« Colonisations. Notre histoire », sous la direction de Pierre Singaravélou : le passé colonial français sens dessus dessous
Cette somme collective embrasse les cinq siècles du colonialisme français à l’échelle du monde. Son plan original, à rebours de la chronologie, ouvre sur de riches perspectives novatrices. Non sans quelques fragilités.
Par André Loez(Historien et collaborateur du « Monde des livres »)
Publié hier par LE MONDE le 24 septembre 2023
« Colonisations. Notre histoire », sous la direction de Pierre Singaravélou et la coordination d’Arthur Asseraf, Guillaume Blanc, Nadia Yala Kisukidi et Mélanie Lamotte, Seuil, « L’univers historique », 954 p., 35 €, numérique 25 €
Synthétiser trois décennies de profonds renouvellements en histoire coloniale : tel est le défi relevé par Pierre Singaravélou et l’équipe qu’il a rassemblée dans Colonisations. Notre histoire. Un livre dont la forme originale et l’ambition mettent à l’épreuve la notion même de progrès historiographique. Qu’est-ce qui constitue, au fond, une avancée du savoir en histoire ? On est tenté d’en décliner trois aspects : l’accumulation (de nouvelles connaissances factuelles), la complexification (de la réflexion et des concepts) et le déplacement (des questionnements et des curiosités). Faire tenir ces trois dimensions en un seul volume, pour un aussi vaste champ que l’histoire de la colonisation française, relève de la gageure. Des choix éditoriaux aussi singuliers que tranchés permettent d’y parvenir avec des réussites éclatantes, mais aussi quelques fragilités.
Il ne s’agit pas, en effet, d’un récit linéaire, encore moins d’un manuel. Le passé colonial français, en Asie, en Afrique, aux Amériques et dans le Pacifique, est présenté à rebours de la chronologie, en cinq grandes parties, qui abordent successivement la période très contemporaine postérieure aux indépendances, la fragilisation de l’empire français dans la brève séquence 1930-1962, puis son apogée apparent du long XIXe siècle, avant de remonter « aux origines » (1500-1815). La dernière partie du livre, intitulée « Les mondes d’avant », expose, de façon très neuve, l’historicité propre des sociétés non européennes qui finiront par être colonisées par les Français.
Au sein même de ces grandes sections, plutôt qu’une narration continue, ce sont de brefs éclairages thématiques qui s’enchaînent, à deux niveaux : quatre pages pour les articles les plus longs sur des questions de fond, deux pages pour des exemples permettant de les illustrer. Un article sur les « luttes pour l’égalité en Afrique » au milieu du XXe siècle est ainsi suivi par deux brèves notices sur « Ousmane Sembène, la grève des cheminots et les femmes » et sur « Les ambiguïtés du PCF ». Un tel dispositif ne vise pas l’exhaustivité et, de fait, il laisse de côté certains éléments, personnages ou événements qu’on pourrait attendre dans une synthèse générale. Il n’est ainsi pas question de l’écrivain Pierre Loti (1850-1923), figure majeure de l’imaginaire colonial et orientaliste français, ni du 13 mai 1958, date du soulèvement des Français d’Algérie qui porte le coup de grâce à la IVe République en pleine guerre d’indépendance.
Au risque de perdre en intelligibilité
Le choix apparemment le plus singulier du livre, consistant à raconter l’histoire des colonisations à contre-courant de sa chronologie, n’en est d’ailleurs pas l’aspect le plus convaincant. Pour une raison simple : en présentant l’aboutissement de processus avant leur origine, il fait parfois perdre en intelligibilité. Un des tout premiers textes de l’ouvrage porte ainsi sur la loi de 1946 transformant les quatre « vieilles colonies » de Guyane, de Martinique, de Guadeloupe et de La Réunion en départements d’outre-mer. Mais les enjeux comme les limites de cette législation apparaissent mal à qui n’aurait pas déjà en tête l’épaisseur de leur passé colonial depuis le XVIIe siècle, marqué par l’esclavage bien au-delà de son abolition formelle en 1848.
Voilà ce que l’on pourrait reprocher à un volume dont l’ambition serait simplement de proposer un récit factuel totalisant et ordonné. Mais, si ces lacunes existent, elles sont contrebalancées par de remarquables déplacements, géographiques, temporels et conceptuels, dans un récit éclaté, polyphonique, qui ne cesse d’ouvrir des perspectives novatrices.
