LES PREMIERS JOURS DE L'INHUMANITÉ

Auteur de l'oeuvre: 
Jacques Bouveresse

 Compte rendu de R Maggiori dans Libération du 3 avril 2019

Sans doute est-ce pour l’avoir fréquenté si longtemps que Jacques Bouveresse, du satiriste autrichien Karl Kraus, a hérité la «saine colère», l’ironie acide et la vis polemica, qui s’enflamment surtout lorsqu’il s’agit de défendre la vérité contre ceux et celles qui s’en moquent ou l’offensent. Les Premiers Jours de l’inhumanité est le   troisième livre (on ne compte pas les articles : le premier remonte à plus de quarante ans), après Satire et prophétie : les voix de Karl Kraus (Agone, 2007) et Schmock ou le triomphe du journalisme : la grande bataille de Karl Kraus (Seuil, 2001), que le philosophe consacre à celui qui tint si haut le Flambeau (Die Fackel), la revue qu’il finira par rédiger seul jusqu’à sa mort en 1936 - dont on peut dire qu’elle est sa «maison», sa biographie, son œuvre et son artillerie de campagne. «J’ai dans ma bibliothèque tous les volumes de l’édition reprographique de la Fackel ; je m’y replonge souvent, un peu au hasard, et chaque fois je tombe sur des choses qui me sidèrent, tellement je suis frappé par l’actualité et par la pertinence de ce qu’il dit - et aussi par sa façon de le dire. […] J’ai lu je ne sais combien de pages de la Fackel. Pas tout, parce qu’il y a 922 numéros - à peu près 22 000 pages…» confie-t-il à Marie Hermann et Sylvain Laurens, dans l’entretien qui clôt le livre. Puissance heuristique Mais Kraus (1) n’a pas seulement été, pour Bouveresse, un inspirateur : c’est par lui qu’il a «découvert la Vienne de Wittgenstein» et s’est intéressé à «des gens comme Loos, Schönberg, Canetti, etc.» Les Premiers Jours de l’inhumanité fait bien sûr écho au livre de Kraus, les Derniers Jours de l’humanité, inclassable et torrentiel drame antibelliciste conçu «pour un théâtre martien», dont l’auteur voulait que sa représentation, «mesurée en temps terrestre», pût s’étendre sur une dizaine de soirées. Mais Bouveresse y montre avant tout, comme il le dit, l’actualité des propos de l’écrivain, la puissance heuristique qu’ils avaient pour rendre compte de ce qui s’est passé, de la Première Guerre mondiale, des fascismes, de la naissance du nazisme, des «mécanismes d’utilisation de la propagande par Hitler et les nazis», et qu’ils gardent pour comprendre ce qui arrive aujourd’hui - la résurgence des nationalismes, les populismes, la multiplication des techniques de désinformation, des thèses conspirationnistes, la réduction du langage à sa plus simple fonction de «communication», la domination de l’émotion, la présence d’un Trump à la tête de la plus grande puissance mondiale, etc. 

-  Détenteur, jusqu’en 2010, de la chaire de philosophie du langage et de la connaissance du Collège de France, Jacques Bouveresse - né le 20 août 1940 à Epenoy (Doubs) - se situe dans le sillage de philosophes des sciences tels que Jean Cavaillès, Jules Vuillemin ou Gilles-Gaston Granger. Grand connaisseur du positivisme logique, des œuvres de Kurt Gödel, Bertrand Russell, Gottlob Frege ou Rudolf Carnap, il est reconnu comme le spécialiste de la pensée de Wittgenstein, qu’il a introduite en France, ou d’écrivains tels que Robert Musil, Georg C. Lichtenberg et, bien sûr, Karl Kraus. De livre en livre, avec la ténacité de fils de paysan qui est la sienne, il n’a cessé de défendre en philosophie ce qu’il estime être un minimum syndical : le respect des prérogatives de la raison, l’attention au réel, le «réalisme sans métaphysique», la séparation entre les propositions vraies ou vérifiables et les propositions à l’évidence fausses, la rigueur argumentative, la sobriété analytique… Réquisits de base dont il a toujours été convaincu qu’ils sont ignorés ou sciemment bafoués par les «penseurs à la mode» (et les journalistes) qui, spécialistes des généralités, sont prêts à produire pseudo-science, pseudo-philosophie et politique-fiction pourvu que le plus grand nombre tienne leurs discours pour géniaux. Mais Bouveresse a aussi lancé quelques flèches contre des philosophes tenus par lui-même pour grands, tels Foucault, Derrida ou Deleuze, coupables à ses yeux d’avoir rendu suspectes les prétentions à la vérité et à l’objectivité : ce n’est pas «chez les déconstructionnistes, les disciples de Foucault ou les constructivistes sociaux» qu’il est donc allé chercher des «encouragements à manifester un respect plus grand» à l’égard «de choses comme la raison, la logique, la vérité et les faits» - à l’exemple du satiriste autrichien, qui visait d’autres cibles, mais pour les mêmes motifs. Innombrables Ennemis Karl Kraus sourit jaune quand le peintre lui tend le portrait qu’il venait d’achever : «Il est fort possible que ceux qui me connaissent ne me reconnaîtront pas, et que ceux qui ne me connaissent pas me reconnaîtront.» Oskar Kokoschka ne lui en voudra pas. Comme tout le monde, il savait que l’ami Karl, doué de tant d’esprit, était un nörgler, un grincheux. La scène se passe en septembre 1909.

