lequel l’extrême droite – un mouvement identitaire se faisant passer pour un mouvement national – est le plus à l’aise pour combattre.
Continuez de dénoncer la guerre meurtrière menée par Israël à Gaza, mais ne tolérez pas ceux parmi vous qui flirtent avec les théories du complot sur les juifs. Même si les allégations d’antisémitisme de gauche sont exagérées et hautement idéologiques, vous ne perdez rien – en fait, vous avez seulement à gagner – en dénonçant l’antisémitisme avec autant de vigueur que vous dénonceriez l’islamophobie ou le racisme anti-Noirs. Comme le disait Susan Sontag à ses amis de la gauche américaine, soyons radicaux, mais ne soyons pas des enfants.
Surtout, rappelez-vous ce que vous avez en commun. Même si Jean-Luc Mélenchon n’a jamais été ma tasse de thé – son bonapartisme et son penchant pour Hugo Chávez m’ont pris à rebrousse-poil –, j'ai été extrêmement ému par son discours du 5 juillet, dans lequel il a déclaré au nom de tous les électeurs français, peu importe leur identité, leur race, leurs origines ethniques : « On est chez nous ! »
Comme me l’a rappelé un ami, c’était une brillante appropriation d’un chant systématiquement entonné lors des meetings de Marine Le Pen et d’autres ténors de l’extrême droite, transformant une phrase qui était un appeau pour les racistes en une expression d’affirmation universaliste. Et pour battre vos ennemis, il faut parfois les voler.
Adam Shatz
Boîte noire
Essayiste et journaliste, Adam Shatz est le rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books et collaborateur régulier de la New York Review of Books, du New Yorker et du New York Times. Il est également professeur invité au Bard College et à l’université de New York. Adam Shatz a récemment publié Frantz Fanon. Une vie en révolutions (La Découverte, 2024).
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