LE SIÈCLE DES EXTRÊMES

Auteur de l'oeuvre: 
E. J . HOBSBAWM

 

Un article de Claude Julien dans Le Monde Diplomatique Mars 1995, pages 16 et 17

Une histoire qui a modelé notre monde désorienté

Le siècle des extrêmes

L’histoire du monde devait n’être qu’une longue marche — certes cahotante et sujette aux reculs — vers davantage de progrès et de raison. Mais, comme le relève l’historien britannique Eric Hobsbawm, notre siècle a surtout engendré les paradoxes et les paroxysmes, et d’abord les plus meurtriers. La guerre de masse fut rendue possible par la production de masse en même temps qu’elle en accoucha ; la hantise de l’apocalypse mobilisa les opinions publiques ; les révolutions civilisèrent l’ordre capitaliste qu’elles voulaient abattre, leur reflux vit triompher l’individualisme le plus fanatique. Et, trônant au milieu de la mêlée, tant de dirigeants se déconsidérèrent, incapables de comprendre et de réagir aux grands bouleversements de notre temps.

par Claude Julien 

 

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Pour quelques poèmes « séditieux », Alexandre Pouchkine, alors âgé de vingt et un ans, avait été chassé de Saint-Pétersbourg par Alexandre Ier et exilé à Kichinev. Il ne pouvait pas prévoir que, huit décennies plus tard, le nom de cette même ville serait sur toutes les lèvres en Europe et en Amérique. Non pas grâce à lui, mais parce que « le pogrom de 1903 fit à Kichinev de quarante à cinquante morts, ce qui indigna le monde entier car, en ces temps qui précédaient l’avance de la barbarie, un tel nombre de victimes paraissait intolérable... Même les plus vastes pogroms qui accompagnèrent les soulèvements paysans pendant la révolution russe de 1905 ne causèrent, selon les normes actuelles, que des pertes modestes — peut-être huit cents morts en tout. Ces chiffres peuvent être comparés aux 3 800 juifs tués par des Lituaniens à Vilnius en trois jours de 1941 alors que les Allemands envahissaient l’URSS et avant qu’ils n’entreprennent l’extermination systématique ». Désormais, on ne compterait plus en dizaines, en centaines ou en milliers de morts, mais en millions.

En un temps historique très court, passant du stade artisanal à une taille industrielle, l’horreur et le crime ont ainsi changé d’échelle. Aux yeux de l’historien britannique Eric Hobsbawm, un « XIXe siècle long », qui s’étend de 1789 à 1914, avait enregistré un « progrès presque continu dans l’ordre à la fois matériel, intellectuel et moral ». Lui succède un « XXe siècle court », qui s’ouvre avec le déclenchement de la première guerre mondiale pour se clore en 1991 sur l’effondrement de l’Union soviétique (1). Dans tous les domaines, il est marqué par une régression des normes jusqu’alors acceptées, par une montée aux « extrêmes » dans tous les champs de la production comme de la destruction.

Sotte nostalgie d’une ère révolue ? Les faits parlent. Un grand basculement s’effectue au coup de tonnerre de 1914 : la guerre franco-prussienne de 1870 avait fait quelque 150 000 morts ; la première guerre mondiale, elle, mobiliserait 65 millions de soldats, dont 8,5 millions seraient tués sous des « orages d’acier » (Ernst Jünger). Prodigieux saut quantitatif, la seconde guerre mondiale jetterait dans la tourmente 92 millions de combattants et ferait, selon les estimations, de 50 à 60 millions de morts. Améliorant ses rendements, la « machine à massacrer » déployait des prouesses inouïes, pendant qu’une « étrange démocratisation de la guerre » multipliait les victimes dans les populations civiles — performance que confirmeraient les conflits à venir.

Le désastre humain ne s’arrête pas avec la cessation des combats. Entre 1914 et 1922, quatre ou cinq millions de réfugiés — pour qui l’on crée le passeport Nansen — sont condamnés à errer sur les routes. En 1945, nouvelle montée aux « extrêmes », treize millions d’Allemands s’enfuient devant l’avancée des troupes soviétiques. Encore n’était-ce qu’un modeste début : quinze millions de « personnes déplacées » après la décolonisation de l’Inde, cinq millions en Corée, plus d’un million en Palestine... Et puis, aujourd’hui encore, ces masses de réfugiés qui, en Afrique comme dans l’ex-Yougoslavie, tentent d’échapper aux persécutions, aux dictatures, aux famines, aux « nettoyages ethniques ».

