COMPRENDRE LA GUERRE AU PROCHE-ORIENT ENTRETIEN

Le conflit Israël-Palestine a un potentiel incendiaire à l’échelle planétaire »

Depuis Beyrouth, l’écrivaine et essayiste libanaise Dominique Eddé analyse les six mois de carnage à Gaza, la situation du Liban menacé par un embrasement de la région et les rares possibilités de sortir de l’impasse.

Joseph Confavreux  MÉDIAPART

13 avril 2024

 
 

DominiqueDominique Eddé est romancière et essayiste. Elle vient de faire paraître aux éditions Albin Michel Le Palais Mawal. Elle avait notamment publié précédemment Edward Saïd. Le roman de sa pensée (La Fabrique, 2017). Depuis Beyrouth, elle analyse la situation de son pays alors que toute la région craint une escalade militaire inédite entre Israël et l’Iran ; la façon dont six mois de carnage à Gaza rendent littéralement les gens fous ; les responsabilités réciproques des régimes arabes et des sociétés occidentales, et les étroites possibilités d’imaginer le dépassement de haines aujourd’hui à leur acmé.  

Mediapart : Qu’est-ce qu’une écrivaine habitant au Proche-Orient peut encore poser comme mots sur la situation à Gaza ? À la fin de l’année dernière, vous écriviez : « Si Dieu n’est pas rendu à Dieu, une patrie aux Palestiniens, l’humanité à elle-même, nous deviendrons tous des égarés, ne sachant plus qui est qui, qui veut quoi, qui a droit à quoi. Le langage en sera réduit à s’autoreproduire avec rien ni personne dedans. » En sommes-nous à ce stade ? 

Dominique Eddé : Nous n’en sommes pas loin. Tous ces bras croisés face au spectacle de six mois de carnage… Ce n’est pas de la realpolitik, c’est de la folie. Il y a dans les têtes un divorce d’avec la réalité qui relève de la psychose.

L’abattoir qu’est devenue la prison de Gaza, sous le regard passif du monde, pourrait être fatal, à terme, pour l’État d’Israël si les Israéliens ne se retournent pas massivement contre leur régime.

 

Le mensonge et la négation ont toujours fait partie intégrante des dispositifs politiques. Mais la part de marge qui permettait de faire circuler, malgré tout, un minimum de vérité et de droit est en train de voler en éclats. Nous assistons à l’effondrement de cette marge. Les mots ne tiennent plus. Ce sont des clous plantés dans des murs qui tombent.

Nétanyahou instrumentalise la peur du peuple israélien avec un cynisme implacable.

Il faut trouver un nouveau langage. Mais lequel ? Les contradictions sont devenues explosives pour tous les gouvernements, qui sont eux-mêmes davantage gouvernés par la réalité qu’ils ne la gouvernent. Leurs options sont téléguidées par la sauvagerie des rapports de force, par le règne tout-puissant de l’argent. Tous les socles de la cohérence sont sapés à la base. Comment voulez-vous que le langage tienne la route dans ces conditions ? 

Que pas un régime arabe ayant normalisé ses relations avec Israël n’ait rompu ses relations avec ce pays depuis qu’il rase Gaza est édifiant. Qui sait si les peuples sur lesquels sont assis ces régimes ne finiront pas par les envoyer bouler. Mais avec quels moyens et sous quelle forme, sinon la passion religieuse des fous de Dieu ? C’est peu dire que ce ne sera pas « le printemps ». Le résultat d’un tel scénario serait une catastrophe. 

Six mois après le 7 octobre, comment comprenez-vous que la société israélienne, à quelques exceptions près, ne se prononce pas davantage contre cette guerre ? Le traumatisme du 7 octobre est bien sûr déterminant, mais comment expliquez-vous un tel aveuglement sur les répercussions, y compris pour les Israéliens et les juifs du monde, de l’horreur en cours à Gaza ? 

