Y a-t-il un relativisme des formes de vie chez Wittgenstein ?

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Forme de vie et culture

On entend parfois parler du relativisme des « formes de vie » chez Wittgenstein, c’est une manière facile de le critiquer, voire de lui imputer un relativisme à la manière de Spengler dans Le Déclin de l’Occident. À première vue cependant, on ne peut attribuer au philosophe viennois qu’un banal relativisme culturel dans sa seconde philosophie. Certes, en lisant son dernier ouvrage, De la certitude, on peut discerner une tendance plus nette au relativisme qui n’a peut-être pas eu d’aboutissement en raison de la disparition du philosophe deux jours après la dernière phrase de ce livre, en 1951. Ce sera l’objet de la dernière partie de cet article. Il nous arrivera de faire ponctuellement référence au relativisme de Foucault tel qu’il est exposé, sans être vraiment assumé, dans L’Archéologie du savoir (Gallimard, 1966), comme élément de comparaison. Mais tout d’abord, qu’est-ce qu’une forme de vie – notion laissée imprécise par Wittgenstein, qu’on voit osciller dans son œuvre entre nature et culture, entre le biologique, l’éthologique et le social ? La forme de vie, ou la forme de la vie, est « ce qui doit être accepté, le donné » (Recherches philosophiques, p. 316). Comme l’a bien noté Jocelyn Benoist, la notion de forme de vie n’a rien d’un concept théorisé chez Wittgenstein [1], elle sert de concept opératoire. C’est dans la forme de vie que se scellent les accords humains, grâce en grande partie au langage et à ses jeux. La forme de vie humaine, marquée par cette possession sédimentée du langage, n’est pas celle des animaux, l’étrange forme de vie des vendeurs de bois imaginée par Wittgenstein [2], n’est pas l’Occident de l’entre-deux guerres, à ses yeux une forme de vie épuisée, en pleine décadence, en dépit, ou à cause, de sa modernité. Quelle que soit l’extension de la notion de forme de vie, issue de la philosophie allemande, et qui remonte au moins à Goethe, elle est foncièrement vitaliste. On ne la confondra pas avec la notion de « culture », présente dans les Remarques mêlées notamment, dans un sens spécifique, différent de celui que lui donne Spengler dans Le Déclin de l’Occident. Dans un projet de préface au recueil intitulé par la suite Remarques philosophiques et resté non publié de son vivant, Wittgenstein définit ce qu’est pour lui la culture, une totalité normative : « La culture est semblable à une grande organisation qui indique sa place à chacun, une place où il peut travailler dans l’esprit du tout, et où sa force puisse de la façon la plus légitime être mesurée à ses conséquences heureuses pour le tout [3]. » La culture est une « observance », elle est régie par des règles. Il y règne un principe de conservation de l’énergie, même si dans une période de non-culture (celle, selon lui, des années 1930), les forces s’éparpillent au lieu de se concentrer sur un but commun, c’est une sorte de société du spectacle avant la lettre. Alors que Spengler, que Wittgenstein avait lu, définit la culture de façon plus biologisante, comme un organisme global doté d’une âme, qui vit, se développe et meurt, avant d’être remplacée par une autre.

On le voit, la notion de forme de vie est bien plus floue que celle de culture, laquelle implique à un titre essentiel un ensemble de règles (« la culture est une observance »). Comme il pourrait exister selon le philosophe autrichien d’innombrables formes de vie humaines, il s’autorise à en imaginer plusieurs grâce à une technique de pensée : la méthode de variation ethnographique, qui élargit le champ des possibles conceptuels. Par ailleurs, dans un second temps, nous allons voir que dans De la certitude, il adhère à un holisme [4] qui surclasse le relativisme culturel banal présent dans sa seconde philosophie. La variation ethnologique s’appuie sur une philosophie des aspects qui explique comment, en faisant varier son contexte, un concept ou un problème prend un profil différent [5]. Changer son point de vue sur un problème permet de l’envisager « sous un jour entièrement nouveau », et ainsi libérer l’entendement de préjugés en faveur, ou à l’encontre, de certaines conceptions. Faire varier les aspects d’un concept en fonction du contexte ou de l’arrière-plan montre, par contraste et distanciation, que nos concepts ne sont ni les seuls ni les meilleurs possibles. Cette méthode de variation relativise modérément nos concepts. Pareille stratégie de l’imagination est bénéfique, permettant non seulement de voir nos concepts comme du dehors, mais d’en penser d’autres, à première vue inimaginables : « Car ici la vie [de ces gens] se déroulerait différemment. – Ce qui nous intéresse ne les intéresserait pas. D’autres concepts alors ne seraient plus inimaginables. Et même, c’est la seule façon dont on puisse imaginer des concepts essentiellement autres [6]. »

La variation ethnologique

La possibilité de la variation est la raison pour laquelle, dès la seconde partie des Recherches (II, XII), Wittgenstein déclare ne pas avoir besoin d’étudier l’« histoire naturelle » de l’homme ni de faire des sciences de la nature , puisque « il suffit de faire varier des faits très généraux de la nature », qui passent habituellement inaperçus, pour envisager la possibilité de concepts autres que ceux qui nous sont habituels : « Nous pouvons ainsi inventer, pour nos propres buts, quelque chose comme une histoire naturelle » (idem). L’histoire naturelle fictive donne ainsi accès à d’autres « formations conceptuelles » (Begriffsbildungen), non réelles mais envisageables, de sorte que par contraste nous comprenions mieux les nôtres. La forme que prend cette histoire naturelle qui n’en est pas une est la variation « ethnologique », qui consiste à imaginer des sociétés ou des ethnies différentes, pourvues de schèmes conceptuels plus ou moins différents des nôtres. Cette méthode produit un effet de recul : nos schèmes ne nous paraissent plus si évidents. Elle nous permet de nous déprendre de nos biais culturels et de considérer nos concepts de façon plus objective.

