« Le 22 mai 1971, Césaire, alors député-maire de Fort-de-France, inaugurait la place du 22 Mé à Trénelle.
Eh bien ce Schœlcher, ce n’est pas le nôtre et je dois à la vérité de dire qu’il n’a avec le vrai Schœlcher qu’un rapport très lointain.
Quant au vrai Schœlcher, si nous pouvions l’interroger aujourd’hui sur son vrai rôle dans l’histoire de l’abolition de l’esclavage, je m’imagine assez bien sa réponse, et que, sans renier son action, sans taire les épisodes de son combat, il se fût bien gardé de passer sous silence le rôle de ces combattants de l’ombre et de la nuit que furent les nègres marrons et les insurgés nègres.
C’est Schœlcher lui-même qui le note. Ecoutons Schœlcher :
« Il ne s’écoule jamais dix années sans que les noirs ne protestent par quelque violence contre l’état où on les maintient. Voyez à la Martinique seule et sans remonter plus haut que 1811.
En 1811 : révolte
En 1822 : révolte
En 1823 : révolte
En 1831 : révolte, la conjuration générale, elle éclate au cri de la liberté ou la mort !
En trente ans, quatre, cinq insurrections nègres. »
Eh bien, ces chiffres ne constituent pas une banale statistique, de nature à satisfaire les esprits curieux d’histoire. Ils établissent au contraire un point capital à notre débat et illustrent une vérité philosophique et sociologique fondamentale.
Cette vérité, je pourrais en demander la formulation à Karl Marx ou à Lénine. Pour la circonstance j’aime mieux la demander à Victor Schœlcher. Ecoutons donc Victor Schœlcher :
« Depuis qu’il y a eu réunion d’hommes, les opprimés n’ont jamais rien obtenu des oppresseurs que par la force ; et si chaque pas dans la carrière de la liberté du monde est marqué de sang, c’est une nécessité qu’il faut reconnaître avec moi, mais dont on ne peut accuser que l’impuissance ou la méchanceté providentielle. »
Mais alors, me direz-vous, 1848 ?
1848 n’a-t-elle pas constitué la divine surprise, la divine exception, à cette loi d’airain et de sang ?
Et parler de 1848, n’est-ce pas précisément évoquer une époque particulièrement faste, où, par un bonheur inouï, les hommes de conscience auraient, réveillant toute une Nation à la beauté des sentiments altruistes, obtenu d’elle l’abrogation d’un régime colonial inique ? Ce qui aurait dispensé notre peuple d’une action violente et épargné à la société martiniquaise un bain de sang ? Eh bien, non !
Dans l’histoire coloniale il n’y a place ni pour l’idylle ni pour le bucolique, ni pour les nuits du 4 août, ni pour les vaines amourettes, et Schœlcher a raison de dire et de penser que, même dans le meilleur des cas, c’est encore et toujours la violence qui est l’accoucheuse de l’histoire.
Et c’est pourquoi, malgré le décret du 4 mars 1848, malgré le décret du 27 avril 1848, il fallait quand même qu’il y eût un 22 mai 1848.
On connaît les faits :
En février 1848, une révolution éclate à Paris, qui renverse la monarchie de Louis-Philippe. Un gouvernement provisoire est formé dans lequel rentre Victor Schœlcher, et un des premiers actes du gouvernement ainsi formé est de décider la constitution d’une commission ad hoc, pour préparer l’abolition de l’esclavage. Cela, c’est le décret du 4 mars 1848.
La commission se met au travail et, le 27 avril, toujours à l’instigation de Schœlcher, obtient du gouvernement qu’il publie un second décret : c’est le décret du 27 avril ; lequel stipule en son article 1er :
« L’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation de présent décret dans chacune d’elles. »
Alors, me direz-vous, tout était joué. Eh bien, non. Tout n’était pas joué.
Encore deux mois à attendre. Que dis-je ? Trois mois, peut-être quatre.
Calculez bien : le temps que le décret arrive aux colonies et soit promulgué : il faut un mois ; donc, cela nous amène à la fin de mai ou à début juin. Deux mois après, cela nous amène au mois d’août.