Kraus - né le 28 avril 1874 en Bohême, à Jicin (aujourd’hui en République tchèque), dans une famille juive aisée - n’avait pas encore commencé ses cycles de conférences (plus de 900 !) à travers l’Europe. Mais, à Vienne, nul n’ignorait son nom : Die Fackel y paraissait depuis dix ans déjà - et, entre mille polémiques, querelles, insultes, agressions et procès, avait mis le feu au monde politique et artistique viennois. L’écrivain, qui, avant même d’entrer à l’université de Vienne pour étudier le droit, la philosophie et la germanistique, avait déjà fait jouer ses premières pièces, exercé un temps le métier d’acteur, publié des articles dans les journaux, fonde Die Fackel en 1899. Son but est clair : «faire front» contre les fanatiques, dénoncer la démission des esprits, les abus des puissants, la corruption des milieux industriels et boursiers, la scélératesse des hommes de pouvoir utilisant les «révélations sexuelles» pour éliminer leurs adversaires, l’idéologie emphatique du progrès, les mensonges déconcertants des va-t-enguerre, l’obscurantisme et la pudibonderie, l’injustice, les crimes perpétrés contre la langue et contre la morale par la presse à scandale, la vanité, la bêtise, la mesquinerie… Les articles de la revue vaudront à Kraus d’innombrables ennemis - il est plus rapide de citer les amis : Strindberg, Schönberg, Wedekind, Loos, Kokoschka, Alban Berg, Georg Trakl, Otto Weininger, Brecht, Wittgenstein, Walter Benjamin, Elias Canetti… -, mais il ne baissera jamais le… flambeau. C’est dans Die Fackel qu’il publie, en 1934, des extraits de son autre grand livre, Troisième Nuit de Walpurgis, violent et douloureux pamphlet qui, quasiment en direct, analyse l’«installation du nazisme dans les esprits». Jacques Bouveresse rappelle bien des combats menés par Kraus au cours de sa vie intellectuelle mouvementée, commente ses choix de vie et ses prises de position politiques - son retrait de la communauté israélite de Vienne, par exemple, son baptême catholique, son abandon du catholicisme (il écrira : «Les remords sont les plaisirs sadiques du christianisme»), son opposition au sionisme ou le malheureux soutien  qu’il apporta (alors que, sans être un démocrate, il semblait partager des options socialistes ou libérales) au régime autoritaire de Dollfuss - mais focalise surtout son attention sur les deux grands événements qui révèlent au mieux les «techniques visant à s’emparer des esprits pour écraser et détruire l’humanité» : la Première Guerre et ses conséquences, puis la montée du nazisme. Kraus, souligne Bouveresse, était en effet interloqué par le «contraste spectaculaire» qui existait entre «la guerre telle qu’on la fait réellement» et les «ornements moyenâgeux dont on essaie de la parer», et étudie les voies subtiles par lesquelles le mensonge réussit à emporter la conviction : un mensonge qui peut être aussi gros que possible mais qui s’entoure toujours de discours latéraux revendiquant la vérité, la sincérité et l’innocence, de la même manière que l’agresseur en appelle toujours aux «mensonges» de l’agressé, à ses manigances secrètes et à ses supposés projets meurtriers pour justifier son agression. Fake news Les vues de Kraus qu’expose Bouveresse peuvent facilement être désindexées de leur contexte historique : quand il ne reste que l’argumentation, elle se révèle vraiment apte à éclairer la situation d’aujourd’hui - où règnent les réseaux sociaux et où le Web devient la «maison mère» de toutes les usines de fabrication de fake news - et à faire comprendre celle qu’utilisent les dirigeants politiques actuels - pas seulement l’homme aux cheveux jaunes ! - qui «poussent l’infantilisme et la mégalomanie jusqu’au point de se croire autorisés à soumettre les faits à leur bon vouloir et même à fabriquer ceux dont ils ont besoin», en veillant à tenir bien unis «le forfait qui est commis» et «le mensonge cynique qui l’annule». Comme Karl Kraus en son temps, Jacques Bouveresse s’en prend aux intellectuels qui ont commencé par dénoncer la «tyrannie de la vérité» et qui, à présent, voient combien il est difficile de la reconstruire et de revenir sur le «terrain des faits», à l’époque où l’évaluation critique se réduit à un «like», où règnent l’émotion, la croyance, la crédulité, les «avis», l’opinion, et où toutes les opinions se valent. Mais peu importe, dira-t-on, que vérité et vérification soient jetées aux orties. L’essentiel est que la liberté soit préservée. «Comme s’il ne pouvait y avoir liberté réelle qu’à la condition qu’il n’y ait de vérité (objective) nulle part et le moins de logique possible partout.» (1)

. Robert Maggiori ) Jacques Bouveresse les Premiers jours de l’inhumanité. Karl Kraus et la guerre Hors d’atteinte, 252 pp., 19 €.