Ces « expériences de pensée » (terme initialement employé par Ernst Mach) sont un remède à notre ethnocentrisme spontané. On peut les mettre en parallèle avec la déstabilisation des discours qu’opère chez Foucault sa manière de contextualiser et d’historiciser ce qu’il nomme les discours. Toutefois, pour sa part, Wittgenstein ne souscrit à aucune historicisation, comme il l’explique dans les Remarques sur le « Rameau d’or » de Frazer où il répudie les « hypothèses d’évolution » (historiques) au profit d’une méthode atemporelle et structurale (agencement et présentation synoptique des faits ou des éléments de langage recueillis). Que telle situation provienne historiquement de telle autre ne l’intéresse pas du tout. Ainsi des sections coniques : on peut dire que l’ellipse provient du cercle, mais mieux vaut saisir les relations formelles qui existent entre cercle, ellipse et parabole. C’est là un point de divergence avec Foucault : là où ce dernier historicise, le philosophe viennois cherche la structure d’une situation. Sur ce point, paradoxalement, le philosophe autrichien se montre plus structuraliste que Foucault.

Wittgenstein et Spengler

Il est tout de même à souligner que Wittgenstein répudie explicitement au début des Remarques sur Frazer le relativisme fort selon lequel « Tout le monde a raison de son propre point de vue », se distinguant ainsi de tout perspectivisme, qu’il soit celui de Montaigne, de Pascal, de Leibniz [7] ou de Nietzsche. Toutes les formes de vie ne se valent d’ailleurs pas pour lui, comme en témoigne la lettre-préface des Remarques philosophiques de 1930 où il décrit la forme de vie déclinante qu’est à ses yeux la modernité occidentale, dans laquelle certaines activités, notamment artistiques et philosophiques, ou certaines valeurs, ne sont pas possibles, et où les génies ne peuvent pas s’exprimer. Cette forme de vie qui a produit Einstein et Russell est caractérisée par la perte d’aura de la philosophie (au moment même, remarquons-le, où Walter Benjamin évoque la perte d’aura de l’art, devenu art de masse) ; elle ne pourrait engendrer un Beethoven. Pareille forme de vie est frappée du sceau maudit de la modernité, qui n’est pas favorable aux âmes fortes. Cette culture, incapable de faire converger les énergies individuelles vers un but qui améliorerait le Tout, est celle de l’individualisme. L’humanité connaît un déclin en dépit ou à cause du triomphe de sa technoscience, le progrès rectiligne et linéaire n’existe pas, opinion qui se renforce chez le philosophe après la fin de la Seconde Guerre mondiale, moment auquel il est tenté par la « vision apocalyptique » de Karl Kraus [8] au vu des « ténèbres de notre temps [9] ». Si Wittgenstein a un regret, c’est de ne pas avoir vécu à l’époque romantique du Biedermeier, celle – selon lui – de Schumann.

On sent ici l’influence du Déclin de l’Occident de Spengler, au discontinuisme près entre les cultures. Les « cultures » pour Spengler étaient des entités biologiques qui vivent et meurent avant d’être remplacées par d’autres. Le « césarisme », régime dictatorial dont Spengler prédit l’avènement dès avant la Première Guerre mondiale, semble engendrer une « culture » aussi enracinée dans le biologique que la forme de vie chez Wittgenstein, de même que le nazisme (ainsi note-t-il que sous le régime nazi, l’humour avait disparu [10]). Les « cultures » de Spengler sont discontinues, et incommensurables entre elles, on peut les rapprocher, avec beaucoup de précautions, des épistémès de Foucault ou des paradigmes de Kuhn [11]. Mais tout en étant holiste (ce qui implique le plus souvent un relativisme), Wittgenstein ne croit pas que les formes de vie ou même les cultures soient discontinues ou incommensurables, au contraire il discerne entre elles des airs de famille, qu’il reproche à Spengler de ne pas avoir aperçus.

Les formes de vie primitives comme l’Écosse préhistorique qu’il évoque dans les Remarques sur Frazer, le grand anthropologue victorien, bénéficient d’un principe de charité implicite : elles sont selon lui cognitivement pénétrables, sur la base des instincts qui sont les mêmes chez nous et chez les « sauvages », et si on agence les faits pertinents pour leur trouver un ordre éclairant. Il n’y a pas de situation de traduction radicale dans une tribu étrangère qui ne donne lieu à une entente au moins partielle sur la base des comportements humains communs [12]. Rien de ce qui est humain, sauf peut-être la forme de vie nazie, n’échappe totalement à la compréhension. Mais peut-on dire que nous comprenons la manière de vendre le bois dans la parabole des vendeurs de bois ? C’est une question difficile et les commentateurs ne sont pas d’accord entre eux [13].

Autre point de comparaison entre Wittgenstein de Foucault : la philosophie occidentale est aux yeux du penseur viennois indûment absolutisée alors qu’elle est un jeu de langage au même titre que d’autres, et que les objets dont elle s’occupe sont historiquement variables, et non éternels, une critique qui était déjà celle de Dewey. Il n’y a donc pas lieu de la fétichiser et d’hypostasier ses objets pour les rendre éternels. Foucault lui aussi « cherche à éviter les objets éternels de la philosophie en procédant à leur historicisation radicale [14] ». Wittgenstein s’attache à déconstruire comme Dewey ces objets hypostasiés [15], le platonisme étant très souvent sa cible, même s’il est rarement nommé. Pratiquant chacun un certain immanentisme, Foucault, Dewey et Wittgenstein, si différents qu’ils soient, partagent le même rejet des entités idéales.