Les exceptions commencent à se multiplier. Plus de 100 000 Israéliens sont descendus dans la rue il y a quelques jours pour demander le départ de Nétanyahou, l’arrêt des combats, le retour des otages. C’est un premier réveil. Le pas décisif ne sera franchi que lorsque les logiques communautaires se laisseront infiltrer par des critères d’égalité universels.

 

Le titre et le contenu du livre de Sylvain Cypel –  Israël contre les juifs (La Découverte) – résume parfaitement l’urgence de rompre avec la folle logique de l’annexion et de la colonisation. Israël vient de donner un coup d’accélérateur tragique à cette conception tribale de la survie, la peur devenant synonyme de cécité.

Lisez la dernière page de Masse et puissance de Canetti, vous aurez le portrait de Nétanyahou. Il écrit notamment : « Avant que la catastrophe n’atteigne sa propre personne, son corps qui incarne pour lui le monde, elle atteindra la perte d’innombrables autres vies. » 

Plus le nombre des morts palestiniens augmente, plus il est tentant, pour Nétanyahou et les siens, de croire que les vies qui restent peuvent aussi disparaître… comme des mouches.

La peur a tout détruit : l’empathie, la raison, la vision. Elle a viré à la paranoïa et à la mégalomanie. Nétanyahou instrumentalise la peur du peuple israélien avec un cynisme implacable ; sa peur à lui étant d’un autre ordre. 

Il n’est pas interdit de rêver le recul de la haine si chacun, chacune y travaille à petite échelle. Le cas de Bassam Aramin et Rami Elhanan reste rare, mais il n’est pas un cas isolé, loin de là, et il illustre à merveille cette possibilité.

À cet égard, je viens d’apprendre, avec consternation, l’interdiction de la pièce de Wajdi Mouawad à Beyrouth.  Voilà un homme qui est au sommet de sa carrière, en France, et qui sort de sa zone de confort pour faire entendre la parole des uns et des autres, aux uns et aux autres.

Or, pour la raison que l’ambassade d’Israël avait coproduit son ancien spectacle, Tous des oiseaux, il est maintenant empêché de se produire au Liban ! C’est dire si les esprits sont enfermés et si en cette période de guerre, chaque petit pas en direction de la paix se heurte à des murs. 

Comment la société libanaise regarde-t-elle ce qui se déroule en ce moment à Gaza ? 

D’une manière générale, avec une immense colère. Et une très grande inquiétude. Le pays n’en peut plus. Certaines minorités veulent croire qu’une victoire militaire israélienne sur les islamistes palestiniens pourrait, dans un second temps, débarrasser le Liban du Hezbollah. C’est un leurre très comparable à celui qui aveugle la majeure partie de l’opinion publique israélienne.

La résistance n’est pas un droit au massacre. Le Hamas a abusé de son peuple comme les milices au Liban ont abusé du leur durant la guerre civile.

On ne se débarrassera des extrémistes qu’en s’attaquant aux causes qui fondent leur existence. C’est peu dire qu’il faudra du temps. Pour l’heure, les foules des pays arabes sont gagnées, en rangs dispersés, par une haine sans nom. 

Si on ne prend pas la mesure de l’exploitation de la question palestinienne par les régimes arabes pour écraser leurs peuples et les réduire au silence, on ne peut pas comprendre les raisons pour lesquelles la vision du massacre à Gaza est en train de rendre les gens littéralement fous. Cette manipulation des têtes, tout le monde – strictement tous les pouvoirs concernés – en porte la responsabilité.

On a inoculé et entretenu la blessure de la Palestine dans toutes les vies, dès le berceau, pour faire écran aux blessures infligées par les pouvoirs arabes. Les Israéliens, assistés des Américains, ont cru, avec une arrogance sans nom, y trouver leur compte.

À présent, des gens qui hier encore étaient ulcérés par l’existence des mouvements islamistes s’inclinent devant le Hamas, qu’ils soutiennent avec des arguments biaisés, souvent pathétiques.

C’est d’autant plus atterrant qu’à l’intérieur de Gaza des voix essayent de faire entendre leur colère contre ce mouvement qui a pris leur histoire en otage après l’énorme fiasco de l’Autorité palestinienne.