Le premier semble tenir de l’évidence : cette histoire est écrite à l’échelle du monde. C’est vrai pour le contenu du livre, qui évoque bien sûr le Maghreb, l’Indochine, l’Afrique subsaharienne, mais aussi la Louisiane et l’Inde, la Polynésie et les Antilles, la Nouvelle-Calédonie et même le Brésil, cette « France antarctique » brièvement convoitée au XVIe siècle. C’est surtout vrai pour l’impressionnante diversité des auteurs, 268 plumes dont plus de la moitié travaillent en dehors de l’Hexagone, pour beaucoup dans d’anciens pays colonisés. Cela couronne et confirme un déplacement spatial d’une profonde importance intellectuelle : l’histoire de la colonisation française ne s’écrit plus, ne saurait plus s’écrire, de Paris et à partir de sources produites par les colonisateurs. Décentrer le regard, faire émerger d’autres expériences et d’autres documents, faire entendre d’autres langues, non seulement pour les spécialistes déjà familiers de ce mouvement historiographique, mais pour un lectorat plus large, constitue un apport-clé de Colonisations.
Et pas simplement, soulignons-le, pour des raisons politiques ou éthiques, afin de rééquilibrer noblement un récit où les colonisés auraient longtemps été privés de voix, mais parce que l’intelligence de la période est à ce prix. Qu’apprend-on, en effet, lorsqu’on prend au sérieux le fait colonial dans toute sa diversité ? Que les distinctions et les dichotomies en apparence les mieux installées, « colonisateurs et colonisés », « modèle français et modèle britannique », « colonisation d’exploitation et colonisation de peuplement », doivent être revisitées. On saisit, à la place, la façon dont la domination coloniale se réinvente dans chaque contexte, disparate dans ses formes, d’autant plus violente qu’elle se sait fragile. Et on comprend par exemple, au-delà des discours de justification émis par chaque puissance coloniale, que les Français et les Britanniques eurent des stratégies communes, sinon conjointes, qu’il se soit agi de mettre sous tutelle financière l’Empire ottoman, de s’appuyer sur des intermédiaires locaux en Asie ou de briser par la force une rébellion en Afrique.
L’attention subtile portée aux enjeux raciaux
Au demeurant, l’ouvrage ne propose pas seulement, pour étayer son propos, des exemples suggestifs, mais aussi de solides appuis conceptuels. Il faut noter, entre autres mises au point de grande qualité, l’attention subtile portée aux enjeux raciaux. Depuis les postes d’observation différents que sont le droit colonial, la ségrégation spatiale en ville, la gestion des différences religieuses, le statut des métis et l’importance changeante accordée à la couleur de peau suivant les lieux et les époques, les contributions éclairent les logiques d’une « racialisation à géométrie variable », créatrice d’inégalités sans jamais relever d’une idéologie cohérente ou de catégorisations fixées une fois pour toutes. L’Algérie coloniale en offre de fascinants exemples : il peut y être question d’une race « latine » englobant Italiens et Espagnols pour mieux distinguer Européens et « indigènes », eux-mêmes définis racialement par la religion plus que par le type physique, lequel contribue, à l’inverse, à exalter une race « kabyle » d’alliés potentiels.
Mais le geste le plus fort de ce travail se trouve dans sa partie conclusive, qui inclut la période « précoloniale », tout en assénant une critique vigoureuse de cette notion, laquelle semble assigner à une multitude de sociétés le seul horizon de la colonisation. En restituant leurs calendriers ou leurs « cartographies vernaculaires », les auteurs permettent au bout du compte de mieux comprendre ce qui fut interrompu par l’ère coloniale, mais aussi ce qui put lui survivre. Une intrigante perspective comparative s’y dessine, avec l’évocation de colonialismes non européens, comme celui pratiqué par la Chine à l’époque moderne : doublant son territoire aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’empire Qing utilise au Turkestan (actuel Xinjiang) des méthodes de conquête et d’administration préfigurant les projets impériaux occidentaux dont il sera lui-même la proie. Elargissement temporel, décentrement géographique et renouvellement conceptuel se rejoignent ainsi efficacement en clôture du livre.