Soulignons le fait que le philosophe austro-anglais présente la forme de vie comme le milieu vital de nos conceptualisations, et la vie comme un flux ou un grouillement. Nos concepts baignent dans ce milieu comme dans un liquide nourricier [16]. Cette sorte de « vitalisme » le rapproche de Goethe, mais surtout de Spengler qui considère les cultures comme des êtres vivants, pourvus également d’une « âme ». Par ailleurs, Wittgenstein adopte une attitude fataliste vis-à-vis des formes de vie : elles sont là et nous n’y pouvons rien. Elles constituent un phénomène global et foncier, le « donné » que nous devons accepter et qui nous permet de nous accorder entre nous, ces accords s’effectuant selon lui, non dans les opinions, mais dans la forme de vie (Recherches, § 241). Ce « donné » impose ses contraintes aux yeux d’un Wittgenstein résigné : « Ma vie consiste en ce qu’il y a beaucoup de choses que je me contente d’accepter », écrit-il dans De la certitude à propos des certitudes élémentaires que nous partageons tous (§ 344). Il exprime le même sentiment de fatalité vis-à-vis des jeux de langage, qui échappent à la dualité raisonnable/non raisonnable : « Pas raisonnable (ou déraisonnable). Il [le jeu de langage] est là – comme notre vie » (§ 559). Spengler est encore plus fataliste, croyant au destin aveugle qui mène l’humanité à sa perte. Il y a chez lui un culte de l’endurcissement stoïque et de l’amor fati, valorisant, comme Nietzsche, l’aptitude à souffrir. Mais Spengler soutient la thèse de l’étanchéité des cultures, chaque culture parlant son langage (intraduisible), adhérant ainsi à un relativisme généralisé. Wittgenstein soutient de son côté que Spengler aurait dû déceler des airs de familles entre les différentes cultures envisagées.

D’un autre côté, pour Foucault, l’unité pertinente à étudier en philosophie n’est pas la forme de vie comme totalité, avec ses jeux de langage, mais l’ensemble des pratiques discursives d’une épistémè dont il découpe les contours de façon originale dans Les Mots et les Choses ; il relativise et historicise cet ensemble à des fins de déstabilisation de l’histoire des concepts, ce qu’obtient de son côté Wittgenstein en faisant voir, de l’intérieur même du langage, un problème philosophique sous un aspect entièrement nouveau. C’est chez lui une thérapie de la maladie philosophique. Chez Foucault, c’est plutôt un geste émancipateur par rapport aux façons canoniques de faire de l’histoire des idées ou des mentalités, et notamment par rapport à l’histoire des sciences des années 1960.

Méthodologie et vérité

Mais comment apprécier les bienfaits des techniques de pensée employées par les deux philosophes ? Aux yeux de Wittgenstein, pour tirer quelqu’un de l’erreur, le persuader d’une vérité, il ne sert à rien de lui énoncer cette vérité s’il ne peut pas l’entendre, car il faut trouver « le chemin qui mène de l’erreur à la vérité » (comme le dit Wittgenstein au début des Remarques sur Frazer). Le tirer de l’erreur exige de fournir des raisons de croire ce dont on veut le persuader, et c’est là qu’intervient la méthode de variation qui montre une autre façon de voir un problème. Si on doit par exemple faire comprendre à autrui une « formation conceptuelle », ce ne sera pas comme le décalque d’une réalité préconstituée, mais plutôt comme l’armature et le guide de nos jugements. Chez Foucault, les techniques de vérité produisent de la réalité plutôt qu’elles ne la reflètent ; les systèmes de savoir/pouvoir, loin de reproduire un réel préétabli, engendrent au contraire des réalités : le prisonnier, le pervers, le fou. Chez les deux auteurs en tout cas, on sort du représentationnisme [17] classique, qui perdure dans le cognitivisme contemporain.

Faire entendre une vérité à autrui demande que l’on fournisse un récit plausible que l’interlocuteur sera disposé à accepter. Pour nous faire comprendre, il faut justifier nos faits et gestes, comme au tribunal où on doit raconter une histoire qui convaincra le juge : car c’est le fait de convaincre le juge qui constituera rétrospectivement l’histoire en histoire correcte [18]. Dans un cas de ce genre, loin d’être fixe dans tous les contextes, la « vérité » varie selon les jeux de langage, évoquant plutôt le déplacement d’un curseur entre le vrai et le faux, selon les cas. Wittgenstein passe le vrai au crible des jeux de langage qui semblent le faire varier, si peu que ce soit, car la variation dans le cas du concept de vérité laisse une marge très mince au flottement de ce qui est vrai. Par ailleurs, il voit dans la cure analytique, parfois rapprochée par lui de la thérapie philosophique, une manière de trouver le chemin qui mène à la vérité : elle procède en donnant les raisons pour lesquelles le patient a telle ou telle pathologie. Ces raisons non vérifiables peuvent avoir néanmoins, une fois formulées, une valeur thérapeutique (même si elles ne recouvrent aucune vérité). Mais de quelle vérité est-il question ici ? On se rapproche ici de la vérité au sens pragmatiste de Dewey. Enfin dans De la certitude une proposition empiriquement vraie peut par la suite se « solidifier » et devenir une norme a priori de vérification (§ 96). Ainsi les énoncés mathématiques sont-ils des « corps pétrifiés » (§ 657) qui nous servent de règles de description des phénomènes. Or si nous révérons les mathématiques dans notre forme de vie, ce n’est pas parce que leurs propositions refléteraient des idéalités présentes dans un ciel platonicien ; seul l’usage que nous en faisons détermine le statut de ces énoncés et formules ; mais rien ne parle à l’encontre des propositions mathématiques : « nous n’avons à nous plier devant aucune évidence contraire » (idem) ; on ne peut se disputer à leur sujet (§ 655). Et c’est là que le relativisme modéré de Wittgenstein se précise. Le statut de règle ou de proposition a priori peut varier avec le temps, le contexte, et notre façon d’en user. Dans une ethnie fictive, les gens pourraient avoir une autre mathématique ou user différemment de notre arithmétique, par exemple dans le cadre d’une cérémonie religieuse. Là encore, le vrai n’est plus fixe, mais relatif à nos manières d’employer normes et propositions, et globalement au jeu de langage considéré. Les normes sont des conventions soustraites au doute et placées sur un piédestal, nous nous servons d’elles comme d’armatures à nos descriptions de la réalité et de guides dans nos actions. Si Foucault a le souci de dénoncer les pouvoirs qui sont derrière ces normes, ce n’est pas la préoccupation majeure de Wittgenstein, qui est toutefois très conscient que la déviance produit l’exclusion et l’accusation de folie [19].

