Les Foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples

Auteur de l'oeuvre: 
JACQUES BOUVERESSE

 Dans un bel essai polémique, le philosophe français, mort récemment, dissipe d’importants malentendus touchant la pensée du philosophe allemand, et s’interroge sur ce qui les a suscités.

Par Roger-Pol Droit      le 17/10/21. Le Monde

« Les Foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples », de Jacques Bouveresse, postface de Jean-Jacques Rosat, Hors d’atteinte, « Faits et idées », 376 p., 20 €.

Nietzsche (1844-1900) a-t-il vraiment dit tout et son contraire ? Est-il exact qu’il ait multiplié perspectives, changements de points de vue et volte-face au point de rendre impossible de discerner ses convictions ? Sa postérité aux mille visages dissemblables peut le faire croire. Chacun forgerait un Nietzsche à sa convenance, conforme à ses prédilections intimes, d’autant plus aisément que le gigantesque puzzle de l’œuvre ne dessinerait aucun paysage constant.

Ce n’est pas ce que pensait Jacques Bouveresse (1940-2021). Car le philosophe n’était pas seulement celui qui fit découvrir Ludwig Wittgenstein (1889-1951) en France, qui défendit la rationalité en général, et en particulier la rigueur démonstrative en philosophie. Fin germaniste, grand connaisseur de la culture allemande, il avait consacré, depuis 2014, plusieurs travaux à Nietzsche, dont il avait fréquenté les textes toute sa vie.

Les Foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples montre sa familiarité profonde avec la montagne de fragments rédigés par l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra. Tous les passages cités, qui sont abondants, ont été retraduits par lui. Son objectif n’est pas de « tout dire » sur Nietzsche (qui le pourrait ?), mais de remettre nettement en lumière certains traits majeurs de sa pensée, afin de dissiper des malentendus aujourd’hui largement répandus. Une visée polémique anime cette explication méthodique, qui s’organise autour de deux grands fils directeurs, qu’on peut globalement étiqueter « vérité » et « politique ».

Gilles Deleuze (1925-1995), plus encore Michel Foucault (1926-1984) et bon nombre de leurs commentateurs actuels ont diversement présenté Nietzsche comme le grand fossoyeur de l’idée de vérité. Parce qu’il dénonce effectivement de profondes illusions dans les démarches qui se proclament objectives – science, logique et même philosophie –, beaucoup ont conclu de cette critique radicale que l’abandon de toute exigence de vérité était désormais acquis. Grâce à Nietzsche, la vérité aurait enfin cessé d’être un but suprême à atteindre et même une simple réalité. Elle se serait révélée effet de langage, et surtout pur rapport de pouvoir. Les philosophes pourraient et devraient donc s’en passer… et célébrer cette libération !

Jacques Bouveresse rappelle combien rien n’est si simple. Car Nietzsche, d’un bout à l’autre de son existence, persiste à faire du devoir de chercher la vérité sa tâche unique, et la seule justification de tout périple philosophique. Mais sa vérité ne répond pas aux définitions habituelles. Elle se mesure avant tout au courage nécessaire pour se défaire radicalement de toutes les illusions qui réconfortent. Pour l’entrevoir, souffrir est inévitable, car la vérité peut être « effrayante et laide ». On ne saurait donc confondre la critique des conceptions habituelles de la vérité, que Nietzsche mène impitoyablement, avec l’affirmation de son inexistence ou le renoncement à sa recherche.

La question politique constitue l’autre fil directeur de l’analyse, axée sur la conception que Nietzsche se fait du pouvoir et de l’histoire. Sur ce point crucial, pas moyen, selon Bouveresse, d’écarter ni de minimiser le fait que seul le qualificatif de « réactionnaire » convient à l’ensemble des affirmations réitérées où Nietzsche se montre explicitement « antilibéral, antidémocrate, antisocialiste ». Loin d’être anarchiste, ou même politiquement neutre, sa pensée glorifie la vie conçue comme une guerre perpétuelle « où les faibles doivent périr ».