Amira Hass, journaliste israélienne basée à Ramallah, en a rendu compte dans Haaretz le 1er avril dernier. La résistance n’est pas un droit au massacre. Le Hamas a abusé de son peuple comme les milices au Liban ont abusé du leur durant la guerre civile. Il est grand temps d’obtenir la libération de Marwan Barghouti, torturé en prison, et de faire de la place aux Palestiniens qui veulent des droits, de l’autonomie, des réparations et la paix.   

Pour en revenir au Liban : le Sud frontalier est vidé. Les journalistes qui y mettent les pieds sont ciblés et tués par l’armée israélienne. Les déplacés se comptent en dizaines de milliers. Il y a eu plus de trois cents morts. De nouvelles failles apparaissent chaque jour au sein de ce territoire totalement friable qu’est devenu ce pays. 

 

Il est vrai que les Libanais connaissent, un par un, les rouages de l’imposture, de la perversion, de tout ce qui bétonne les pouvoirs au total mépris des peuples. Mais jusqu’où, jusqu’à quand ? Je suis bien en peine de pouvoir répondre. 

Vous écriviez aussi qu’il a manqué à tous les « processus de paix » un mouvement « d’humanité et de reconnaissance ». De quoi pourrait être composé ce mouvement auquel tous les vents sont contraires ? Des mots peuvent-ils encore soigner le ressentiment, la peur et la haine qui se sont installés entre Israéliens et Palestiniens, vous qui vous êtes intéressée à la psychothérapie ? 

Vous avez entièrement raison : les vents sont aujourd’hui contraires à tout mouvement de reconnaissance. C’est comme pour les mots : on n’en trouve plus, il faut tout de même continuer à en chercher. À essayer.

La vérité compte certes pour du beurre dans la jungle où nous sommes. Mais elle conserve le pouvoir du refoulé qui rappliquera un jour ou l’autre.

Il y a un point aveugle dans une très large partie de la société israélienne. Ce point est le lieu de fusion de la peur et du déni. La peur, les Israéliens peuvent la formuler. Le déni, en revanche, est par définition informulé. Dissimulé. C’est de la vérité qui passe à la trappe. Or cette vérité a été scrupuleusement vérifiée par les meilleurs historiens israéliens : Israël s’est construit sur une expulsion.

Tant que les Israéliens refuseront de formuler cette usurpation, ils seront condamnés à ne produire que des stratégies de contournement et de strict rapport de force militaire. On me dira : « Pourquoi pas ? Si c’est leur seule issue en termes de sécurité. » Je réponds : ce n’est pas une issue, c’est un suicide. Le recours à la force a prouvé à répétition qu’il ne pouvait rien pour personne dans ce conflit.

La vérité compte certes pour du beurre dans la jungle où nous sommes. Mais elle conserve le pouvoir du refoulé qui rappliquera un jour ou l’autre. Par ailleurs, la démographie et l’environnement ne jouent pas, à long terme, en faveur d’un Israël enfermé et statique. 

Le préalable à tout mouvement en direction de la paix consiste à reconnaître qu’une majeure partie de cette terre a été attribuée à un peuple au détriment d’un autre. Avec des raisons historiques, certes, mais, je me répète, des raisons occidentales. La Shoah est une catastrophe européenne.

Il se trouve maintenant dans les sociétés arabes un antisémitisme odieux auquel s’ajoutent des racismes internes d’une communauté confessionnelle contre l’autre. Tous ces vents de haine sont portés par des décennies d’humiliation, d’ignorance et d’impuissance. Les esprits sont enflammés.

La « reconnaissance » fait partie des étapes nécessaires pour désinfecter le présent et, s’il n’est pas trop tard, pour ménager l’avenir. Même des esprits avancés parmi les Israéliens en direction de la paix – je ne parle pas des dissidents qui ont une pensée très informée et très claire – ne parviennent pas à franchir ce pas de la reconnaissance.