« La progression de la brutalité et de l’inhumanité est difficile à expliquer », observe modestement Eric Hobsbawm. Ce siècle de « progrès » dévoile une atroce vérité : « Les êtres humains peuvent apprendre à vivre dans les conditions les plus brutales, théoriquement les plus intolérables. » En témoignent les dizaines de millions de victimes des camps nazis, du goulag, de tous les génocides, et la banalisation de la torture, qui avait pratiquement disparu d’Occident autour de 1900.

L’apothéose de la planification économique

La violence, accoucheuse de l’Histoire ? Elle porte en tout cas l’industrie à un niveau d’efficacité sans précédent. Dans les débuts balbutiants du « XIXe siècle long », Napoléon remporte la bataille d’Iéna (1806) après avoir tiré 1 500 salves d’artillerie. Guerre miniature... En 1918, la France produit 200 000 obus par jour. Records pulvérisés en 1939-1945. D’une plume sarcastique, l’historien note que, pour la seule année 1943, la bureaucratie nazie commande 6,2 millions de tampons encreurs pour estampiller le courrier militaire...

Logique imparable : « La guerre de masse requiert une production de masse. »La guerre devient « la plus vaste entreprise » jamais mise sur pied, un complexe industriel dont l’ampleur et le savoir-faire font rêver les géants du secteur privé. C’est l’apothéose de la planification économique, sous l’égide de l’Etat tellement honni par les libéraux, pourtant si habiles à tirer profit du Trésor public... La production atteint des seuils jamais vus.

De manière temporaire après 1918, mais permanente après 1945, les deux guerres mondiales ont à la fois renforcé le pouvoir des syndicats et accéléré l’entrée des femmes sur le marché du travail. Pour consolider l’unité nationale, pour accentuer le contraste avec l’ennemi nazi, qui comptait sur le travail forcé, « l’économie de guerre planifiée [en Grande-Bretagne] était délibérément orientée vers l’égalité et la justice sociale ». C’est en pleine guerre que Lord William Henry Beveridge présente son plan d’assurances sociales, complété en 1944 par son livre Du travail pour tous dans une société libre : l’Etat, écrit-il, a vocation à lutter contre la misère, le chômage et la maladie.

Une politique sociale hardie et la naissance de l’Etat-providence, aujourd’hui menacé par les pouvoirs en place, ne s’imposent pas uniquement dans le souci d’appuyer l’effort de guerre sur une forte cohésion nationale. La montée aux « extrêmes » que constitue la guerre totale découle de la dramatique descente aux « extrêmes » que fut la grande crise des années 30, sans laquelle jamais Hitler ne serait parvenu au pouvoir. Pour tous les responsables occidentaux s’impose une évidence aujourd’hui oubliée par l’affairisme libéral : la santé économique conforte — et les désordres économiques menacent — la paix mondiale. C’est le thème que, à Londres, sous le feu des V2 allemands, rappelait The Times du 23 janvier 1943 : « Mise à part la guerre, le chômage a été la maladie la plus répandue, la plus insidieuse et la plus corrosive de notre génération. » La « crise » qui depuis vingt ans fait trembler sur ses bases l’économie capitaliste n’offre qu’un pâle reflet de l’effondrement économique qui avait ébranlé le monde soixante ans plus tôt. Elle n’en est pas moins grosse de risques guerriers.

Perturbé par les guerres, le commerce mondial s’est brillamment remis des grandes conflagrations : « S’il avait doublé en volume entre 1890 et 1913, il quintuplait entre 1948 et 1971. » Mais, entre 1929 et 1933, Westinghouse perdait les deux tiers de ses ventes, le prix du thé s’effondrait dans la même proportion, celui de la soie reculait des trois quarts, le taux de chômage dépassait 20 % en Angleterre, en Belgique, en Suède, atteignait 27 % aux Etats-Unis et 29 % en Autriche, dépassait 30 % en Norvège et au Danemark, culminait à 44 % en Allemagne. La crise ne se confinait pas à l’Occident. De l’Asie à l’Amérique latine, tous ses fournisseurs étaient frappés de plein fouet. A l’euphorie des années 20 succédait un phénomène très « proche de l’effondrement de l’économie capitaliste mondiale ». Soupes populaires, marches de la faim, suicides de chefs d’entreprise ruinés : telles étaient les banales images du temps. Le choc fut d’autant plus rude qu’il partait des Etats-Unis, « pays débiteur en 1914, devenu en 1918 le premier créditeur du monde » — mais aujourd’hui le pays du monde le plus lourdement endetté.