Et c’est bien ce que voulaient les planteurs. Ils s’en cachaient à peine : il y avait une récolte à enlever et il fallait obtenir de la main d’œuvre servile un dernier service. Tel était le calcul, Schœlcher n’en fait pas mystère :
« Tous les planteurs réunis à Paris, écrit-il, suppliaient la Commission de reculer au moins l’abolition définitive jusqu’au mois de juillet pour laisser, disaient-ils, à la récolte le temps de s’achever. »
Attendre juillet. Attendre août ?
Et puis, qui sait ? Qui sait si, à la faveur des événements, on ne pourra revenir sur la mesure d’émancipation prise dans un moment d’euphorie ou d’affolement général ?
Il faut croire que ce n’était pas mal raisonné puisque, dès mai 1848, la République passe à la réaction et vous connaissez les terribles massacres d’ouvriers qui furent perpétrés par le général Cavaignac et qui firent des journées de juin 1848 à Paris, une manière de répétition générale des massacres de la semaine sanglante qui marquèrent la fin de la Commune de Paris quelque 23 ans plus tard.
Et alors il est permis de se demander, dans de telles circonstances, et dans une telle ambiance de réaction forcenée que fût devenue la loi d’émancipation.
Pour ma part, j’ai de bonnes raisons de croire qu’elle aurait été tenue pour lettre morte, sinon purement et simplement abrogée.
Voilà qui suffit à légitimer l’entrée en scène de nos ancêtres, une scène sur laquelle ils n’avaient pas été invités, en mai 1848.
Spontanéité des masses ? Non pas. Mais sûr instinct révolutionnaire. Quoi qu’il en soit, dès le décret du 27 avril, une pluie de conseils s’abat sur les malheureux esclaves.
Ils avaient attendu deux siècles. Et tous ces conseils rendaient le même son, répétaient jusqu’à satiété le même leitmotiv : il faut attendre, il faut patienter.
« Patientez », leur avait le Ministre Arago.
« Patientez », leur répétait Perrinon en termes, il faut bien le dire, assez niais :
« Aux noirs, nous recommandons la confiance dans les blancs. A ceux-ci, la confiance dans les noirs ; à toutes les classes, la confiance dans le gouvernement.
Patience, espérance, union, ordre et travail, c’est ce que je vous recommande. »
Patience enfin, et surtout, insistait l’inénarrable Husson, directeur de l’Intérieur à la Martinique : « Vous avez bien appris la bonne nouvelle qui vient d’arriver de France. Elle est bien vraie. La liberté va venir. Ce sont de bons maîtres qui l’ont demandée pour vous. Mais il faut que la République ait le temps de faire la loi de liberté.
Ainsi rien n’est changé jusqu’à présent.
Vous demeurez esclaves jusqu’à la promulgation de la loi. Mes amis, ayez confiance et patience. »
Mais les nègres de la Martinique en décidèrent autrement. Ils avaient attendu deux siècles. Ils jurèrent de ne pas attendre une seconde de plus. Et, le 22 mai, ce fut l’insurrection.
Le 22 mai 1848 à Saint-Pierre la population esclave se soulève, occupe la Ville, incendie l’habitation Désabaye, livre de sanglants combats au cours desquels 35 personnes trouvent la mort…
Le gouverneur Rostoland cette fois-ci comprend et ce fut l’arrêté du 23 mai 1848 :
Article 1er : L’esclavage est aboli à partir de ce jour à la Martinique.
Eh bien, Martiniquaises et Martiniquais, voilà l’événement que nous célébrons aujourd’hui et que commémore la statue émouvante de René-Corail : une liberté non pas octroyée, mais arrachée de haute lutte ; une émancipation non pas concédée, mais conquise, et qui enseigne à tous et d’abord aux Martiniquais eux-mêmes, que s’il est vrai que la Martinique est une poussière, il y a cependant des poussières habitées par des hommes, qui méritent pleinement le nom d’hommes, et cette assurance, voyez-vous, est de celles qui nous autorisent à regarder le présent avec plus de fermeté et à toiser l’avenir avec plus d’insolence.
Et maintenant regardez la statue de René-Corail : c’est une femme, une négresse, peut-être la Martinique, qui, soutenant son enfant blessé d’une main, peut-être son enfant mort, brandit de l’autre main une arme : elle ne pleure pas, elle se bat.
Regardez et souvenez-vous des autres statues de la liberté que vous avez vues et qui commémorent le même événement. Rappelez-vous la statue de Schœlcher qui est devant le Palais de Justice de Fort-de-France : c’est une jeune fille dont les chaînes viennent de tomber et qui envoie un baiser de reconnaissance à son libérateur, Victor Schœlcher, lequel, d’une main, l’enveloppe d’un grand geste paternel plein de bonté et, de l’autre, lui montre le chemin.