La tapisserie de la vie

Dans une forme de vie wittgensteinienne, tout est imbriqué, particulièrement les actions humaines : « Comment pourrait-on décrire la manière dont les hommes agissent ? Probablement en se contentant de dépeindre les actions de divers hommes dans leurs multiples imbrications. Ce qui détermine notre jugement, nos concepts et nos réactions, ce n’est pas ce qu’un homme fait maintenant, une action individuelle, mais l’intégralité du foisonnement des actions humaines, l’arrière-plan sur lequel nous voyons toute action » (Fiches, § 567). Wittgenstein emploie la métaphore de la « tapisserie de la vie » où s’entrelacent divers motifs, que ce soient des schèmes d’action ou des schèmes conceptuels : « Si la vie était une tapisserie, tel ou tel motif (celui du faire semblant, par exemple) ne serait pas toujours complet et varierait de multiples façons. Mais nous, dans notre monde conceptuel, nous voyons toujours la même chose se répéter avec des variations. C’est ainsi que les concepts ont prise. Les concepts en effet ne sont pas destinés à n’être employés qu’une unique fois » (Remarques sur la philosophie de la psychologie, II, § 672). Sans cette récurrence des concepts, cette régularité quasi mécanique, qui évoque le métier à tisser, nous ne pourrions juger des actions humaines emportées par le tourbillon de la vie.

Dans De la certitude, Wittgenstein fait un pas de plus en direction du relativisme cohérentiste : nos certitudes élémentaires, souvent des trivialités (« Je sais que j’ai une main »), ne reposent sur aucun fondement absolu, mais servent au contraire de soubassement non cognitif, dérivé de nos instincts, au système de notre savoir. Elles ne doivent pas comporter d’incohérences. Si Wittgenstein soutenait dans les Recherches que nos considérations doivent tourner autour de l’axe de nos véritables besoins, il recourt dans De la certitude à l’image des propositions-gonds qui doivent rester fixes pour que puisse tourner autour d’elles, comme une porte, l’ensemble de notre savoir (§ 344). Exprimant nos certitudes fondamentales, « héritées », elles ne prêtent pas le flanc au doute, parce que rien ne parle contre elles, comme dans le cas de nos règles, même si elles ne revêtent pas l’apparence ou la forme d’une règle, mais plutôt celle d’une proposition empirique, d’une hypothèse ou d’un truisme. Elles donnent l’illusion d’avoir un contenu empirique, mais en général prononcer une de ces propositions n’apprend rien à personne (« Tout homme a des parents »). Il en va d’ailleurs de même des propositions de la grammaire des couleurs, qui ont apparemment un contenu empirique (« Bleu ciel est plus clair que bleu marine »), mais qui jouent en réalité le rôle de règles dans le maniement des concepts de couleurs. Ces certitudes, comparées à des gonds, fonctionnent avant tout comme des règles (de type 2 + 3 = 5) ; elles servent d’axe fixe autour duquel tourne notre « système » de notre savoir. Elles se montrent dans nos pratiques sans avoir toujours besoin d’être énoncées.

L’originalité de De la certitude est le cohérentisme : le fondement et le fondé se soutiennent mutuellement [20]. Reste que la vérité objective ne peut s’attribuer que par rapport à un système de référence : notre image du monde, et grâce à des « gonds » qui ne sont ni vrais ni faux. Il s’agit donc d’une vérité-cohérence au sein d’un holisme intégral. Cela rapproche peut-être Wittgenstein des « régimes de vérités » de Foucault : du coup, le vrai devient relatif à son cadre de référence, lui-même mis hors de cause. Ce cadre étant celui dans lequel nous vivons, nous avons tendance à l’absolutiser, alors qu’il pourrait y en avoir d’autres. La variation ethnographique nous permet de prendre nos distances vis-à-vis de lui, à défaut de s’extraire de lui. Car on ne sort pas de sa propre peau.

Il n’y a pas seulement du cohérentisme dans De la certitude, mais un relativisme culturel plus marqué qu’avant, et aussi « quelque chose qui sonne comme du pragmatisme » (de l’aveu propre de Wittgenstein, § 422). D’autre part, ce livre introduit les notions de système (le système de notre savoir) et de Weltbild (image du monde). Souvent faites de truismes sans contenu cognitif, l’image du monde sert d’arrière-plan[21] hérité sur fond duquel nous réputons une chose vraie ou fausse. (C’est pourquoi, pour convaincre autrui de quelque chose, il faut lui enseigner notre image du monde.) Il y a dans ce livre une sorte de fatalisme de cette image globale, reçue par héritage et « avalée » (§ 143) par nous au terme d’un apprentissage plus pratique que théorique : elle est là et ne peut se modifier que difficilement, nous devons donc l’accepter. « Mon image du monde, je ne l’ai pas parce que je me suis convaincu de sa justesse ; ou parce que je suis convaincu de sa justesse. Elle est la toile de fond dont j’ai hérité et sur laquelle je distingue le vrai du faux » (§ 94). La distinction entre vrai et faux ne s’applique pas à elle, c’est au contraire elle qui la rend possible. Cette image du monde, qui nous est inculquée dès notre petite enfance [22], comporte des phrases sans contenu cognitif, des opinions reçues, des banalités. Notre savoir a besoin de ces trivialités comme de gonds autour desquels tourner. C’est par rapport à cette image du monde que l’homme peut formuler avec une « certitude tranquille » des propositions comme « Je sais que je m’appelle Ludwig Wittgenstein » ou « Je sais que je ne suis jamais allé sur la lune » [23]. Le fait d’avoir hérité cette image sécurise tout ce que j’apprendrai par la suite, et cette sécurité vaut non pas dans l’absolu, mais par rapport à un tissu propositionnel que je ne peux qu’accepter tel quel.