Eric Hobsbawm porte un regard apitoyé sur le « pessimisme » de « commentateurs intelligents » et d’« économistes brillants » qui, dans les années 30, traumatisés par les banqueroutes, les usines fermées et les hordes de chômeurs, prophétisaient une durable « stagnation » du capitalisme. Avec le recul du temps, Schumpeter s’étonnera que des experts aient alors pu « proférer des théories prétendant montrer que la dépression se prolongerait indéfiniment ». Leurs héritiers pèchent aujourd’hui par un optimisme tout aussi peu fondé. Plus tard, écrit Hobsbawm, des historiens seront « frappés par la répugnance à envisager, dans les années 70 et 80, la possibilité d’une dépression générale de l’économie capitaliste mondiale », perspective qui plaide en faveur d’un changement de cap.

Eric Hobsbawm trouve « presque impossible de comprendre comment l’orthodoxie du pur marché libre, alors si évidemment discréditée, peut à nouveau dominer la période globale des années 1980 et 1990 ». Une seule explication plausible lui vient à l’esprit : « une mémoire courte des théoriciens et des praticiens de l’économie ». Interprétation indulgente qui fait bon marché du dogmatisme et de l’opportunisme des plus notoires théoriciens, de l’individualisme forcené et du cynisme des « décideurs », de leur indifférence à l’intérêt général, de leur absurde conviction qu’ils sauront, eux, tirer leur épingle du jeu.

Le couple capitalisme-démocratie, qui a fait merveille, serait-il indissociable ? Mais de quel capitalisme, de quelle démocratie s’agit-il ? Lorsque le premier souffre de langueur, la seconde est en péril. En 1920, rappelle Eric Hobsbawm, le monde comptait environ trente-cinq « gouvernements constitutionnellement élus ». Il en restait dix-sept en 1938, douze en 1944. La « menace contre les institutions libérales vint exclusivement de la droite politique », alors que, « entre 1945 et 1989, il sera admis, comme une chose allant de soi, qu’elle viendrait essentiellement du communisme ».

Un demi-siècle plus tard, et trois cents pages plus loin, l’auteur évoque l’effroyable dictature de Pinochet qui, en dix-sept ans de tortures et d’assassinats, parvint à « imposer au Chili une politique économique ultra-libérale — démontrant ainsi, entre autres choses, que le libéralisme politique et la démocratie ne sont pas les partenaires naturels du libéralisme économique ». Le marché est d’autant plus libre que les citoyens le sont moins. La « main invisible » du marché ne dédaigne pas la poigne de fer d’un régime autoritaire. C’est au nom du marché, et sous prétexte de croisade anticommuniste, que les démocraties, après avoir fait tous les sacrifices pour abattre la dictature nazie, ont, sans sourciller, pactisé avec les plus abominables autocraties.

Imprévisions et improvisations en cascade

Jalonnée de séduisantes avancées et de monstrueuses plongées dans la barbarie, l’histoire serait-elle inutile aux hommes de gouvernement ? Fascinés par leur propre pouvoir à l’instant précis où ils en font usage, ils oublient les leçons du passé et prévoient rarement les conséquences de leurs choix. L’action immédiate les grise, leur voile ses effets plus lointains, de telle sorte que l’événement les prend de court. Sans cesse aux aguets, Washington sait, de science certaine, que l’« empire du mal » ne manquera pas une occasion d’abattre un bastion du « monde libre ». Mais, lorsque l’un de ces bastions essentiels s’effondre — « le renversement du chah d’Iran en 1979 [fut] l’un des plus sévères coups portés aux Etats-Unis » —, c’est sous le choc d’une révolution islamiste, et bien entendu le Kremlin n’y est pour rien.

Mais Moscou ne sut pas mieux prévoir les fatales conséquences du « ralentissement de l’économie soviétique », des scléroses de son appareil d’Etat, de tous les maux qui rongeaient le régime, et probablement ne savait-il pas que les dirigeants de ses satellites « n’avaient plus foi en leur propre système ». Son incapacité à comprendre et à réagir n’a sans doute d’égale que « la totale absence de préparation des gouvernements occidentaux au soudain effondrement » de l’Union soviétique.