 

1 la responsabilité des Arabes dans le sort des Palestiniens. Certes, il y a eu refus, mais a-t-on ja947 et 1948 sont évoqués comme les dates du refus arabe du plan de partage. Et par conséquent demais vu des gens renoncer à la moitié de leur territoire avant d’avoir essayé de le récupérer, avant d’avoir intenté un procès ?

Je me répète : cela ne disculpe aucunement les régimes arabes de leur immense responsabilité dans les catastrophes accumulées durant les soixante-quinze dernières années. Cela signifie simplement que la question du temps est fondamentale dans ce conflit et qu’à voir Israël tirer sur tout ce qui bouge à Gaza on comprend que Nétanyahou et ses sbires ont clairement choisi de casser la montre plutôt que de regarder l’heure. Le temps ne se remettra en marche que s’ils sont renversés de l’intérieur ; que si le Hamas dégage. Quelques signes commencent à pointer. 

J’en viens à me demander si l’extrême droite israélienne au pouvoir n’a pas tout intérêt à une islamisation radicale de la région.

Si j’étais israélienne et qu’on me disait : « Il faut rendre le territoire occupé », je dirais : « Pourquoi ? Il n’est pas à nous ? » Il faut qu’une voix officielle israélienne consente à répondre : « Non, il n’est pas à nous. » Ou mieux encore : « Cette terre est désormais à ceux qui y vivent, quels que soient leur religion ou leur sentiment national. Elle est à ses citoyens. »

Tant qu’on n’aura pas désacralisé la terre au profit d’une ou de deux organisations étatiques fondées sur l’égalité citoyenne, on tournera en rond autour d’une plaie ouverte.

Vous évoquez mon intérêt pour la psychothérapie. Je vous dirais – et c’est un lieu commun – que la formulation d’un mal et de sa cause constitue, en soi, une partie importante du chemin dans une cure.

Cette formulation doit être bien sûr suivie d’une série de dispositions, à commencer par le volet des réparations. Tous les habitants de cette région sont blessés. Tous ou presque ont de l’humour. Tous demandent à être soignés. Toute tentative de paix doit quasiment se concevoir comme un traitement médical. Je dirais même, en exagérant un peu, comme une thérapie familiale ! 

L’issue implique des renoncements douloureux de part et d’autre. Ce renoncement n’est pas sans rapport avec celui qui est attendu, au plan de l’écologie et de la consommation, à l’échelle de la planète. 

Aomprenez-vous cela ? Et alors qu’Israël intensifie ses frappes contre des responsables du Hu-delà de rodomontades orales et de lancers de roquettes limités, le Hezbollah demeure mesuré dans sa réponse, même lorsque certains de ses leaders sont abattus par Israël. Comment cezbollah et de l’Iran, craignez-vous que le front du Nord s’ouvre une fois Gaza réduite en poussière ? Ou, après six mois de guerre, le sentiment que les affrontements au Sud Liban et au nord d’Israël resteront limités s’impose-t-il ?  

Personne ne sait jusqu’où ce régime israélien peut aller. Vous avez raison : le Hezbollah, que je critique fortement par ailleurs, ne veut pas de cette guerre. J’en viens à me demander si l’extrême droite israélienne au pouvoir n’a pas tout intérêt à une islamisation radicale de la région, si elle ne veut pas à tout prix entraîner l’Iran dans la guerre pour bénéficier à nouveau d’un soutien inconditionnel des États-Unis.

Plus l’ennemi sera de taille, plus les sociétés seront monolithiques, plus l’épuration ethnique sera justifiée. Je ne pense pas seulement aux territoires occupés, je pense au plus de 21 % d’Israéliens non juifs.

Dans ce cas de figure, les communautés non musulmanes du Liban payeront aussi très cher la facture. Elles risquent même une semi-disparition. Quoi qu’il en soit, si cette guerre a lieu, la souffrance de Gaza essaimera partout. Ce sera la tombe d’Israël et la preuve que le monde est à revoir à zéro. 