Le philosophe compare à une mythologie cette image du monde (ce qui n’est pas nécessairement négatif sous sa plume). Le rôle du système cohérent de notre savoir est tout aussi essentiel : « Le système n’est pas tant le point de départ de nos arguments que leur milieu vital » (§ 105) : on retrouve ici la métaphore vitaliste [24]. Ce système « appartient à l’essence même de ce que nous appelons un argument » (idem ; nous soulignons). Toute vérification ou infirmation d’une hypothèse se fait de l’intérieur de ce système, de cette clôture. Or, si tout est relatif au système, y compris nos attributions de valeurs de vérité, et même ce que nous appelons un argument, alors le vrai est bien relatif à notre système de référence, le seul que nous connaissions, ce qui peut nous donner l’illusion qu’il est absolu. Ainsi la vérité dépendrait du fait que nous avons reçu dès l’enfance une sorte de mythologie que l’homme a construite à propos du monde et qui se transmet de génération en génération. On peut supposer que dans une autre forme de vie, le référentiel serait tout autre.

Historicité de l’a priori

C’est une constante de la philosophie de Wittgenstein que l’opposition entre propositions empiriques et propositions a priori, or elle est entièrement revisitée dans De la certitude. Déjà dans le Tractatus, probablement influencé par Poincaré et son conventionnalisme, Wittgenstein concédait une certaine historicité aux grands principes a priori propres à différents systèmes scientifiques, comme la mécanique newtonienne. Il aurait donc pu faire une généalogie des a priori, c’est-à-dire des énoncés déclarés a priori (par la communauté scientifique), mais qui varient avec le temps et les révolutions scientifiques. Cela l’aurait rapproché des « régimes de vérité » de Foucault. Ainsi, dans le Tractatus, le principe de causalité n’est « pas une loi mais la forme d’une loi ». Tous les autres grands principes scientifiques reçoivent le même statut : les principes de moindre action et de raison suffisante sont « des Einsichten a priori concernant la mise en forme possible des propositions de la science [25] », en quelque sorte des grilles de lecture des phénomènes, sans doute en partie arbitraires. Or Foucault de son côté procède à une historicisation radicale des savoirs qui fait apparaître le caractère non nécessaire de ce qui nous apparaît comme tel. Wittgenstein n’a pas écrit d’histoire des a priori, mais il a mis le doigt sur un point capital qui le rapproche de Foucault, mais surtout du conventionnalisme de Poincaré : « l’invention de la nécessité », le paradoxe de la nécessité qui ne peut s’exprimer que dans des règles arbitraires [26]. Qui parle d’essence ne fait que constater une convention. C’est là une démystification très radicale de l’idée de vérité nécessaire qui règne en logique et en mathématiques.

Plus généralement, l’auteur des Recherches philosophiques regroupe sous le nom de règle grammaticale tout ce qui a pu auparavant faire figure chez lui de proposition a priori. Ainsi les énoncés mathématiques jugés traditionnellement vrais a priori seront requalifiés en termes de règles de manipulation des signes mathématiques. En tant que règles, ils ne sont ni vrais ni faux, mais donnent forme à ce que nous appelons un « fait ». La grammaire, c’est-à-dire l’ensemble des règles, est déclarée autonome à l’égard de la réalité dans la Grammaire philosophique en 1930 ; elle n’a pas à rendre de comptes au réel (même si, en réalité, instaurer une proposition a priori subit plus ou moins la pression des faits, mais une fois instaurée, nous la suivons docilement comme une règle). La grammaire ne décalque pas la réalité, elle en fixe au contraire les traits essentiels. Mais octroyer une autonomie aux règles les relativise, en ce sens que chaque norme aurait pu être autre. Il y a peut-être là un souvenir de Poincaré : nous choisissons nos règles en principe indépendamment de la nature des choses. Mais nous décidons d’avoir celles-ci plutôt que celles-là (les Anglais ont choisi de rouler à gauche ; en revanche tout le monde accepte la règle selon laquelle dans un pays, il faut rouler d’un seul et même côté). Toute une part de notre grammaire aurait pu être différente, comme le montre l’ethnologie fictive (mais en général le choix de nos règles est plus ou moins pragmatique : nous choisissons des règles plutôt commodes et pas trop arbitraires, donc plus ou moins en harmonie avec les faits).

À propos de l’historicité des a priori, on trouve chez le Wittgenstein mature une interprétation des grands bouleversements scientifiques en termes de changement d’aspect, dont la postérité chez Kuhn est bien connue : ce qu’ont trouvé Copernic, Darwin et Freud ne sont pas tant des faits nouveaux que des aspects éclairants et prégnants qui les ont frappés comme des évidences à un certain moment et leur ont permis d’unifier une énorme quantité de phénomènes. Ces aspects configurent globalement notre vison du monde et servent de grilles de lecture des phénomènes qui fonctionnent comme des a priori par rapport aux faits recueillis ou observés. Ou encore, ce sont des « systèmes de notation », ou des « normes de description » a priori comme les Einsichten du Tractatus sur « les façons possibles de donner forme aux propositions de la science » (§ 6.34). Ce qui fait la révolution copernicienne, ce n’est pas tant la découverte de planètes nouvelles que le changement d’aspect du monde qui prend une autre « physionomie », héliocentrique. On n’est pas loin du relativisme de Kuhn. Car un aspect chasse l’autre, l’apparition d’un aspect est discontinue par rapport à ce qui se profilait avant. Pourtant Wittgenstein ne soulève pas à ce propos la question la discontinuité des grands systèmes en tant qu’aspects.

Mais là où De la certitude est le plus original par rapport au reste de la production de Wittgenstein, c’est dans sa mise en question de la notion de vérité comme conformité aux faits : « L’emploi de l’expression “vrai ou faux” est trompeur en ce que c’est comme si l’on disait : “Cela s’accorde avec les faits ou non”, alors que ce qui est précisément en question c’est ce qu’est ici cet accord » (§ 199). En effet, que veut dire ici « s’accorder » ? (§ 203). Quelle que puisse être la réponse, cet accord est en tout cas relatif au jeu de langage concerné : « En quoi cet accord consiste-t-il sinon en ceci que ce qui est témoignage dans ces jeux de langage parle en faveur de notre proposition ? (TracLog.-phil.) » (idem). Il n’y aurait donc « accord » qu’à l’intérieur de tel jeu de langage, les témoignages favorables dans ce jeu ne le seraient peut-être pas ailleurs. Dans le Tractatus, l’accord du langage avec la réalité relevait de la théorie de la vérité-correspondance : la proposition vraie était une « image logique » d’un état de choses réel, et il n’était pas encore question des jeux de langage. Mais à partir des années 1930, les propositions font toujours partie d’un jeu de langage ou d’un autre ; il semble alors que les témoignages favorables à la vérité d’une proposition soient relatifs au jeu de langage dont elle fait partie. Est-ce à dire qu’une proposition qui est vraie dans un jeu peut ne pas l’être dans un autre ? Si oui, Wittgenstein n’est pas loin des « régimes de vérité » de Foucault. Pas loin surtout des « cadres linguistiques » de Carnap, qui, lui, est ouvertement conventionnaliste. Foucault déclare de son côté historiciser ou problématiser, en philosophie, c’est-à-dire interroger « l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée [27] », une formulation assez voisine de celles du premier Wittgenstein.

