Ainsi meurt la démocratie

Auteur de l'oeuvre: 
Chantal Delsol et Myriam Revault d’Allonnes, Ainsi meurt la démocratie. Mialet-Barrault, 144 p., 12 € ________________________________________

La démocratie, culture du désaccord

par Alain Policar

13 avril 2022. Dans EN ATTENDANT NADEAU

L’invective a aujourd’hui largement remplacé le débat. C’est en partant de ce constat que Mazarine Pingeot et Sophie Nordmann ont créé la collection « Disputatio » aux éditions Mialet-Barrault. Et, en effet, il ne reste guère que le livre, ce lieu où, disent-elles, le temps peut se déployer, pour que la dispute puisse avoir lieu, pour laisser toute sa place à la rationalité dialogique. Il s’agit donc, en définitive, de faire jouer à la philosophie son rôle dans la cité. Pour atteindre cet objectif, la belle trouvaille est d’avoir choisi la forme épistolaire, particulièrement adaptée en ces temps de pandémie. Et, disons-le d’emblée, le premier livre de la collection, un dialogue sur la démocratie entre Chantal Delsol et Myriam Revault d’Allonnes, confirme le bien-fondé de ce choix.

 

Chantal Delsol et Myriam Revault d’Allonnes, Ainsi meurt la démocratie. Mialet-Barrault, 144 p., 12 €

 

Le dialogue entre Chantal Delsol et Myriam Revault d’Allonnes est marqué d’abord par une inquiétude commune aux deux philosophes : la démocratie, à force de n’être qu’un mot, une sorte de signifiant flottant, s’est-elle vidée de son sens, au point de devoir craindre pour sa survie ? L’énoncé de cette question est néanmoins le seul véritable point de convergence. Mais il ne faudrait pas déduire de l’incompatibilité des positions défendues la vacuité de la dispute. Bien au contraire : la clarification des désaccords doit être considérée comme une finalité désirable. Et, ainsi compris, l’affrontement est une totale réussite.

 

Il va de soi que cette thématique, comme toutes celles qui ont une réelle importance, ne permet pas au lecteur d’adopter le point de vue de Sirius. Le voudrions-nous que nous n’y parviendrions qu’au prix d’un affadissement complet des enjeux. Mieux vaut dès lors abandonner cette perspective. Non, cela va de soi, sans se fixer comme exigence éthique minimale la restitution des engagements de celle avec laquelle nous ne partageons quasiment rien (le lecteur n’aura aucune difficulté à la reconnaître).

Partons de la convergence entre les autrices : la volonté de défendre la démocratie contre ses usages de contrebande. Elle reste superficielle. En effet, là où Chantal Delsol la décrit comme « une forme politique comme une autre », et, dès lors, vouée à la finitude, Myriam Revault d’Allonnes inverse l’ordre des raisons : c’est précisément parce qu’elle n’est pas une forme politique comme une autre qu’elle est exposée au risque de disparaître. Spinoza voyait le régime démocratique comme le plus susceptible de respecter la « liberté naturelle » des individus, ce qui ne signifie nullement que nous serions « naturellement » enclins à la démocratie. Celle-ci, note Myriam Revault d’Allonnes, « s’exerce en participant à l’existence commune ». Or, s’il est bien un point sur lequel l’incompatibilité des positions est éclatante, c’est la question de savoir à quoi renvoie le commun.

Pour mesurer le désaccord, il peut être pertinent de revenir à la question des interprétations de l’individualisme, laquelle est au cœur de la modernité. Là où Chantal Delsol privilégie, dans la filiation du libéralisme classique, l’individu propriétaire de soi, qui veut une société civile protégée des intrusions de l’État, Myriam Revault d’Allonnes valorise la figure de l’individu souverain sur soi, c’est-à-dire qui consacre l’importance de la délibération démocratique. La multiplicité des luttes n’est pas autre chose que le produit de « l’inventivité démocratique ». Il est donc infondé de les réduire à « la pure et simple manifestation d’individualismes possessifs » alors qu’elles sont l’expression de la légitimité du « droit d’avoir des droits », ainsi que le voulait Hannah Arendt : la démocratie, note Myriam Revault d’Allonnes, « ne vit que parce qu’elle est “agie” par ceux qui luttent pour des droits nouveaux ou pour renforcer des droits existants ». N’est-elle pas, dès lors, correctement définie comme le régime fondé sur « le débat sur le légitime et l’illégitime, débat nécessairement sans garant et sans terme », ainsi que le pensait Claude Lefort ?

