La stratégie russe, de l’idéologie à la géopolitique

Auteur de l'oeuvre: 
Dimitri Minic
 
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 Dimitri Minic : Pensée et culture stratégiques russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine (Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2023, 632 pages)Au-delà des armes

1De 2008, face à la Géorgie, jusqu’à l’occupation de la Crimée en 2014 en passant par l’intervention en Syrie à partir de 2013, on a pu constater que Moscou obtenait des résultats considérables avec un emploi minimal de la lutte armée, parfois même sans combattre, mais en utilisant toutes sortes de stratégies de contournement (action secrète, relais, désinformation, cyberguerre, etc.). Au début de l’« opération spéciale » en Ukraine, le 24 février 2022, on pensait assister à un scénario du même type, mais, cette fois, celui-ci allait très vite échouer et la Russie repassait à une stratégie militaire beaucoup plus conventionnelle, rappelant la guerre de Corée ou même les deux guerres mondiales.

2Ce que l’on sait moins, c’est que ces événements ont été accompagnés ou même précédés par une considérable réflexion stratégique, de la part des militaires et spécialistes russes, sur les moyens et méthodes de « contournement de la lutte armée ». C’est ce que Dimitri Minic a exploré dans ce très important ouvrage, qui a valu à son auteur le Prix Thibaudet 2023.

3On est immédiatement frappé en le lisant par le nombre de centres d’étude, de réflexion, d’analyse qui se retrouvent au sein de la nébuleuse militaire russe, et par l’importance de leurs publications (les réflexions internes restant certes inaccessibles, mais même à l’époque soviétique les militaires publiaient, et de façon très significative pour les Occidentaux, au prix évidemment d’un décodage minutieux). On est également frappé par la diversité des opinions exprimées : on n’a certainement pas affaire à un alignement systématique, mais à un processus dialectique d’où se dégagent certes de grandes orientations mais pas une doctrine figée, comme on a tendance à le penser, par exemple quand on évoque, de façon trop simple, une « doctrine Gerasimov », du nom du chef d’état-major.

4L’idée fondamentale de cet essai est que la guerre ne se résume pas à la lutte armée, mais comporte bien d’autres champs, en particulier « informationnels » (terme qui recouvre propagande, désinformation et cyberguerre), mais aussi bien sûr toutes les formes de l’« action indirecte » (militaire dans le sens de Liddell Hart, ou non militaire dans le sens de Sun Tzu).

5Néanmoins il faut distinguer les nuances et évolutions concernant ce point central : dans les années 1990, la vision de l’« action indirecte » restait encore très militaire et tendait à combiner l’« approche » indirecte de Liddell Hart et l’utilisation de moyens militaires à distance pour minimiser l’affrontement militaire direct et meurtrier. Mais, par la suite, la réflexion a évolué, et la stratégie indirecte a été de plus en plus associée à la notion d’« évitement systématique » de la lutte armée interétatique.

6En fait on a assisté à un processus de maturation et d’approfondissement : la pensée militaire soviétique était fondamentalement orientée vers la lutte armée. Il a fallu une vingtaine d’années pour s’en dégager et pour échafauder le concept de « contournement de la lutte armée », soit en réduisant celle-ci au maximum grâce aux stratégies indirectes et aux frappes à grande distance, soit même en éliminant complètement l’affrontement armé interétatique, ce qui laisse bien sûr ouvertes toutes les possibilités d’intervention déguisée, comme on l’a vu en Crimée en 2014.

7C’est pourquoi, pourrait-on remarquer, la conception russe est plus radicale que la notion développée par les Occidentaux de « guerre hybride », qui inclut certes la cyberguerre et les « opérations spéciales », mais reste quand même fondamentalement « cinétique », comme on dit. Les opérations russes en Syrie et surtout en Crimée en 2014 comprenaient des actions de forces spéciales et « informationnelles » de toutes natures, dont l’origine était souvent camouflée ou niée (les « petits hommes verts » en Crimée) et dont les objectifs n’apparaissaient pas clairement, au moins au départ, et pouvaient être souples et changeants. Plus que de la stratégie hybride, la stratégie russe moderne paraît comporter un flou voulu et organisé par le stratège, qui fait partie intégrante de la manœuvre. On pourrait évoquer une « stratégie du flou » systématique [1][1]G.-H. Soutou, « La stratégie du flou », Politique Magazine,….