L’œuvre est assez belle. Mais retenez l’inspiration : c’est l’œuvre d’un blanc.
Et puis il y a une autre statue : c’est un bronze d’assez belle facture qui appartient à la Mairie de Fort-de-France.
Elle représente un nègre tordu de douleur dont la France, en un geste violent, vient de rompre les fers dont elle brandit victorieusement les morceaux.
Œuvre déclamatoire peut-être, mais qui n’est pas sans puissance. Mais ici encore : retenez l’inspiration. C’est l’œuvre d’un blanc et qui, à sa manière, est à la gloire du blanc libérateur.
Et puis, maintenant, comparez la statue de René-Corail, artiste martiniquais.
Ici le nègre n’est plus l’objet, il est le sujet.
Il ne reçoit plus la liberté. Il la prend et on nous le montre la prenant.
Une grande Négresse, l’arme à la main, maniant son arme, comme ses ancêtres la sagaie.
Eh bien, cela, c’est la vision martiniquaise de la libération des Nègres. Et seul un Nègre pouvait l’avoir. Et c’est parce que René-Corail l’a rendue, cette vision, avec fougue et éclat, que je salue en lui un grand artiste nègre et un grand sculpteur antillais.
Martiniquaises et Martiniquais,
Nous n’avons guère, à la Municipalité de Fort-de-France, l’habitude des inaugurations.
Eût-il fallu en faire, il aurait fallu les multiplier et c’eût été vous prendre beaucoup de votre temps et de votre attention.
C’est pourquoi je profite de l’inauguration de la statue de René-Corail pour porter à votre connaissance deux décisions de votre conseil municipal ; deux décisions qui, comme la loi le veut, prendront effet dans une quinzaine de jours.
La première est de donner à la place que laquelle nous sommes aujourd’hui, le nom de place du 22 mai.
La dernière est – et je vous demande d’y faire attention – de donner à une rue qui aboutit à cette place, en venant de Trénelle, le nom de Gérard Nouvet, le jeune lycéen, martyr qui est tombé sous les balles ou sous la grenade de la police lors du voyage de Messmer.
Quel rapport, me direz-vous, avec le 22 mai 1848 ? Quel rapport avec Victor Schœlcher ?
Eh bien, je le dis tout net :
Gérard Nouvet prend désormais place dans le long martyrologe de notre peuple, à côté des Martiniquais et des Martiniquaises tombés au cours des siècles, victimes du colonialisme et du sadisme policier.
Et comme pour le venger il y a toute une jeunesse, il y a pour accuser les bourreaux, aujourd’hui comme hier, la voix de Victor Schœlcher :
Ecoutons-le une fois de plus :
« Envers les masses comme envers les individus, la meilleure voie pour gagner les cœurs est la persuasion. De la blessure d’une baïonnette gouvernementale jaillit une source de vengeance. Honte et malédiction à ceux qui l’oublient. »
Puisse Terrade entendre !
Puisse Terrade comprendre !
Martiniquais et Martiniquaises :
Nous voilà donc devant cette statue de la liberté martiniquaise.
Voyez où elle est placée : aux confluents de trois rues :
−au bout de la rue Jean-Jacques Rousseau
−au bout du boulevard Patrice-Lumumba
−au bout de la rue Gérard-Nouvet.
Trois rues, trois symboles :
Jean-Jacques Rousseau : la pensée révolutionnaire.
Patrice Lumumba : l’action révolutionnaire anticolonialiste.
Gérard Nouvet : la jeunesse martyre, victime des exactions colonialistes.
Et, c’est vrai, toutes ces voies : la pensée honnête, donc révolutionnaire, l’action courageuse, le martyr innocent, résument toute la souffrance innocente d’un peuple.
Tout cela mène à un même point : la liberté.
La liberté martiniquaise. C’est donc, en cette place, en ce point de convergence qu’il convient plus que jamais de crier, en ce 22 mai 1971, avec toute notre foi et toute notre certitude : Vive la Martinique ! "
Aimé Césaire
In Edouard de LEPINE, Aimé Césaire, écrits politiques, 1957-1971.
(Nouvelles éditions Jean-Michel Place, 2016)
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