La direction des affaires du monde laisse une large part à l’improvisation. « Quelle que soit leur qualification en tant que prophètes, le bilan des prévisionnistes au cours des trente ou quarante dernières années a été, de manière spectaculaire, tellement mauvais que seuls les gouvernements et les instituts de recherche économique ont encore, ou prétendent avoir, quelque confiance en eux. » Jamais aucune formule magique ne permettra à coup sûr d’éviter le pire. Mais surtout, peu nourris d’histoire, accaparés par l’immédiat, les gouvernements consacrent trop peu de temps à la réflexion et à la prévision. Obsédés par le court terme, ils ne prêtent qu’une distraite attention à la lente maturation des crises et, les percevant lorsqu’elles sont prêtes à exploser, découvrent avec stupeur qu’ils se sont refusé à eux-mêmes toute possibilité d’au moins tenter une politique de prévention. Pris de court, ils improvisent dans la hâte une « gestion de crise » dont les résultats seront souvent aux antipodes du but recherché.

Les fantasmes l’emportant sur la raison, Hitler se proposait d’embrigader l’Europe dans sa croisade contre le communisme, mais « le résultat net de douze ans de nazisme fut de mettre une moitié de l’Europe sous la coupe des bolcheviks ».

Avec tous les engouements et toutes les frayeurs qu’elle a suscités, la révolution bolchevique offre un semblable exemple d’ironique retournement : « Le résultat le plus durable de la révolution d’Octobre, dont l’objet était le renversement du capitalisme, aura été de sauver son rival, à la fois dans la guerre et dans la paix. » D’abord dans la guerre, car « la victoire sur l’Allemagne de Hitler fut essentiellement remportée, et ne pouvait être remportée, que par l’armée rouge ». Puis dans la paix, car l’URSS a fourni au capitalisme « un stimulant, la peur, pour se réformer » par le renforcement des interventions régulatrices de l’Etat, et par le formidable développement de l’Etat-providence, chargé d’immuniser les populations contre les « séductions » communistes.

Disparu le « péril rouge », le capitalisme rejettera-t-il les règles et contraintes que, tout en rechignant, il avait finalement acceptées ? Il oublierait ainsi que, renforçant le pouvoir d’achat, elles ont nourri la croissance et la prospérité. Après avoir refusé à la « subversion communiste » un terrain trop favorable, les politiques sociales s’imposent avec moins de force à l’Etat et aux entreprises qui savent désormais qu’aucun « empire du mal » ne peut les exploiter à son profit. Un vaste champ libre s’ouvre ainsi au capitalisme sauvage.

Quel usage sait-il en faire ? Il aborde cette ère nouvelle avec une philosophie de commis aux écritures, comptabilisant les parts de marché qui peuvent être conquises, les économies de salaires qu’entraîne l’informatisation de la production, les gains incertains d’une OPA sauvage, les meilleurs moyens d’échapper au fisc grâce à ces havres que sont les « paradis fiscaux ». Dans ses meilleurs jours, il évalue aussi le coût des investissements sécuritaires (forces de police, prisons) indispensables pour maintenir un semblant d’ordre dans des sociétés dont la trame se déchire sous les coups de la misère et du chômage. Le monde bipolaire disparu n’a certes jamais été aussi simple que le disaient les théoriciens mais, pour réducteurs et caricaturaux qu’ils aient été, leurs schémas leur donnaient au moins l’illusion de la cohérence, moelleux oreiller des conforts les plus trompeurs.

Les voici en plein désarroi, tant « l’effondrement du socialisme soviétique » entraîne de « conséquences plutôt négatives ». Il laisse « une vaste zone d’incertitude politique, d’instabilité, de chaos et de guerre civile », et surtout il a « détruit un système international » dont la disparition « frappe de précarité des systèmes politiques nationaux qui s’appuyaient » sur la stabilité du monde bipolaire. N’étant plus contenues par la crainte d’un adversaire commun, les rivalités entre Etats démocratico-capitalistes s’exacerbent. Ce siècle, « le siècle le plus meurtrier », s’achève dans l’hésitation, sans perspective, sans projet de société, sans autre boussole qu’un éventuel gain de quelques points de croissance, dont certains feignent d’attendre d’improbables miracles.