8Cette évolution avait été en partie prévue : un émigré russe réfugié en Argentine, Evgueni Messner, avait publié en 1960 un livre toujours actuel, L’Insurrection ou le Nom de la Troisième Guerre mondiale. Il prédisait que les futures guerres seraient menées par des petits groupes terroristes et des forces spéciales, qui remplaceraient la stratégie traditionnelle par la subversion et des révolutions manipulées. Il n’y aurait plus de ligne de front, il n’y aurait plus même de division nette entre les adversaires. L’objectif essentiel serait de percevoir les émotions et l’état d’esprit des ennemis. On viserait en particulier les élites, les médias, la jeunesse, les groupes sociaux marginalisés. Des interventions extérieures, y compris sous la forme d’opérations de maintien de la paix ou d’aide humanitaire, permettraient d’éroder la souveraineté et la légitimité des États cibles et faciliteraient la réalisation des objectifs, soigneusement dissimulés, de leurs adversaires.

L’élargissement du concept de guerre

9La séquence clausewitzienne paix-guerre-paix est dépassée (au sens hégélien : elle existe toujours, mais elle est reprise dans un ensemble plus large, plus complexe). Les notions mêmes de paix et de guerre deviennent elles aussi floues. Nous sommes sortis de la stratégie classique, de même que nous sommes sortis d’un système international dominé par les États, dit « système de Westphalie », avec une multiplication des acteurs (mouvements terroristes, ONG, etc.). C’est là l’une des conclusions essentielles du livre de Dimitri Minic : la guerre, sous telle ou telle forme, y compris en dehors de la lutte armée, est pour les stratèges russes l’état normal des relations internationales.

10Les pages 134-138 sont particulièrement intéressantes sur l’élargissement considérable du concept de guerre à partir de 1990. Clausewitz reste invoqué par les auteurs russes, mais il est tiré dans le sens où déjà Lénine le tirait, lorsqu’il complétait la fameuse formule « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » en ajoutant : « plus violents » [2][2]Dans un Cahier célèbre, Lénine avait recopié et annoté des…. Au fond, c’est la différence même entre l’état de paix et l’état de guerre qui est radicalement contestée.

11On fera ici deux remarques : les Soviétiques distinguaient entre la « science militaire », qui relevait des armées, et la « doctrine militaire », qui relevait du Parti et concernait en fait la problématique de la paix et de la guerre dans ses rapports avec le développement de la révolution mondiale et la politique extérieure de l’État soviétique. Dimitri Minic montre bien que nombre de théoriciens militaires abordent désormais les deux domaines, alors qu’ils étaient nettement séparés avant 1990, y compris donc la haute politique qui était réservée au Parti et qui leur était interdite (Joukov en fit les frais en 1957). Les historiens diront peut-être un jour si cette évolution a pu contribuer aux tensions entre Poutine et les chefs militaires que certains commentateurs croient constater…

12Ajoutons que nous n’en sommes plus à la Guerre froide. Celle-ci se situait encore dans l’ère des idéologies universalistes. Libéralisme et communisme étaient en quelque sorte des frères ennemis. Le containment proposé par George Kennan en 1946 devait, en résistant à la poussée soviétique, donner le temps nécessaire à une transformation du régime et à un rapprochement avec le modèle occidental, par le biais d’une indispensable et, pour beaucoup d’Occidentaux à l’époque, inéluctable libéralisation de son économie et de sa société [3][3]J. L. Gaddis, George F. Kennan. An American Life, New York,….

13D’autre part, l’idéologie communiste était presque une garantie de prudence : comme la victoire du communisme était « scientifiquement » inévitable, on pouvait se montrer progressif et prudent. La politique russe actuelle est beaucoup plus imprévisible qu’à l’époque soviétique, justement parce que le primat de l’idéologie marxiste a disparu [4][4]G.-H. Soutou, « La grande rupture », Stratégique, n° 129,….

14Cela dit, et c’est l’une des difficultés du sujet, la révision des conceptions russes à partir de 1990 a été très souvent menée par des hommes issus de l’ancienne Direction politique de l’Armée, chargée du contrôle idéologique, et qui restaient marqués par l’héritage soviétique, c’est-à-dire par l’idéologie marxiste-léniniste et par l’expérience de la Guerre froide. Mais, progressivement, les anciens paradigmes ont été remplacés par de nouveaux cadres de pensée : la géopolitique (considérée à l’époque soviétique comme « bourgeoise »), la perception de la victoire de l’Occident dans la Guerre froide comme, justement, une victoire de sa stratégie de contournement de la lutte armée, le tout sur fond de justification historique et culturelle des objectifs de la Russie [5][5]Sur cet aspect essentiel du poutinisme, à la fois rupture et…. C’est là que l’évolution des stratèges russes rejoint le poutinisme.

