De l’abolition de l’esclavage à celle du salariat : une courte réflexion à propos de Calcul et morale
- Jean Cartelier
- Dans Cahiers d'économie Politique 2018/1 (n° 74), pages 162 à 169
Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner [2015], Calcul et morale : coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation (XVIII e-XIX e siècle), Paris : Albin Michel, 300 p.
1Les quelques pages qui suivent ne visent pas à donner une recension détaillée de l’ouvrage. Les qualités de ce travail historique, sa présentation et l’intérêt qu’il suscite chez le lecteur sont en tous points remarquables et rendent assez vaine toute tentative d’en faire un compte rendu académique. Qu’il suffise de dire que la lecture de ce livre ne peut être que vivement recommandée, non seulement aux économistes et historiens intéressés par la période mais aussi à tous ceux que la question du travail préoccupe. C’est de ce dernier point de vue que les quelques réflexions qui suivent sont proposées. Un premier thème, sous-jacent aux développements tant des auteurs analysés dans le livre que des auteurs de l’ouvrage, est la « mise au travail ». Un second thème est la possible extension au travail salarié de l’abolition, limitée dans le livre au seul travail servile. Cette suggestion, non envisagée par les auteurs, sera faite selon la méthode qu’ils ont adoptée (façon de leur rendre un juste hommage).
I
2La façon dont la morale et le calcul se combinent à propos de l’existence de l’esclavage dans les plantations des Antilles et de la possibilité de son abolition est le sujet proprement dit de l’ouvrage de Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner (COPBS). La comparaison entre travail servile et travail libre ou salarié est au cœur de la discussion. Deux grands problèmes se présentent dès lors que l’on accepte le principe du calcul et sa relation avec l’intérêt :
- Quels sont les éléments qui doivent être pris en considération ?
- Pour qui, ou selon quel point de vue, le calcul est-il effectué ?
3Une question préalable à toutes les évaluations quantitatives relatives aux différentes organisations du travail doit tout d’abord être tranchée : quelle est la légitimité d’un tel calcul ?
4Dans une société où les relations peuvent prendre une forme quantitative – c’est le cas de toutes les relations monétaires dans une économie de marché –, la légitimité d’une comptabilité va de soi ainsi que l’utilisation des données comptables pour établir la situation de chacun. Rien ne semble s’opposer à ce que les données qui participent de la vie économique soient ignorées et laissées inutilisées. Le problème plus délicat est de savoir dans quelle mesure cette légitimité est affectée par la nature des questions auxquelles le calcul entend répondre.
5Le calcul du commerçant producteur individuel destiné à établir sa richesse et à prouver sa solvabilité ne pose pas de problème de principe puisqu’il est impliqué par la nature même des règles du jeu du commerce. De même, lorsque la production est étendue grâce au recours au travail d’autrui, le calcul du producteur commerçant est légitime. Mais cette légitimité ne s’entend que de ce point de vue. Elle est limitée aux relations de commerce, qui suivent les lois du marché. Peut-elle être étendue à l’esclave ou au salarié ?
6Ici apparaît une ambiguïté majeure, à la fois des travaux que le livre commente et analyse et des auteurs eux-mêmes : Quelle est l’activité qui sert de référence : « travail pour soi », travail salarié, production pour le marché ? De quel travail parle-t-on et de quel point de vue ? Une interrogation plus générale sur le travail transparaît dans les développements des auteurs.
7Il n’est pas douteux que comparer le coût du travail servile et du travail salarié – particulièrement en ne retenant que les éléments à la charge de l’employeur – revient à adopter le point de vue de celui pour le compte duquel le travail est accompli. Que cet exercice soit considéré d’intérêt général rend manifeste la domination idéologique des employeurs. Certes, le point de vue des employeurs peut être considéré comme étant celui de l’intérêt général. Mais il faudrait alors le justifier explicitement. Ce qui ne va pas de soi.
8L’énumération des entrées retenues et leur mode d’évaluation par les différents auteurs passés en revue varient selon les circonstances – notamment selon que la traite des esclaves est ou non possible – et selon le point de vue des auteurs concernés – les externalités sont plus ou moins présentes. Les calculs des abolitionnistes, Du Pont étant l’un des premiers, et des colons diffèrent, ce qui n’est pas surprenant. Mais là n’est pas à proprement parler le point le plus intéressant. Cela peut étonner ceux qui croient à la simplicité des positions et à la mauvaise foi obligée des participants au débat. Ce n’est pas toujours le cas. De le montrer avec simplicité et érudition est un des mérites de l’ouvrage.