Est-ce à dire que seraient ainsi refoulés dans une déjà lointaine préhistoire les combats d’hier, ces moments de fièvre et d’espoir dont Eric Hobsbawm brosse une fresque à la fois précise et palpitante ? L’Occident impérial n’ayant jamais constitué, à ses yeux, le centre de l’humanité, l’historien fait revivre, pour l’entre-deux-guerres, les grandes étapes d’une lutte jamais terminée et dont seules changent les formes : l’étonnante aventure de la « colonne » dirigée au Brésil par Luis Carlos Prestes, la guerre civile en Espagne, les premiers pas du communisme chinois, la guérilla de Sandino au Nicaragua, l’effervescence qui gagne les empires coloniaux, Gandhi en Inde et les grèves en Afrique, tout un monde en ébullition... Partout, des élites appartenant en général à la classe moyenne, souvent formées en Occident, parfois influencées par le communisme soviétique, aspirent à libérer leur pays, à le moderniser ; elles s’acharnent à mobiliser des populations majoritairement rurales, souvent analphabètes, profondément attachées aux formes sociales les plus traditionalistes.

« La première guerre mondiale constitue le premier événement qui secoue sérieusement la structure du colonialisme mondial. » Ce choc sera amplifié par la grande crise des années 30, qui aggrave la misère dans les plantations et les mines du tiers-monde, dans les grands ports — Bombay, Buenos-Aires, Casablanca... — où les cargos n’ont guère plus de marchandises à embarquer. Enfin la seconde guerre mondiale rendra inévitable la décolonisation généralisée.

Lorsque le regard se porte sur ce passé tout proche, le fil conducteur apparaît, simple et lumineux. Pouvait-il être perçu dès l’instant où il commença à se dérouler ? Ce serait faire grand crédit à la lucidité humaine. Si Londres comprend vite qu’il lui faut renoncer à son empire des Indes, dans bien d’autres cas l’inaptitude à déchiffrer des signes pourtant évidents engendre des bains de sang et une absurde dilapidation des ressources nationales. Le plus dramatique soubresaut de cette vaine lutte se produit au Vietnam.

« Si vous voulez y aller, allez-y et battez-vous dans les jungles du Vietnam. Les Français se sont battus là-bas pendant sept ans, et pourtant à la fin ils ont dû partir. Peut-être les Américains pourront-ils se cramponner un peu plus longtemps, mais au bout du compte ils devront, eux aussi, partir. » Ainsi Nikita Khrouchtchev parlait-il, en 1961, au secrétaire d’Etat américain Dean Rusk. Pour reprendre un thème naguère développé par le sénateur Fulbright dans son livre L’Arrogance des puissants, tout sentiment de supériorité obscurcit la vue. Un nouveau drame ravagera donc le Vietnam, « où les Etats-Unis mènent une guerre de dix ans, jusqu’au moment où ils sont obligés de se retirer en 1975, après avoir lancé sur ce malheureux pays davantage d’explosifs que les belligérants n’en avaient utilisé pendant toute la seconde guerre mondiale ». Tragique illustration des « extrêmes » auxquels ce siècle a pu parvenir.

Première condition de la lucidité, le courage intellectuel ne fit pas défaut. Quelques voix s’élevèrent, mais avertissements et mises en garde restèrent inutiles. « Moins de trois quarts de siècle plus tôt, l’ère impériale paraissait indestructible. Trente ans auparavant, elle couvrait encore la plupart des peuples du globe . » Elle venait, pourtant, de prendre fin.

Erreurs, auto-intoxication et propagandes

Restait, déconcertante, la troisième guerre mondiale, celle qui, en dépit de grands conflits localisés, comme en Corée, ne serait pas livrée sur les champs de bataille : la guerre froide. « Même ceux qui étaient persuadés qu’aucun des deux camps n’aurait l’intention d’attaquer l’autre trouvaient difficile de ne pas céder au pessimisme. » La « loi de Murphy » (« Si le pire est possible, il ne manquera pas de se produire ») fut tenue en échec, et la disparition de l’URSS a jeté à la corbeille le scénario du cauchemar.

Eric Hobsbawm ne manque pas de rappeler les « théories » et « doctrines » hallucinantes que de brillants esprits élaborèrent dans le futile espoir de rationaliser l’ultime folie, celle qui aurait conduit à l’holocauste nucléaire, à la « destruction mutuellement assurée ». Ce fut le règne de la déraison, de l’erreur d’analyse, du mensonge et de l’intoxication. Citant Martin Walker (2), l’auteur rappelle que, pendant la guerre de Corée, « Washington savait parfaitement que 150 avions chinois étaient en réalité des avions soviétiques pilotés par des équipages soviétiques », mais « l’information fut tenue secrète parce qu’on estimait, à juste titre, que la guerre [avec les Etats-Unis] était bien la dernière chose que voulait Moscou ».