 

Un veilleur de nuit apprend à la TSF le résultat des élections anglaises (décembre 1923)

Faudrait-il, pour assurer sa pérennité, que la démocratie fasse corps avec un substrat culturel, tel que la « culture occidentale d’origine hellénique et judéo-chrétienne », comme le pense Chantal Delsol ? Non, répond Myriam Revault d’Allonnes, la démocratie moderne a rompu avec toute garantie transcendante – comme le disait Claude Lefort. C’est sans doute pourquoi elle est livrée à deux tentations permanentes, le relativisme généralisé et la volonté de se prémunir contre les affres de la division et de l’incertitude. Pourtant, et c’est l’un des principaux enseignements du dernier livre de Jan-Werner Müller, Liberté, égalité, incertitude, il faut que cette dernière soit institutionnalisée, sans quoi les citoyens n’ont aucune raison de s’engager, ni même de changer d’avis. Son bénéfice se mesure sans difficulté à l’aune de la certitude que promeuvent les régimes autocratiques. Or, on perçoit chez Chantal Delsol une indulgence pour les démocraties illibérales (lesquelles poseraient en définitive, selon elle, la nécessaire question des limites de l’émancipation), ces régimes qui, formellement, acceptent une exigence démocratique, le recours à l’élection de leurs représentants, alors que le caractère oxymorique de l’expression va de soi : une société n’est démocratique que si elle est le produit de l’égalité des droits et de la liberté de tous. C’est là le sens de l’universalité démocratique, tel que l’a dégagé Florent Guénard.

Cette universalité est menacée, et la menace vient d’horizons idéologiques fortement hétérogènes que seul rassemble le mépris de l’exigence d’égalité. Le peuple, dès lors, quelle qu’en soit la définition, ne peut faire valoir son pouvoir en l’opposant aux droits de ceux qui le composent. S’engager dans cette voie, laquelle insiste sur l’homogénéité du peuple, revient à adopter une logique identitaire. Et, en ces temps de détresse pour des millions de migrants, c’est une tentation qui ne se limite pas à la droite de l’échiquier politique. L’héritage de Carl Schmitt, qui utilisait les mots de la démocratie pour mieux se détourner de sa tradition, semble toujours vivant. Il s’exprime dans une étonnante célébration de la clairvoyance du peuple (notamment, pour Chantal Delsol, lorsqu’il s’oppose au « despotisme européen »), qui n’est pas sans rappeler les conceptions primordialistes de la nation fondées sur un fort sentiment d’appartenance nourri d’imaginaire ethno-racial. Il faut pourtant refuser de définir la démocratie comme l’expression d’une volonté populaire résultant d’une identité collective fantasmée. Ce refus, central chez Myriam Revault d’Allonnes, semble secondaire chez Chantal Delsol.

C’est probablement pour cette raison que la première s’inquiète de l’expérience nouvelle des inégalités, de l’exclusion et de la pauvreté, et reproche à la seconde de n’y être guère attentive. C’est pourtant, plus que le supposé wokisme, la principale menace pesant sur la démocratie. Celle-ci, en effet, « dépérit ou se meurt lorsque l’emportent les seuls intérêts particuliers, mais aussi lorsqu’elle prétend se réclamer d’une identité spirituelle monolithique ou univoque ». Or, ce seraient les atteintes à cette « identité spirituelle » qui expliqueraient, selon Chantal Delsol, l’exaspération des citoyens des régimes autoritaires. Et également le fait que les vraies questions ne soient plus posées que par des clowns, c’est-à-dire ceux qui, à l’extrême droite, apportent certes de mauvaises réponses mais auraient le mérite de la lucidité.

 

Car, à l’évidence, pour Chantal Delsol, traiter de l’« insécurité culturelle », autrement dit « du sentiment de dépossession de sa propre culture, d’une impression de devoir vivre dans une culture étrangère, alors même que l’on demeure dans son propre pays », constitue le résumé des questions qu’elle dit « inabordables ». La principale est, selon elle, l’incompatibilité de la culture musulmane avec nos traditions : « En Occident, on éduque les enfants à la liberté, afin d’en faire des citoyens responsables, et c’est pourquoi nous pouvons nous permettre d’avoir des gouvernements démocratiques ». A contrario, « les garçons musulmans tombent dans toutes sortes de délinquances parce qu’il y a incohérence entre leur éducation et le type de gouvernement sous lequel ils vivent ». Il est aisé, pour Myriam Revault d’Allonnes, tant l’argumentation est caricaturale, d’invoquer le fait que les données quantitatives demandent une analyse plus fine, notamment en différenciant la nature des infractions, et surtout en remarquant que, pour leur plus grande part, ce sont des types de délinquance qui émanent des milieux populaires et qui, de surcroît, sont les plus visibles et donc les plus réprimés par la police et la justice.

Ces obsessions identitaires n’épargnent pas certains courants « de gauche », coupables de dévoyer l’universalisme au point d’en faire une particularité culturelle. Myriam Revault d’Allonnes remarque justement que cet universalisme de surplomb se place sous l’égide du même. Or « le même, ce n’est pas le commun ». Dès lors, loin de penser que la démocratie meurt de cécité devant ce que Chantal Delsol considère comme les questions fondamentales, l’immigration et l’insécurité culturelle, Myriam Revault d’Allonnes répond que ces dernières asphyxient le débat : « La démocratie meurt de la folie identitaire et de la zemmourisation des esprits ». On ne saurait mieux dire.

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