9Ainsi, Turgot soutient contre Du Pont – tous deux étant abolitionnistes – que le travail servile est plus avantageux pour les colons, ce qui ne l’empêche pas de le condamner et d’en attribuer le maintien à une absence de progrès technique et moral. Condorcet, autre abolitionniste, annonce la position de Ricardo sur les machines. Il fait une distinction entre le produit brut et le produit net. De même que Ricardo a pu soutenir, dans la troisième édition des Principles, que les ouvriers combattant le machinisme ne méconnaissaient pas les principes de l’économie politique, de même Condorcet admet que les colons ont des raisons économiques sérieuses de vouloir maintenir l’esclavage. Si maints colons ne font que prouver leur adhésion à des stéréotypes raciaux et obéir à des préjugés, d’autres expriment une idéologie pessimiste sur la nature humaine. Ils invoquent la nécessité qui impose aux hommes de travailler et l’inévitable inégalité entre eux qui conduit aux diverses formes de soumission qui, au fond, se valent toutes plus ou moins les unes les autres.
10Curieusement, ce sont souvent les arguments des esclavagistes qui portent le plus. Non pas ceux qui renvoient à une nature humaine éternelle ou à des stéréotypes raciaux mais ceux qui évoquent la nécessité dans toute organisation sociale d’une contrainte pour « mettre au travail » une partie ou la totalité des membres d’une société.
11Le lecteur ne peut pas ne pas penser à Steuart, dont c’est la question centrale. L’esclavage, la charité sont deux modalités d’organisation qui permettent que les individus travaillent au-delà de ce qui leur est nécessaire. Le goût de la superfluité dans une économie monétaire en est une autre. Ajoutons que le salariat – non explicitement traité par Steuart – est la forme moderne de cette mise au travail. Mettre en rapport le salariat et le travail servile ne peut pas manquer de susciter quelques interrogations sur nos sociétés.
12Lorsque les esclavagistes avancent que les affranchis auront tôt fait de « revenir à la barbarie », ils veulent signifier que les affranchis s’affranchiront aussi des règles du marché. Les partisans de l’esclavage posent ainsi la question de la liberté : est-elle de refuser toute règle, est-elle d’accepter celles du marché ? Simmel conçoit la liberté comme une interdépendance monétaire qui laisse les personnes en dehors des liens monétaires. En ce sens, s’insérer dans une division marchande des activités est « choisir la liberté ». Y a-t-il d’autres façons d’être libre ou doit-on renoncer à la notion de liberté en général, la liberté sans phrase, dirait Marx ?
13Liée à cette interrogation se trouve être la question du travail comme nécessité universelle, évoquée par Duval de Sanaudon – sans doute conséquence du péché universel. Cette position est associée à une représentation pessimiste de la nature humaine. Say s’inscrit dans ce type d’argumentation. Il postule l’indolence du travailleur libre (en fait de l’individu libre). Ce n’est que sous contrôle et/ou sous contrainte que l’homme fournit un effort. L’allusion à la « vie matérielle » de Braudel relativise l’argument. L’esclave affranchi sera-t-il entièrement absorbé par cette « vie matérielle » faute du désir d’améliorer son sort (désir non universel ? Tant pis pour Smith !) ? On pense aussi à Hannah Arendt et à l’empire de la nécessité. La notion de travail est-elle concevable en dehors d’une division de la société (agora vs oikos, prêtres et/ou soldats vs travailleurs, capitalistes vs salariés, etc.) ? Il semble que non.
14S’oppose pourtant à cette vision « tragique » l’utopie marchande. Tous les individus y sont des marchands car chacun choisit librement son activité sous la seule contrainte d’une compatibilité mutuelle des actions individuelles. Dans cette utopie, le travail n’existe pas : seules de libres activités ont lieu. Il n’y a pas de « mise au travail » sinon par ceux-là mêmes qui le désirent. On conçoit la force de cette utopie qui conduit à penser qu’en dehors des relations de marché règne la barbarie.
15Cette utopie marchande semble essentielle pour soutenir l’argumentation abolitionniste. Schoelcher, comme tant d’autres, est persuadé que les esclaves affranchis ne tarderont pas à percevoir l’intérêt qui est le leur de « travailler plus pour gagner plus », ce qui est le propre de la civilisation à leurs yeux. Il s’agit au fond d’intégrer les affranchis à la société normale. Tout cela ne va pas de soi, comme le remarque Tracy qui souligne la contradiction entre la constatation de la difficulté de mettre les esclaves au travail et celle de leurs désirs de consommer davantage. On sent ici que, pessimisme ou non, la « mise au travail » implique sinon toujours une violence ouverte au moins une pression irrésistible de ceux pour le compte de qui l’activité des autres sera exercée.