Cependant afin de mobiliser l’opinion publique, il convenait d’entretenir la certitude que le monde vivait dans la menace permanente d’une apocalypse. La volonté partagée d’éviter le pire n’excluait pas le risque de mal interpréter les intentions de l’autre camp. Cohabitation difficile entre la froideur requise par l’analyse et l’émotivité inhérente à toute propagande, chacune d’elles laissant à l’erreur une très large place, comme le montra la crise des fusées à Cuba. Dans la politique « au bord du gouffre », quelle fut la part de la rationalité, quelle fut la part du hasard ?

Lorsque, sans provoquer de riposte occidentale, les blindés soviétiques « rétablirent l’ordre communiste » à Berlin-Est (1953) et à Budapest (1956), Moscou acquit la certitude que l’Ouest respectait les zones d’influence. Malgré tout, à supposer que chacun de leurs termes ait été soigneusement pesé, les plus flamboyantes proclamations relevaient-elles de la simple gesticulation radiophonique, réservée à la consommation intérieure, ou bien, destinées à l’autre camp, traçaient-elles sur le planisphère des lignes à ne pas franchir sous peine de déclencher le feu nucléaire ?

A la confrontation la plus ostensible, celle qui à grand bruit occupait le devant de la scène, s’ajoutait la compétition souterraine, celle qui requiert ombre et secret. Si dramatiques qu’elles aient pu être pour certains agents, les opérations clandestines du KGB et de la CIA « étaient futiles en termes de réelle politique de puissance ». Certaines, bien que réelles, seraient niées, tandis que d’autres, moins brillantes qu’on ne voulait bien le dire, seraient savamment montées en épingle, magnifiées sans scrupules lorsqu’il s’agissait de complaire à l’opinion publique, ou d’obtenir des crédits supplémentaires.

Parce qu’une démocratie ne peut fonctionner qu’avec l’assentiment du public, observe Eric Hobsbawm, c’est à l’Ouest que la propagande battit des records. Vingt ans avant que Ronald Reagan n’ait montré du doigt l’« empire du mal », John Kennedy fulminait contre l’« implacable, insatiable, incessante course [du communisme] vers la domination mondiale ». Gigantesque lutte, ajoutait-il, entre « deux idéologies conflictuelles : la liberté sous le regard de Dieu, et une impitoyable tyrannie sans Dieu ». Les enflures de l’éloquence coûtaient moins cher que la mise au point et la production de systèmes d’armes toujours plus sophistiqués.

L’« hystérie anticommuniste » perturba de nombreux esprits, conduisit à la folie et au suicide James Forrestal, secrétaire américain à la marine, qui voyait les « rouges » derrière sa fenêtre ; elle brisa des carrières pendant la « chasse aux sorcières », empoisonna le climat électoral, mais permit de faire voter d’énormes budgets alimentant les entreprises intégrées à ce « complexe militaro-industriel » dans lequel Dwight Eisenhower voyait un péril pour la démocratie.

Erreurs d’analyse et inaptitude à prévoir ne furent point confinées au champ stratégique. Un futur Prix Nobel d’économie, Paul Samuelson, qui plus tard exercerait une influence difficilement explicable par ses travaux, prophétisait en 1943 que la fin des hostilités entraînerait « la plus grande période de chômage et de dislocation industrielle que le monde ait jamais connue ». Inutilement pessimiste, il se trompait, comme se trompent aujourd’hui tant d’experts déraisonnablement optimistes. Dès que cessa le fracas des armes, une prospérité sans précédent permit aux Etats-Unis, par le plan Marshall, d’aider l’Europe à se relever de ses ruines. Les vrais problèmes apparaîtraient bien plus tard, fruits de trois décennies de griserie, de consommation fiévreuse, de folles spéculations, d’endettement délirant, de démagogie fiscale, de flambées boursières... En 1971, le déficit de la balance commerciale et l’hémorragie des réserves d’or de Fort Knox obligeaient Nixon à supprimer la convertibilité du dollar. Le choc pétrolier de 1973-1974 accentuerait encore la glissade.