15Au fond, les processus russes actuels de réflexion stratégique rappellent beaucoup ceux de l’URSS, mais la géopolitique et l’histoire remplacent désormais la lutte de classes comme explication eschatologique et comme moteur de l’Histoire, la guerre, plus ou moins larvée, restant toujours, et même plus que jamais puisque l’espérance « scientifique » révolutionnaire a disparu, l’horizon indépassable de la vie internationale.

Le contournement à l’occidentale

16Il est fondamental de noter, comme le fait Dimitri Minic, que les stratèges russes voient toujours l’Occident comme intrinsèquement hostile et ligué contre la Russie, conçue par eux comme une puissance assiégée, et ce dans une conspiration permanente. Occident dont les méthodes stratégiques sont, par ailleurs, sans cesse scrutées et étudiées (chapitre 6), y compris dans une vision fantasmée, pense l’auteur, de ses méthodes de contournement de la lutte armée, comme dans le cas du soutien occulte accordé aux « révolutions de couleur » (« stratégie occidentale du chaos »), auquel les Russes accordent une importance déterminante.

17On notera cependant que la volonté de contournement de la lutte armée de la part des Occidentaux n’est pas totalement fantasmée par Moscou. Dès ses origines, la CIA a pratiqué des actions clandestines puissantes (par exemple contre Mossadegh en Iran en 1953 et contre Árbenz au Guatemala en 1954) [6][6]T. Weiner, Legacy of Ashes. The History of the CIA, New York,…. Le Président Kennedy avait multiplié des formes d’intervention non létales, ou non directement létales (avec notamment des envois massifs de « conseillers militaires », restés jusqu’à nos jours une méthode de lutte privilégiée par les États-Unis). Le Président Clinton y a ajouté la promotion systématique des « valeurs » et des ONG comme instruments de diffusion du modèle américain, des Balkans au Moyen-Orient. Et l’avènement d’Internet a ouvert encore une autre dimension à l’influence américaine, comme l’a noté dès 2009 Anne-Marie Slaughter, dans son article fameux « America’s edge. Power in the networked century [7][7]In Foreign Affairs, vol. 88, 2009/1, p. 94-113. ».

18On rappellera également que, dès la Première Guerre mondiale et jusqu’à nos jours, le blocus et les sanctions économiques et financières ont été considérés par Washington comme des armes décisives, non létales mais se fondant parfaitement dans l’internationalisme libéral de Wilson [8][8]Voir le livre essentiel de N. Mulder, The Economic Weapon. The…. Comme on le sait, les sanctions ont été utilisées par les Occidentaux dès 2014, mais très aggravées et constamment renforcées depuis février 2022, avec de toute évidence une surévaluation de leur efficacité, constante d’ailleurs depuis la Première Guerre mondiale [9][9]Voir T. C. Morgan et al., « Economic sanctions : evolution,…. Nicholas Mulder lui-même a dit à la Neue Zürcher Zeitung, le 28 janvier 2022 (avant la guerre mais à propos de l’Ukraine), que les sanctions occidentales ne marchaient pas et qu’il vaudrait mieux les retirer. Au début de l’année 2023 il avertit encore : « Economic sanctions deliver bigger global shocks than ever before and are easier to evade[10][10]N. Mulder, « The sanctions weapon », IMF Briefs, juin 2022.. »

19Quant à l’Ukraine, si le Président Bush avait pu conseiller aux Ukrainiens en mai 1991, lors d’une visite à Kiev, de rester dans le giron de l’URSS, et si les Américains avaient promis (verbalement) à Moscou que l’OTAN ne serait pas élargie, à partir de 1994 Washington promut l’élargissement constant de celle-ci, souhaitant même y faire entrer l’Ukraine et la Géorgie dès 2008 [11][11]J. Matlock, Autopsy on an Empire. The American Ambassador’s…. Les États-Unis saluèrent et soutinrent en outre la révolution « orange » à Kiev en 2004, et celle de la place Maïdan en 2013. Leur objectif était d’arracher de façon décisive l’Ukraine à la sphère d’influence russe [12][12]Z. Brzeziński, Le Grand Échiquier. L’Amérique et le reste du….

20Et, au moins dès 2015, les différents services et think-tanks américains commençaient à réfléchir sur les sanctions et mesures militaires de toute nature qui sont désormais appliquées. Soyons clairs : il s’agit d’éliminer la Russie comme puissance mondiale [13][13]On renvoie le lecteur aux publications de la RAND Corporation.….