16Dans le chapitre 8 « Statut et intérêt », on voit bien les trois modes alternatifs dans lesquels l’activité peut s’exercer : la contrainte pure (l’esclavage), le travailleur libre (il s’agit en fait du travailleur salarié plus ou moins intéressé aux résultats) et, enfin, le propriétaire (le seul producteur indépendant, du moins en principe). Le contexte historique – comment maintenir l’agriculture coloniale après abolition de l’esclavage – explique peut-être la variété des opinions et des suggestions (Granier de Cassagnac va jusqu’à proposer de forcer les oisifs et vagabonds blancs à travailler en France). Si la diversité de celles-ci reflète là encore celle des intérêts et des positions philosophiques, il est essentiel de voir au-delà de la question – comment les faire travailler ? – c’est celle-ci : pourquoi doivent-ils travailler ? ou celle-là plus difficile encore à élucider : pourquoi travaillons-nous alors que personne ne nous y force ? qui est posée. On ne s’étonnera pas de trouver à cette occasion les argumentations encore présentes aujourd’hui sous des formes généralement plus subtiles, mais pas toujours. Mais il est intéressant aussi de voir que les idées du socialisme associationniste se rencontrent également, y compris sous la plume de certains libéraux. Peut-on y voir une collusion qui devrait être naturelle entre l’adhésion à l’idéologie libérale et la défense de la liberté marchande dans un mode de production qui laisse à chacun sa responsabilité ?
17Attribuer à chacun, quel que soit son statut, une capacité de mêler calcul et intérêt et d’être sujet à de mêmes incitations – ce qui est peut-être le fond même de l’argumentation des abolitionnistes – est aussi la marque que l’économie politique laisse dans la représentation générale de ces auteurs « progressistes ».
18Utopie marchande et nécessité du travail, ces deux thèmes s’entrelacent dans les diverses argumentations des colons et des abolitionnistes. Ils suggèrent aux esprits mal intentionnés une extension de la question de l’esclavage : faut-il abolir (également) le travail salarié ?
II
19Faisons le petit exercice suivant : plaçons-nous du point de vue du salarié aujourd’hui et adoptons une position abolitionniste en suivant l’excellent schéma proposé par COBPS : valuation (critère des valeurs morales), évaluation (calcul selon les conceptions en vigueur), valorisation (calcul comme élément de rhétorique). On pourrait alors aboutir aux propositions ci-dessous.
201. Nos sociétés sont pensées, à tort comme à raison, comme régies principalement par le marché. L’économie de marché – et non pas simplement l’existence de marchés encastrés dans des relations sociales d’un autre type – est associée à des principes fondamentaux. Les valeurs typiques de l’économie de marché fournissent le cadre de référence de la valuation du travail salarié. Elles sont les suivantes : liberté individuelle (chacun se spécialise dans l’activité qu’il a choisie), responsabilité (chacun accepte l’évaluation faite par le marché) et égalité dans une libre concurrence (personne n’exerce un pouvoir sur personne mais chacun est soumis à tous). Acceptons cela.
21Le salarié, en dehors de l’entreprise, ne se distingue en rien des non-salariés. Il est un citoyen au même titre que les autres et dépense son salaire selon ses désirs. Ce n’est que dans sa relation à son employeur que se révèle l’illégitimité de sa position au regard des valeurs de l’économie de marché. Le salarié n’est pas libre de choisir ce qu’il produit, ni sa quantité, ni sa manière, ni sa destination. Il n’est pas non plus responsable des résultats de son activité. Les actes qu’il accomplit en tant que salarié ne lui sont pas imputables juridiquement dès lors qu’ils sont conformes au contrat de travail (exemple de la pollution). En fait, le salarié, dans son activité de production, n’a pas de lien direct avec le marché. Il n’est soumis qu’à l’employeur. C’est ce dernier qui est relié au marché. Lui seul peut se conformer aux valeurs de l’économie de marché. Ses erreurs éventuelles lui font faire faillite – sanction commerciale – et, indirectement, rompre le contrat qui le lie au salarié. Le salarié n’est pas économiquement responsable. Il ne fait pas faillite. Il est simplement rejeté du marché (ce qui justifie amplement un traitement social du chômage).
22Du point de vue de la valuation, l’abolition du salariat se justifie absolument. Ce n’est que par un renversement pervers des valeurs de l’économie de marché que l’on tente de faire croire au salarié qu’il est l’entrepreneur de lui-même, qu’il produit son employabilité pour l’offrir au marché, comme une entreprise le fait pour les produits auxquels elle consacre son activité.