Massives suppressions d’emplois, appauvrissement des plus humbles et exclusions ternissent la fin de ce « siècle des extrêmes » marqué par de fantastiques progrès : la production industrielle mondiale a quadruplé en vingt ans, le rendement céréalier à l’hectare a presque doublé en trente ans, la consommation d’énergie triple aux Etats-Unis entre 1950 et 1973, le nombre de voitures particulières en Italie passe de 750 000 en 1938 à 15 millions en 1975... Tourisme de masse, afflux d’élèves dans l’enseignement, prouesses en médecine et en chirurgie, allongement de l’espérance de vie, irruption de la puce électronique et du laser dans la vie quotidienne, révolution dans les moyens de communication, dans les mœurs, dans la culture, dans la structure familiale...

Mais aussi explosion démographique, prise de conscience des risques écologiques, « fossé qui se creuse entre le monde des riches et le monde des pauvres », urbanisme anarchique qui sécrète ghettos et ségrégation, amples mouvements migratoires et poussées racistes, mutations technologiques qui éliminent des salariés mais ne peuvent rendre superflus les clients, absence de régulation financière internationale, émergence de nouveaux géants économiques, concentrations de capitaux et de pouvoirs, etc. Et, sous des formes variées, déchirures du tissu social : « C’est le triomphe de l’individu sur la société, ou plutôt la destruction des liens qui, dans le passé, avaient tissé les textures sociales. » En fait, deux perdants : l’individu, certes, mais aussi la société. Il faut être Mme Margaret Thatcher pour se réjouir : « Il n’y a plus de société, jubile-t-elle, seulement des individus. »

S’il se refuse à jouer les prophètes, l’historien contemple avec inquiétude le « désordre global » de la planète et des sociétés qui la composent. Un rapide regard sur le « XIXe siècle long », qu’il connaît si bien, l’incite à contester l’opinion, couramment admise, selon laquelle, dans le passé, le protectionnisme aurait provoqué des crises économiques que seule la libération des échanges aurait permis de surmonter. Critique de la « théologie néolibérale [qui] a peu de rapports avec la réalité », attentif aux « défauts inhérents au capitalisme », il constate que « les institutions collectives créées par l’homme ne contrôlent plus les conséquences collectives des actions de l’homme ».

Il conteste aussi certaines tendances ou tentations qui s’affirment chaque jour avec davantage d’assurance. « Il est absurde, écrit-il par exemple, de prétendre que les citoyens de la Communauté européenne, dont le revenu par tête a augmenté de 80 % entre 1970 et 1990, ne pourraient plus en 1990 s’offrir le niveau de revenu et de protection sociale qui était admis en 1970. » Sa longue réflexion le conduit à affirmer : « Le problème majeur du monde industrialisé est moins de multiplier la richesse que de savoir comment la distribuer »en vue de mieux l’utiliser au service d’un essor renouvelé.

Dans ses toutes premières lignes, Eric Hobsbawm écrit : « En cette fin de siècle, la plupart des jeunes femmes et des jeunes hommes grandissent dans une espèce de présent permanent, dépourvu de tout lien organique avec le passé public qui a pourtant façonné les temps actuels. » Rien de tel que ce livre superbe, si riche de faits lumineusement rapprochés, bouillonnant d’idées, pour éclairer le lecteur sur l’histoire, toute proche et pourtant mal connue, qui a modelé ce monde désorienté et l’incite à sortir de ce « présent permanent » sans perspectives, à inventer, avec d’autres, son propre avenir.

Claude Julien

Directeur du Monde diplomatique de 1973 à 1990.

 

(1) Eric Hobsbawm a consacré trois volumes à l’histoire d’un « XIXe siècle long » : The Age of Revolution, 1789-1848, puis The Age of Capital, 1848-1875, enfin The Age of Empire, 1875-1914 (ces trois livres ont été traduits en français aux éditions Fayard). Il publie maintenant The Age of Extremes, The Short Twentieth Century, 1914-1991, Michael Joseph Ltd, Penguin Group, Londres, 1994, 628 pages plus 32 pages de photographies hors texte. Le présent article n’a pas la prétention de rendre compte d’une œuvre aussi monumentale ; il est exclusivement consacré à ce dernier volume qui, outre les thèmes évoqués ici, comporte aussi de superbes chapitres sur les mouvements littéraires et artistiques comme sur les débats qui ont traversé le monde scientifique.

(2) Martin Walker, The Cold War and the Making of the Modern World, Londres,