21Le dernier chapitre de l’ouvrage montre comment l’« obsession fatale » du contournement de la lutte armée a conduit Moscou à l’échec de sa tentative d’arrivée surprise à Kiev en février 2022. Erreur stratégique majeure, aux conséquences incalculables. On ajoutera néanmoins que ce n’est pas la première : que ce fût en 1920 face aux Polonais, en 1956 à Budapest, en 1968 à Prague, en 1979 à Kaboul, à chaque fois Moscou pensait au départ que les « conditions objectives » (appui de la « classe ouvrière locale », etc.) feraient qu’une forte pression politique suffirait, ou au moins qu’elles permettraient aux forces soviétiques d’intervenir avec succès avec peu ou pas de lutte armée. Ce fut souvent un échec, de Varsovie en 1920 à Kaboul à partir de 1979, et l’URSS dut s’engager dans de grandes guerres, ni prévues ni souhaitées. Cependant il y eut des réussites : Prague en 1968, ou lors de la mise en place de l’« état de siège » en Pologne en 1980, sans invasion russe [14][14]Michel Heller avait souligné cette amélioration des méthodes de…. Mais il est frappant de voir à quel point le volontarisme stratégique, assis sur des analyses pseudoscientifiques, idéologiques avant 1990, géopolitiques et historico-culturelles aujourd’hui, conduit à de graves erreurs. Dimitri Minic nous donne une précieuse clef d’explication dans son étude du processus de formation de la pensée stratégique russe.

22Il reste que la Russie et l’Occident sont désormais engagés dans un conflit dont les virtualités escalatoires sont loin d’être épuisées, et sans les garde-fous établis lors de la Guerre froide à partir de la crise de Cuba. La différence est que les Russes, eux, ont conservé les moyens de l’action létale en grand…

Ô Russie ! Mets-toi en marche et tout l’univers est à toi.
Gavrila Romanovitch Derjavine (1743-1816).
Notes
  • [1]
    G.-H. Soutou, « La stratégie du flou », Politique Magazine, juillet 2014.
  • [2]
    Dans un Cahier célèbre, Lénine avait recopié et annoté des passages importants de De la guerre. On retrouvera une traduction française parfaitement éditée et utilement commentée in B. C. Friedl, Les Fondements théoriques de la guerre et de la paix en URSS, Éditions Médicis, 1945.
  • [3]
    J. L. Gaddis, George F. Kennan. An American Life, New York, Penguin Books, 2011.
  • [4]
    G.-H. Soutou, « La grande rupture », Stratégique, n° 129, Institut de stratégie comparée, 2022/2, p. 11-30.
  • [5]
    Sur cet aspect essentiel du poutinisme, à la fois rupture et continuité, on lira Fr. Thom, La Marche à rebours. Regards sur l’histoire soviétique et russe, Sorbonne Université Presses, 2021.
  • [6]
    T. Weiner, Legacy of Ashes. The History of the CIA, New York, Doubleday, 2007.
  • [7]
    In Foreign Affairs, vol. 88, 2009/1, p. 94-113.
  • [8]
    Voir le livre essentiel de N. Mulder, The Economic Weapon. The Rise of Sanctions as a Tool of Modern War, New Haven, Yale University Press, 2022.
  • [9]
    Voir T. C. Morgan et al., « Economic sanctions : evolution, consequences and challenges », Journal of Economic Perspectives, vol. 37, 2023/1, p. 3-30, et Ph. Plickert, « Wirken die Sanktionen gegen Russland ? », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 30 juillet 2023.
  • [10]
    N. Mulder, « The sanctions weapon », IMF Briefs, juin 2022.
  • [11]
    J. Matlock, Autopsy on an Empire. The American Ambassador’s Account of the Collapse of the Soviet Union, New York, Random House, 1995 ; R. Braitwhaite, Across the Moscow River. The World Turned Upside Down, New Haven, Yale University Press, 2002.
  • [12]
    Z. Brzeziński, Le Grand Échiquier. L’Amérique et le reste du monde, Fayard, 1997.
  • [13]
    On renvoie le lecteur aux publications de la RAND Corporation. Par exemple : J. Dobbins, « Overextending and unbalancing Russia », 2019 ; S. Watts et al., « Countering Russia. The role of special operations forces in strategic competition », 2021 ; S. Watts et al., « Deterrence and escalation in competition with Russia », 2022.
  • [14]
    Michel Heller avait souligné cette amélioration des méthodes de contrôle, dont les historiens diront un jour si le souvenir a contribué au processus de décision russe en 2022 : Sous le regard de Moscou : Pologne (1980-1982), Calmann-Lévy, 1982.
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/09/2023