De manière constante, Nietzsche récuse tout horizon de paix universelle et déteste, viscéralement, l’idée d’un bonheur pour tous. « La grande majorité des hommes sont sans droit à l’existence et sont au contraire un malheur pour les hommes supérieurs », écrit en 1884 le philosophe, qui en appelle au renforcement des inégalités, des hiérarchies, au rétablissement de l’autorité et de la discipline, quand ce n’est pas à « la nécessité d’un nouvel esclavage ». Dans cette perspective, où le pire danger vient de la domination des faibles, ce qu’on appelle « progrès social » équivaut à « décadence », « justice » devient synonyme de « déclin ». Sans doute n’existe-t-il pas de doctrine politique nietzschéenne à proprement parler, dans la mesure où le penseur ne préconise aucun mode précis de gouvernance. Mais il glorifie sans arrêt la domination. Plus que tout, il honnit la liberté des faibles, abhorre l’égalité, exècre la fraternité.

Difficile, dans ces conditions, d’imaginer comment a pu être forgé le mythe d’un Nietzsche de gauche. Bouveresse consacre des pages rigoureuses et mordantes à cet « impossible devenu réel » par la magie des omissions et des détournements. Car les penseurs français des années 1960-1970 font silence sur le soutien de principe du philosophe envers les despotismes comme sur son dégoût des compassions envers les dominés.

Les causes de leur grand mutisme sont multiples. Elles vont de la nécessité alors supposée, pour toute œuvre de génie, de servir la cause du peuple, jusqu’à la défiance gauchiste envers démocratie, suffrage universel et libertés républicaines, qui semblait rejoindre celle du maître. Le résultat n’en reste pas moins si aberrant que Jacques Bouveresse se demande quel est le plus trompeur : les fantasmagories qui ont fabriqué un faux Nietzsche nazi avant l’heure, alors qu’il abominait l’antisémitisme et le nationalisme allemand, ou bien les élucubrations qui ont bricolé un pseudo-Nietzsche révolutionnaire libertaire, alors qu’il récusait, avec une virulence récurrente, tout ce que cette idéologie suppose.

Chemin faisant, d’autres thèmes croisent ces deux fils principaux, notamment le rôle-clé de la volonté de puissance, le nihilisme, les vertiges de l’inconnaissable. Parmi les auteurs convoqués se trouvent Clément Rosset (1939-2018), Dominique Losurdo (1941-2018), Louis Pinto et des historiens experts des idées politiques au XIXe siècle qui ne partagent pas la tendance à juger Nietzsche innocent et décontextualisé. Le tout est évidemment bien informé, scrupuleusement vérifié – et, en fin de compte, aussi intéressant à suivre qu’important à discuter.

Car les débats demeurent intenses autour de la figure de Nietzsche. Le sens et la portée de sa démarche, les conséquences à venir de son œuvre suscitent de multiples discussions qui ne sont pas près de se clore. Cet essai marquant ne saurait y prétendre. D’autant qu’il soulèvera de nouveaux désaccords. Mais on ne pourra l’ignorer.

REPÈRES

1940 Jacques Bouveresse naît à Epenoy (Doubs).

1965 Il est reçu premier à l’agrégation de philosophie

1975 Il soutient sa thèse de doctorat d’Etat (Le Mythe de l’intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Minuit, 1976).

1987 La Force de la règle. Wittgenstein et l’invention de la nécessité (Minuit).

1993 Robert Musil. L’Homme probable, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’Histoire (L’Eclat ; réédition 2005).

1995-2010 Il est professeur au Collège de France.

1996 La Demande philosophique. Que veut la philosophie et que peut-on vouloir d’elle ? (L’Eclat).

1999 Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles-lettres dans la pensée (Raisons d’agir).

2007 Satire & prophétie. Les voix de Karl Kraus (Agone).

2013 Etudes de philosophie du langage (Collège de France).

2017 Le Mythe moderne du progrès (Agone).

9 mai 2021 Mort à Paris.

Roger-Pol Droit