23Mais, s’il est légitime de vouloir abolir le salariat, à quoi ressemblerait une organisation de la production conforme aux valeurs de marché ? Il faut répondre impérativement à cette question pour établir la référence par rapport à laquelle la valuation du salariat doit être faite. Une réponse possible, très générale, serait l’association de producteurs libres, coopérative par exemple. Les socialistes ont présenté au cours de l’histoire un certain nombre de formules. Sans entrer dans le détail, l’orientation principale est démocratique : tous les individus associés prennent collectivement les décisions et sont solidairement responsables des activités et de leurs résultats au marché. Pas de salaire, ni direct ni indirect, pas de profit mais un revenu partagé. Le reste concerne la politique. Les individus y interviennent en tant que citoyens et non en tant que marchands.
242. L’évaluation du coût du salarié ne comprend légitimement que les éléments effectivement à la charge de l’employeur. Que ces coûts comprennent, outre le salaire direct, un élément indirect reflétant la prise en charge de coûts sociaux (cotisations diverses concernant la santé, le logement ou la formation) est le résultat d’un rapport de forces. Avec raison, du point de vue des valeurs du marché, l’employeur souhaite que cette partie du coût salarial soit aussi réduite que possible. Au nom de quel principe devrait-il supporter des coûts liés à la situation du salarié hors de l’entreprise ? Si le contrat de travail était légitime (point de vue de la valuation) il ne devrait concerner que ce qui se passe au niveau de l’entreprise (au sein de laquelle la hiérarchie selon Coase est le mode de coordination entre les individus à la différence du marché qui gouverne la coordination entre les entreprises).
25Mais la conscience de l’illégitimité du contrat salarial conduit naturellement à contester ces modalités de calcul du coût salarial. Selon ce point de vue, il est clair, par exemple, que les conséquences de la soumission des salariés à des produits toxiques, à des travaux pénibles ou à des circonstances qu’ils n’auraient pas librement choisis s’ils avaient pu organiser la production sur une base associative volontairement débattue, doivent être entièrement à la charge des employeurs.
263. L’illégitimité du salariat du point de vue des valeurs de l’idéologie et de la morale marchandes s’étend ainsi au calcul du coût salarial. Elle invalide la rhétorique de l’employeur qui dénonce l’excès des charges sociales. Elle conduit à esquisser des propositions alternatives, de l’entreprise sociale et solidaire à l’autogestion.
27C’est dans l’écart entre les conditions du travail salarié et celles d’une libre association de producteurs indépendants que se loge la notion d’exploitation du travail salarié. Est-il possible d’en faire une évaluation ?
28La réponse est négative, comme elle le serait sans doute si la comparaison entre le travail servile et le travail salarié se faisait du point de vue des travailleurs en question. Quand elle se fait du point de vue de l’employeur, la comparaison fait sens parce que l’employeur dans les deux cas demeure celui qui met en œuvre l’organisation. Quand elle se fait du point de vue du salarié, elle ne fait plus sens. Comment peut-on comparer par le calcul un individu soumis à une hiérarchie telle qu’elle l’empêche d’avoir un lien direct avec le marché, d’une part, avec un individu assumant pleinement sa liberté et sa responsabilité marchandes ?
29Le calcul est ici non pertinent. Ce qui tombe assez bien puisque, selon Turgot et d’autres, il vaut mieux asseoir les propositions sur des raisons démonstratives que sur des calculs voués à être arbitraires et contestables. Ces « raisons démonstratives » doivent être recherchées dans les principes supérieurs qui font des individus les « propriétaires d’eux-mêmes ». Mais cette propriété de soi ne doit pas être interprétée comme permettant de disposer de soi. La « propriété de soi » est la condition de la propriété ordinaire qui concerne les objets négociés sur les marchés (un esclave ne peut négocier quoi que ce soit), un peu comme le contrat social de Hobbes est la condition à laquelle les individus peuvent conclure des contrats ordinaires entre eux. Être propriétaire de soi-même s’oppose radicalement à se vendre ou à se louer, de la même façon qu’être partie au contrat social s’oppose radicalement à revenir à la multitude et à la lutte de tous contre tous.
30Il semble donc parfaitement possible d’esquisser aujourd’hui un discours abolitionniste du salariat contre les thèmes dominants du plein-emploi et de la croissance maximale, comme il fut souhaitable hier de plaider pour l’abolition de l’esclavage contre l’argument de la rentabilité ou de la compétitivité. Nul doute qu’un tel plaidoyer se heurterait à des arguments analogues à ceux brandis naguère par les anti-abolitionnistes : inéluctabilité des inégalités de condition, atteinte de hauts niveaux de consommation permis par l’efficacité de l’entreprise salariale qui seraient hors d’atteinte autrement, incitations à l’activité tant des uns – recherche du profit et de puissance – que des autres – recherche du bien-être matériel.
31Merci aux auteurs de ce livre savant et intelligent de nous rappeler, volontairement ou non, que la mise au travail de certains par d’autres demeure aujourd’hui un problème majeur de nos sociétés.
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