« L’Epreuve et la Contre-Epreuve », : l’Ukraine, la gauche et l’héritage totalitaire

Auteur de l'oeuvre: 
Edwy Plenel

 

Le journaliste et essayiste jette une lumière personnelle sur la guerre en Ukraine pour souligner les faiblesses d’une partie de la gauche vis-à-vis de Poutine.

Par Jean Birnbaum

Publié le 15 septembre2022. Le Monde

« L’Epreuve et la Contre-Epreuve. De la Yougoslavie à l’Ukraine », d’Edwy Plenel, Stock, 234 p., 19,50 €, numérique 14 €.

En 1946, Victor Serge publiait un livre intitulé Le Nouvel Impérialisme russe. L’écrivain libertaire, qui a connu les geôles de Staline, y fustige les ambitions conquérantes de l’URSS à travers l’Europe de l’Est. Sept ans plus tôt, Léon Trotski (dont Victor Serge a été proche) dénonçait également ces visées hégémoniques. Ce ­dernier concentrait son attention sur l’Ukraine, où il était né, et dont il soutenait la « pensée nationale libre » et le désir d’indépendance. « La question ukrainienne est destinée à jouer dans un avenir proche un rôle énorme dans la vie de l’Europe », annonçait le vieux chef révolutionnaire, qui allait bientôt être assassiné par un agent du Kremlin.

Citer ces textes, pour Edwy Plenel, ce n’est pas seulement assumer sa filiation avec une tradition minoritaire, celle des révolutionnaires antistaliniens, qui fut son école de vie et de pensée. C’est surtout jeter une lumière originale et personnelle sur la guerre qui ravage l’Ukraine aujourd’hui. Puisque Poutine est l’« héritier monstrueux » de Staline, se tourner vers les opposants qui défièrent le second peut aider à faire face au premier.

L’empreinte persistante de l’idéologie stalinienne

Pour Plenel, qui signe L’Epreuve et la Contre-Epreuve, le détour par cette mémoire longue permet de revenir sur deux enjeux importants. D’abord, le fondateur de Mediapart rappelle combien la « question des nationalités », et donc de l’autodétermination des peuples, fut centrale dans le devenir liberticide et chauvin du parti bolchevique, dont Staline fut finalement l’incarnation. Ensuite, Plenel souligne l’empreinte persistante de l’idéologie stalinienne sur les démocraties d’Europe. « Oui ou non, le communisme totalitaire est-il notre histoire ? En sommes-nous ou n’en sommes-nous pas les héritiers ? », demandait-il à Régis Debray, en 1999, à l’occasion d’une « dispute fraternelle » parue sous le titre L’Epreuve (Stock) et dont ce nouveau livre est à la fois une reprise et une relance.

A l’époque, il s’agissait de souligner la complaisance de Debray, ancien soutien de Fidel Castro, à l’égard des crimes commis par le président serbe Slobodan Milosevic, notamment au Kosovo. De l’ex-Yougoslavie à l’Ukraine, et de Debray à Mélenchon, il s’agit aujourd’hui de combattre cette vieille pathologie issue de la guerre froide : « Un “campisme” de gauche, fonctionnant par antiaméricanisme automatique comme s’il était tenu par le membre fantôme du soviétisme disparu. »

Sur la corde raide

C’est au nom de ce réflexe idéologique, rappelle Plenel, qu’une partie de la gauche a refusé naguère de soutenir l’intervention occidentale en ex-Yougoslavie, tout comme elle condamne maintenant l’aide militaire à la résistance ukrainienne. Se tenant sur la corde raide, l’ancien directeur de la rédaction du Monde plaide pour une position difficile : d’un côté, continuer à dénoncer les failles, les limites, voire les compromissions des ­démocraties occidentales ; de l’autre, ne jamais tirer un trait d’égalité entre ces démocraties et un régime d’oppression comme celui de Poutine, qui écrase toute contestation dans le sang.

De « l’épreuve » yougoslave à la « contre-épreuve » ukrainienne, cependant, on notera que la cible de Plenel a changé. En 1999, il faisait de Debray le parangon des « nationaux-républicains » à la française. Désormais, et même s’il tente de faire le lien, on voit mal comment Mélenchon pourrait être dépeint en nouveau porte-parole de ce courant incertain. Sauf à penser, comme l’auteur semble le suggérer, que la complaisance du chef « insoumis » à l’égard du Kremlin soit liée au rapport problématique qu’il entretient avec l’héritage totalitaire. Si l’on va au bout du raisonnement de Plenel lui-même, le concept de plus en plus hasardeux de « national-républicain » gagnerait sans doute à être remplacé par une catégorie plus pertinente : « archéo-stalinien ».

Lire un extrait sur le site des éditions Stock.

Jean Birnbaum