Un fondement non fondé

Mais l’avancée la plus remarquable de De la certitude consiste en l’absence de fondement absolu de nos croyances et dans la métaphore d’un savoir qui tourne autour de ses gonds : « J’ai une image du monde. Est-elle vraie ou fausse ? Elle est avant tout le soubassement de toutes mes recherches et affirmations » (§ 162). Autrement dit, si fondement il y a, il n’est pas fondé. Cet étrange « fondement » est fait de certitudes « animales », parmi lesquelles des truismes, des évidences, des propositions empiriques, inscrites dans notre forme de vie et dépendant d’elle. De plus en plus, la forme de vie apparaît comme le contexte de tous nos jeux de langage et de nos faits et gestes [28]. Elle en est le contexte le plus large et le plus englobant. Les croyances de base, souvent informulées, se montrent justement dans nos faits et gestes (la pratique est première par rapport à la théorie : ainsi l’enfant apprend à s’asseoir avant de connaître la signification du mot « chaise ») sans avoir été apprises de façon didactique. Elles forment un écheveau de propositions soustraites au doute depuis des temps immémoriaux, et dont le seul caractère commun est d’être en dehors de la perspective du vrai et du faux : « Si le vrai est ce qui est fondé, alors le fondement n’est pas vrai, ou faux » (§ 205). Le « fondement non fondé » ne saurait recevoir une valeur de vérité : il est plutôt ce qui nous permet de déterminer ce qui est vrai ou faux. Quant à la « certitude tranquille » (§ 355) que nous éprouvons en nous confortant dans nos croyances de base, et en agissant en conséquence, elle est la marque d’une forme de vie (§ 358), la nôtre. De même, il fait de l’humour une Weltanschauung qui n’existait plus selon lui sous Hitler. Aucun doute ne peut entamer ces certitudes, car rien ne parle contre elles. Si elles sont relatives, c’est à notre forme de vie, celle dans laquelle nous existons (même si le § 430 de De la certitude évoque une possible rencontre avec un Martien…), ce qui tend à nous faire croire qu’elles sont absolues.

La conception de la vérité dans De la certitude peut donc se comparer dans une certaine mesure à la notion de vérité-cohérence chez Neurath, qui n’avait pas reçu un très bon accueil au sein du Cercle de Vienne, où l’on voyait en elle une menace contre l’empirisme. La célèbre parabole du bateau de Neurath, popularisée par Quine – il s’agit de réparer un bateau en pleine mer avec les moyens du bord – était bien en fait dirigée contre le fondationnisme de certains membres du Cercle, une posture qui est aussi celle du second et surtout du troisième Wittgenstein, celui de De la certitude. Qui supprime les fondements d’un système cognitif doit en effet compenser cette perte en adoptant la thèse de la cohérence des propositions qui en font partie. Contre le fondationnisme, on doit prêcher le cohérentisme, et c’est bien ce que fait l’auteur de De la certitude en soutenant que nos croyances fondamentales constituent « un fondement non fondé ». La parabole de Neurath impliquait une théorie de la vérité-cohérence à laquelle le philosophe viennois semble bien prêter foi dans De la certitude, sans le dire explicitement. Contrairement à la théorie de la vérité-correspondance du Tractatus, dans De la certitude, l’assignation de vérité à une proposition ne mobilise aucune conception toute prête de correspondance. En effet, c’est au contraire le « système » qui fixe ce qu’est l’accord entre une proposition et une réalité, tout comme les règles logico-mathématiques qui fournissent l’armature de toute description du réel. Or les déterminations propres à un système n’ont peut-être plus de raison d’être dans un autre : vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ? De la certitude ne laisse pas indemnes la notion de vérité-correspondance et le représentationnisme. On peut rapprocher cette idée d’accord entre proposition et réalité de la conception pragmatiste de Dewey, chez qui le langage est un outil (formule qui figure aussi chez Wittgenstein) qui ajuste nos énoncés aux objets réels, guidé par nos intérêts et évalué en termes de conséquences pratiques [29] comme chez les pragmatistes américains. Dès les Recherches, Wittgenstein évoque, comme plus tard dans son ultime ouvrage, les conséquences pratiques d’un énoncé (§ 433). C’est une conception proche de la théorie des affordances du psychologue américain James J. Gibson [30]. Selon Gibson, dans la perception, nous guidons nos comportements en fonction de ce que l’environnement nous offre et aucune représentation ne vient s’intercaler entre l’agent qui perçoit et l’objet perçu. L’affordance est la capacité d’un objet à suggérer sa propre utilisation, compte tenu de son environnement : ainsi la poignée d’une porte incite l’individu à appuyer sur elle pour ouvrir la porte. L’ajustement recherché par Wittgenstein serait-il de la nature d’une affordance ?