Il y a des synthèses historiques qui ressemblent à des cathédrales ou à des palais : chaque élément de leur construction s’agence parfaitement aux autres et tout converge pour ériger une monumentalité impressionnante et close sur elle-même. Colonisations, fidèle à son objet, ressemble plutôt aux quais bigarrés d’une gare ou d’un port, avec de vastes horizons géographiques déclinés en une immense variété de thèmes exposés sous les angles les plus divers, appuyés sur une historiographie récente, qui invite, comme l’ensemble du livre, à aller toujours plus loin.
Extraits
« Un des monopoles octroyés à la Compagnie des Indes occidentales en 1664 est celui de la traite des esclaves. L’économie des colonies de plantation repose en effet sur l’exploitation d’une main-d’œuvre servile et sur la mise en place d’une réglementation permettant de définir son statut administratif et, surtout, de la contrôler. Le maintien de l’ordre est une obsession de la législation des colonies. Dans cette optique, le Code noir règle les rapports entre “maîtres” et “esclaves” et fixe les peines qui peuvent leur être infligées. Cette législation, destinée d’abord aux Antilles puis étendue aux Mascareignes et à la Louisiane dans les années 1720, peut être considérée comme un des fondements de l’organisation de la domination sur les esclaves et les personnes colonisées. En effet, cette législation entre en contradiction avec la législation française, qui énonce de longue date que “le sol de France affranchit”. »
Julie Marquet, « La législation coloniale », Colonisations, page 626
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« Vous avez peut-être déjà vu une carte des empires coloniaux. Une grande carte du monde, où l’on voit des taches de couleur différentes qui traversent les continents. La France y a fière allure. Une tache immense sur une bonne partie de l’Afrique, d’autres en Asie, aux Amériques, dans le Pacifique. Derrière l’empire britannique, c’est le deuxième plus grand empire colonial par sa superficie. (…) Mais ces cartes sont des mirages. Ou plutôt, elles ne reflètent qu’une perspective, celle de leurs créateurs. Pour ces hommes d’Etat européens, la carte est un outil pour mesurer leur puissance les uns par rapport aux autres. Peu importe qu’ils n’aient jamais foulé certains de ces espaces, peu importe que certaines personnes qui les habitent n’aient pas reconnu cette domination. La carte sert à montrer qu’on est le maître du monde. »
Arthur Asseraf, « L’empire qui voulait être monde (1815-1830). Introduction », Colonisations, page 371
Repères
A la fin de Colonisations. Notre histoire, cinq cartes récapitulent l’évolution de l’empire colonial français sur près de cinq siècles, à travers cinq dates-clés, pensées comme autant de bilans d’étape.
1756 Si la première implantation française, Fort Coligny, au Brésil, a été éphémère (1555-1560), le royaume de France, au milieu du XVIIIe siècle, administre des territoires en Amérique – Saint-Pierre-et-Miquelon (depuis 1604), Québec (1608), la Martinique et la Guadeloupe (1635), La Nouvelle-Orléans (1718)… –, en Asie – Pondichéry (1674), Chandernagor (1686)… –, ou en Afrique – Saint-Louis (1659) et l’île de Gorée (1677) – et dans l’océan Indien – l’île Bourbon (1663), actuelle Réunion, et l’île de France (1715), actuelle Maurice.
1815 La perte du Canada et de la Louisiane au XVIIIe siècle réduit l’empire français. Brève parenthèse, avant l’expansion qui marquera le long XIXe siècle.
1930 Tout en maintenant quelques possessions en Amérique ou dans le sous-continent indien, l’empire français comprend dorénavant, au Maghreb, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc ; en Afrique subsaharienne, deux entités regroupant chacune plusieurs territoires, l’Afrique-Occidentale française et l’Afrique-Equatoriale française ; en Asie, l’Indochine ; dans l’océan Indien, Madagascar, La Réunion et les Comores. Au Moyen-Orient, le Liban et la Syrie sont sous mandat français.
1962 L’année de l’indépendance de l’Algérie marque une étape majeure du processus d’accession à l’indépendance des territoires colonisés, amorcé à l’issue de la seconde guerre mondiale.
2023 Les derniers territoires administrés par la France en dehors de l’Hexagone, sous des statuts divers, sont la Corse, Mayotte, La Réunion, Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, Saint-Pierre-et-Miquelon, SaintBarthélemy, Saint-Martin, la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et les Terres australes et antarctiques françaises.
André Loez(Historien et collaborateur du « Monde des livres »)
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