 

Vous faites partie des personnes qui ont tenté jusqu’ici de tenir ensemble les souffrances sans pour autant renvoyer dos à dos les protagonistes. Vous écriviez ainsi : « La douleur des Israéliens, leur choc face aux atrocités qui ont accompagné la disparition des leurs, les viols, les tortures, le brutal retour de l’épouvante dans les mémoires, toute l’étendue de ce malheur habite ma pensée au même titre que la tragédie qui se déroule à Gaza. » Trois mois après avoir écrit ces mots, craignez-vous que les plus de 30 000 morts, les dizaines de milliers de blessés, les amputations, la famine et l’ampleur des destructions à Gaza ne relèguent les souffrances israéliennes du 7 octobre, voire la Shoah, à un passé inaudible pour beaucoup ?

Quiconque veut sauver sa part d’humanité ne fait pas le tri entre une souffrance et l’autre, entre la mort d’un enfant et la mort d’un autre. Il est vrai qu’en temps de guerre cette posture est plus difficile qu’en temps de paix. Mais pour les gens privilégiés, elle doit aller de soi.

J’ai des amis arabes qui ont plus de mal que moi à renoncer au mauvais choix du « nous contre eux ». Je les comprends et je les combats. Lutter contre l’injustice infligée aux Palestiniens ne doit pas nous faire perdre de vue l’horreur innommable qui a donné naissance à l’État d’Israël et qui vient d’être très douloureusement réactivée par le 7 octobre.

L’Occident, pour s’innocenter de la Shoah, ou du moins pour en tourner la page, a eu besoin d’innocenter Israël. C’est ainsi que l’impunité de ce pays s’est mise en place.

Il appartient à tous les peuples de cette région de prouver qu’ils ne souhaitent pas l’exclusion d’un autre. Et pour y arriver, ils ont besoin d’être aidés et non écrasés par les pouvoirs, dedans comme dehors. Les médias ont aussi un rôle majeur à jouer. Ils sont malheureusement peu nombreux à le faire.

Plus généralement, comment comprenez-vous que rien de ce qui se passe aujourd’hui à Gaza ne semble infléchir non seulement la conduite de la guerre en Israël, la diplomatie états-unienne, mais aussi toute une partie de l’opinion publique ailleurs, comme figée par ce qui s’est passé le 7 octobre, au prix parfois d’une forme de maccarthysme institutionnel et médiatique ? 

Il se trouve en Israël, à Gaza et dans les territoires occupés le point de fixation d’un transfert de responsabilités qui engage l’Occident à grande échelle. L’Occident, pour s’innocenter de la Shoah, ou du moins pour en tourner la page, a eu besoin d’innocenter Israël. C’est ainsi que l’impunité de ce pays s’est mise en place. Et c’est ainsi qu’une bonne partie de l’opinion occidentale continue de clouer le bec à sa part de mauvaise conscience qui s’appelle la Palestine. Ce conflit n’est pas local.

L’horreur en cours au Soudan, où les populations civiles meurent chaque jour par dizaines, dans une indifférence quasi générale, y compris dans l’opinion publique arabe, donne la mesure de cette anomalie et elle l’explique. Le Soudan est au Soudan. Jérusalem est partout.

Ce que l’on appelle « la Terre sainte » est le pied-à-terre d’une culpabilité monumentale. De la Shoah à la Nakba, le fil conducteur de cet enchaînement est européen. Or, sur la scène des rapports de forces actuels, l’Europe n’est plus à la manœuvre, ou si peu. Pour l’heure, l’essentiel du pouvoir de décision est aux États-Unis.

D’où le potentiel incendiaire de ce bain de sang à l’échelle planétaire. Des camps de palestiniens au Liban ou en Syrie aux maisons bourgeoises ou populaires de Bagdad, de Tunis ou du Caire, les gens ont écouté en boucle, une décennie après l’autre, Al-Qods (« Jérusalem ») ou encore Sanarjiou yawman (« Nous reviendrons un jour ») chantés par Fairouz. Cette ville occupe l’imaginaire de centaines de millions de personnes.

L’avoir déclarée capitale unique d’Israël, c’était non seulement en priver les Palestiniens mais placer Israël dans l’orbite d’un canon, comme on dit en arabe.