Mais le rapprochement avec Dewey et Gibson ne serait pleinement convaincant que si Wittgenstein avait développé son concept d’ajustement, ce qui n’est pas le cas ; il semble bien pourtant qu’il ait pensé comme Dewey à l’ajustement à un objet en vue d’une action possible, et au regard des conséquences pratiques. Il reste que, comme Dewey et Gibson, il est sorti du modèle représentationniste (en effet, selon Gibson, la perception visuelle n’interpose aucune représentation entre nous et le réel, elle saisit directement des objets qui s’y prêtent) et de la vérité-correspondance. Entre parenthèses, il est étonnant de trouver sous la plume de Foucault des mots dignes du second Wittgenstein critiquant le Tractatus et sa conception de la proposition comme image d’un fragment de réel projeté sur le langage : « L’énoncé n’est pas la projection directe sur le plan du langage d’une situation déterminée ou d’un ensemble de représentations [31]. » C’est peut-être là que Wittgenstein, Dewey et Foucault, si différents soient-ils, se rejoignent et s’avèrent très radicaux, voire iconoclastes, dans le rejet du représentionnisme.

On peut donc attribuer à Wittgenstein un peu plus qu’un banal relativisme culturel si on prend en compte De la certitude. Le vrai ne se prédique sans doute pas de la même façon d’une forme de vie à l’autre (ainsi il existe des codes civils différents selon les pays). En même temps, De la certitude ne fait que constater un lien de dépendance assez fort entre nos recherches et leur « fondement non fondé », sans développer la moindre théorisation relativiste. C’est ce qu’il cherche à faire en philosophe : établir des faits sur lesquels tout le monde sera d’accord. Obtenir « la paix dans les pensées ». C’est plutôt en fait vers un certain pragmatisme qu’il s’oriente dans De la certitude. D’un côté Wittgenstein est holiste et cohérentiste : « Notre savoir forme un grand système. Et c’est seulement à l’intérieur de ce système qu’un élément isolé a la valeur que nous lui conférons » (§ 410) La fixité des propositions-gonds suffit à sécuriser l’ensemble du système du savoir : « Bien des choses nous semblent fixes ; elles sont mises hors circulation. Elles se trouvent pour ainsi dire aiguillées sur une voie de garage. Or elles donnent leur forme à nos façons de voir, à nos recherches. Peut-être en a-t-on, un jour, disputé. Mais peut-être ont-elles appartenu depuis des temps immémoriaux à l’échafaudage de toutes nos façons de voir. (Chaque homme a des parents) » (§ 210). De l’autre il semble tenté par un pragmatisme modéré, tout en se défendant de réduire le vrai à l’utile ou au commode, mais proclamant la souveraineté de nos usageslangagiers qui donnent sens à nos paroles. C’est dans cet usage souverain, et dans sa pratique que, en dernière instance, se distribuent les rôles joués par les propositions « dans le civil » : norme ou proposition empirique ? Restait à faire l’archéologie de ces distributions, mais Wittgenstein s’est éteint en 1951, deux jours après avoir écrit la dernière phrase de De la certitude.

Notes
  • [1]
    « Wittgenstein à visage humain », Formes de vie, éd. par Estelle Ferrarese et Sandra Laugier, Paris, CNRS éditions, 2018, p. 41.
  • [2]
    Dans cette parabole, Wittgenstein imagine une forme de vie où des hommes vendraient leur bois selon la surface des piles de bois dont ils disposent. Voir J. P. Narboux, « Incommensurabilité et exemplarité », in Wittgenstein, dernières pensées, éd. J. Bouveresse, S. Laugier, J. J. Rosat, Marseille, Agone, 2002, p. 317 s.
  • [3]
    Préface aux Remarques philosophiques, in Remarques mêlées, trad. fr. G. Granel, Paris, GF Flammarion, 2002, p. 58.
  • [4]
    Pour le dire simplement, selon le holisme, le tout est plus que la somme de ses parties, et chaque partie dépend du tout. Dans la version wittgensteinienne du holisme exposée dans De la certitude, tout se tient dans notre « système » cognitif, ses éléments sont solidaires et se soutiennent mutuellement. Le système entier est d’une seule pièce et tourne autour de ses « gonds » sans avoir besoin d’un fondement absolu. C’est sensiblement différent du holisme épistémologique de Neurath, Duhem et Quine, axé sur l’impossibilité de vérifier un énoncé isolé d’une théorie scientifique sans vérifier la théorie entière.
  • [5]
    Cette idée, qui pourrait faire penser à du perspectivisme, figure aussi dans une confidence faite par Wittgenstein sur sa propre écriture philosophique : « Chacune des phrases que j’écris tente de dire le tout, c’est-à-dire la même chose, encore et encore ; c’est comme si ces phrases n’étaient toutes que des points de vue sur un objet à partir d’angles différents » (Remarques mêlées). C’est surtout l’affirmation d’une ubiquité de la philosophie entière de Wittgenstein en chaque point du texte et d’une immanence du tout dans chacune de ses phrases. Le message du philosophe est distillé à chaque instant, par touches succinctes. Dans De la certitude notamment, il redit plusieurs fois la même chose, mais avec une légère variation. Ainsi, d’un côté, il est dans le refus du système, mais, dans chaque phrase, il vise la totalité, vue dans une certaine perspective, de ce qu’il a à dire, une totalité concentrée et souvent fulgurante ; même quand il exprime la même pensée, elle n’est jamais tout à fait la même.
  • [6]
    Remarques sur la philosophie de la psychologie, II, § 707-708.
  • [7]
    Voir Martine de Gaudemar, « Relativisme et perspectivisme », xviie siècle, 2005/1, no 226.
  • [8]
    Remarques mêléesop. cit., 1947, p. 122.
  • [9]
    Préface aux Remarques philosophiques, in Remarques mêléesop. cit., p. 58.
  • [10]
    Remarques mêlées, p. 150.
  • [11]
    Chez Foucault, la notion de « coupure épistémologique » est empruntée à Bachelard et Canguilhem, qui l’appliquent à l’histoire des sciences. Le cas de Kuhn est plus complexe ; l’idée de paradigmes scientifiques disjoints lui vient de la philosophie wittgensteinienne des aspects et du voir-comme. Les aspects qui apparaissent successivement sont exclusifs l’un de l’autre, ce qui devrait entraîner une discontinuité entre les grandes visions du monde quand apparaît un paradigme nouveau, par exemple le copernicianisme, qui est un voir-comme théorique, mais, contrairement à Kuhn, Wittgenstein ne suppose aucune incommensurabilité entre les formes de vie et blâme même Spengler de ne pas avoir présenté ses cultures comme reliées par des airs de famille : « Spengler serait mieux compris s’il disait : je compare différentes époque culturelles à la vie de plusieurs familles ; à l’intérieur d’une famille il y a un air de famille, tandis qu’il y a aussi une ressemblance entre des membres de familles différentes » (Remarques mêlées, p. 68). Comprenant que son holisme et son idée d’incommensurabilité entre les paradigmes le tirent dans le sens du relativisme, Kuhn a retravaillé la question après The Structures of Scientific Revolutions et affaibli la notion de discontinuité entre paradigmes. La révolution scientifique se résume alors à ses yeux à la difficulté psycho-sociale qu’il y a pour les agents d’adopter des théories et des pratiques nouvelles, il ne s’agit plus d’une incommensurabilité théorique ou épistémique.
  • [12]
    C’est bien sûr à Quine que nous faisons référence ; par ailleurs, Wittgenstein évoque, lui, le désarroi d’un voyageur qui débarque dans une tribu dont il ne connaît pas la langue, pour le comparer au mal-être du philosophe qui « ne s’y retrouve pas » dans le langage.
  • [13]
    Voir Wittgenstein, dernières penséesop. cit.
  • [14]
    P. Savoia, « D’un point de vue politique. Philosophie, pratiques, pouvoirs. Notes sur Wittgenstein et Foucault », in F. Gros et A. Davidson, Foucault, Wittgenstein : de possibles rencontres, Paris, Kimé, 2011, p. 177.
  • [15]
    Dans Expérience et Nature, notamment, Dewey présente une critique généalogique radicale de la philosophie occidentale : issue d’une « classe de loisir », elle a développé une idéologie subjectiviste et idéaliste propre à une élite. Dans une veine assez nietzschéenne, Dewey part à l’assaut des abstractions, des idéalités et des dualismes théoriques qui grèvent la philosophie depuis notamment Platon en produisant des énigmes insolubles. Il est difficile de penser que le Wittgenstein du Cahier bleu n’a pas lu Dewey. Voir C. Chauviré, « Wittgenstein lecteur de Dewey ? », Critique, décembre 2012, no 787.
  • [16]
    Dès le Tractatus, le langage est lui aussi présenté comme une sorte d’organisme complexe et évolutif. Par la suite, les jeux de langage sont décrits comme des formes qui naissent, tombent en désuétude et sont remplacées par d’autres. De la certitude repense et complète cette vision en traitant la connaissance comme un fleuve coulant entre deux rives solides, mais dont le lit peut malgré tout se déplacer.
  • [17]
    Selon lequel le sujet a un accès cognitif à un objet à travers une représentation qui s’intercale entre le sujet et l’objet.
  • [18]
    G. E. Moore, Les Cours de Wittgenstein en 1930-1933, trad. fr. J.-P. Cometti, Mauvezin, TER, 1997. En ce sens, l’histoire correcte est celle qui « satisfait » (le juge) et met un terme aux investigations : il en va de l’histoire correcte comme du phrasé musical que cherche le pianiste, et qui, une fois trouvé, le « satisfait » et met fin à sa recherche. Cette satisfaction n’est pas un vide comblé, mais le terme d’une quête. En un sens, le chercheur (qu’il soit scientifique, compositeur de musique ou auteur d’une plaidoirie) veut faire aboutir sa recherche plutôt que faire correspondre ce qu’il cherche en musique, s’il est musicien, à un paradigme qu’il aurait en tête, et en un sens il ne sait vraiment ce qu’il cherchait qu’après l’avoir trouvé. Mais Wittgenstein ne va pas jusqu’à attribuer au chercheur ce qu’Augustin fait dire à Dieu : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas déjà trouvé. »
  • [19]
    Voir Élise Marrou et Sabine Plaud, in P. Gillot et D. Lorenzini, Foucault/Wittgenstein. Subjectivité, politique, éthique, Paris, CNRS éditions, 2016, pp. 213 et 141.
  • [20]
    Voir J. Schulte, « Le lit de la rivière et les gonds », in Wittgenstein, dernières penséesop. cit., p. 91 s.
  • [21]
    Sur la notion d’arrière-plan, voir C. Chauviré, Le Moment anthropologique de Wittgenstein, Paris, Kimé, 2004.
  • [22]
    Wittgenstein n’oppose pas comme Sellars une « image manifeste » du monde et une « image scientifique ».
  • [23]
    Évidemment, aurait-il vécu jusqu’en 1969, date de l’alunissage des Américains, Wittgenstein aurait eu à modifier son image du monde.
  • [24]
    Wittgenstein semble avoir connu le vitalisme de Hans Driesch.
  • [25]
    Tractatus 6.34 (Einsicht signifie « aperçu », « intuition », « vue »).
  • [26]
    Voir J. Bouveresse, La Force de la règle. Wittgenstein et l’invention de la nécessité, Paris, Minuit, 1987. Ce que l’on prend pour des vérités nécessaires, comme les énoncés logico-mathématiques, ce sont en fait des règles adoptées par la communauté et qui auraient pu être autres, même si elles ne sont pas totalement arbitraires.
  • [27]
    Cité dans Judith Revel, « Du conventionnalisme linguistique à l’historicisation radicale. Foucault avec Wittgenstein ? », in P. Gillot et D. Lorenzini, Foucault/Wittgenstein. Subjectivité, politique, éthiqueop. cit., p. 110.
  • [28]
    Voir un texte tardif (1941-1944), Remarques sur le fondement des mathématiques, trad. fr. M.-A. Lescourret, Paris, Gallimard, 1983, fin du paragraphe 47, p. 329. Les notions de contexte et de circonstances sont fondamentales dans cet ouvrage ainsi que déjà dans les Recherches.
  • [29]
    J. Dewey, La Quête de la certitude, trad. fr. P. Savidan, Paris, Gallimard, 2014, pp. 121, 163, 213 et passim.
  • [30]
    James J. Gibson, Approche écologique de la perception visuelle, trad. fr. O. Putois, Paris, Dehors, 2014.
  • [31]
    L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1966, p. 130.