Une formule universelle, une solution de synthèse au sein de cette ville lui auraient donné, à l’opposé, une valeur d’exemple en termes de coexistence. Il y a de l’irrationnel de part et d’autre. Il ne peut donc y avoir de solution qui ne le prenne en compte.

Cela demande un immense effort d’imagination. Le conflit israélo-palestinien n’entre presque jamais dans les têtes par la même porte. Il faut rêver du jour où l’addition des portes deviendra une somme d’ouvertures au lieu d’être une obstruction.

Les régimes arabes et israéliens ont piétiné le présent et tiré sans relâche sur les cordes du passé. Partout, le temps et l’espace ont divorcé. En Israël/Palestine, ce divorce a pris les proportions d’un meurtre. En peu de mots : « Pour continuer à vivre sur cet espace, il faut non seulement ignorer l’autre mais évacuer le temps. » Il faut faire comme s’il ne passait pas.

On a arrêté le temps. Le pouvoir israélien n’a cessé de repousser les bornes de cette équation mortifère : espace annexé, temps confisqué. Gaza est le lieu où toutes les bornes ont été franchies.

Si la raison et le droit ne reprennent pas les devants, il se pourrait que ce point de rupture soit le point de départ d’un autre franchissement de bornes. À une échelle effrayante. Il semblerait que les gouvernants des démocraties occidentales commencent à s’en inquiéter sérieusement. Ceux des autocraties arabes aussi. 

Quelles marges d’action demeure-t-il à des acteurs politiques ou citoyens du Proche-Orient qui ne disposent pas de la force de mobilisation que donne la croyance messianique d’être, du côté du Hamas comme de l’extrême droite israélienne, en mission pour Dieu ? 

Les marges sont très étroites. Presque inexistantes. « Presque » doit continuer à servir de planche de salut. Tant pour les mots que pour l’action. Il y a un terrible climat d’asphyxie pour ceux qui cherchent à combattre le fanatisme. C’est pourquoi toutes les initiatives menées conjointement par des acteurs appartenant à des parties dites en conflit ont une valeur décuplée.

Encore faut-il ne pas s’en tenir à la surface et aux affects, ne pas évacuer l’histoire, écouter la mémoire de l’autre. Je pense que les exemples vont se multiplier avec le temps. Assez vite pour calmer les haines de masse ? Je ne suis pas sûre.

Chaque fois que je parviens, pour ma part, à hésiter, à aller chercher de la vérité ailleurs, à faire bouger les mots, je respire mieux. Il va bien falloir qu’un jour tout ce monde-là se penche sur l’essentiel : l’air, l’eau, la terre et la lumière qu’ils ont en commun au-delà des nations. Et des appartenances religieuses !   

Votre dernier roman, « Le Palais Mawal », qui vient d’être publié chez Albin Michel, peut-il ou doit-il être lu comme une métaphore du destin du Liban, condamné à rêver à son prestige passé et traversé de radicalités religieuses qui font imploser les familles elles-mêmes ? 

 

Ce roman a été écrit bien avant le 7 octobre. Il y est question d’un acte barbare islamiste qui précipite en effet l’histoire de la famille Mawal. Je ne crois pas qu’il s’agisse pour les membres de cette famille de rêver à leur prestige passé. Je crois qu’ils sont aux prises avec deux fins simultanées : la fin d’une vie et la fin d’une époque. Et ce défi les fragilise, bien sûr, mais il les intéresse aussi. Je dirais même qu’il les passionne.

La disparition d’un certain monde devient, pour l’un comme pour l’autre, un sujet d’attention avant d’être un sujet de nostalgie. Disons qu’ils cherchent, avec leur peu de moyens, celui de donner quand même un sens au temps qu’il leur reste à vivre.

Ce moyen, si fragile soit-il, est énorme : c’est l’amour ou la recherche de l’amour, ce qui revient à peu près au même. Ils sont à la frontière de la défaite et de la lumière. Il est vrai que le fanatisme religieux ronge le tissu de tous côtés. Mais quand deux mains font l’amour dans le dos de la mort, ce n’est pas rien.