L'ESCLAVAGE : UN CRIME CONTRE L'HUMANITÉ

Auteur de l'oeuvre: 
CHRISTIAN DELACAMPAGNE

L'esclavage, un crime contre l'humanité - Christian Delacampagne, Le Livre de poche, 2002, 320 p., 6,95

Compte rendu de  Jean-Claude Ruano-Borbalan

 

L'esclavage est l'une des plus vieilles institutions sociales. S'appuyant sur une vaste fresque historique, le philosophe Christian Delacampagne dénonce ce crime contre l'humanité et ses survivances actuelles.

Huit millions d'êtres humains noirs de peau ont été arrachés à leur famille et leur village lors de guerres et de razzias menées par des potentats locaux, ou lors de raids des tribus berbères islamisées durant les douze derniers siècles. Ils avançaient à travers le désert en longues processions caravanières, enchaînés et brutalisés, ou bien étaient entassés dans les marchés du sultanat de l'île de Zanzibar, avant d'être embarqués sans ménagement pour les pays du Moyen-Orient et du golfe Persique. A cet esclavage-là, se sont ajoutés onze millions de Noirs africains déportés en Amérique au cours des cinq derniers siècles, dans des conditions atroces : la mise au fer sur les marchés africains, la vente, le marquage au fer rouge, l'entassement, enchaînés dans des navires exigus où grouillait la vermine et se développaient de manière fulgurante des maladies mortelles. Quand ils ne mouraient pas des mauvais traitements et des maladies, leur sort n'était pas plus enviable à leur arrivée dans les plantations, les mines ou la domesticité. Ils étaient alors voués au mépris, à la négation de leur être et au travail forcé. Ce sont donc, selon les comptes des historiens, plus de vingt millions d'enfants, d'hommes et de femmes qui furent asservis. Combien sont morts dans ce terrible drame, lors des razzias, lors des transports, lors du travail ? Des millions, certainement. Ces esclaves des époques médiévale et moderne, pour nombreux qu'ils furent, n'étaient pas les premiers. Durant l'Antiquité, on le sait, les sociétés issues du berceau moyen-oriental partageaient déjà le lourd privilège de l'asservissement humain. L'esclavage fut même l'un des piliers de l'organisation sociale de la société gréco-romaine pendant près d'un millénaire. Pour comprendre cette institution, le philosophe Christian Delacampagne s'est interrogé sur la totalité de l'histoire de l'esclavage depuis son apparition, il y a 5 000ans, en Mésopotamie. Comme on le sait, l'esclavage a subi des évolutions au cours de son histoire que l'on peut classer en trois grandes périodes : une première dans l'Antiquité classique qui perdure jusqu'au Moyen Age ; une deuxième du xve au xixe siècle avec la traite transatlantique et l'économie des plantations américaines, une troisième avec le combat contre l'esclavage... mais dans sa survivance contemporaine.

Durant l'antiquité classique gréco-romaine, l'esclavage est une institution normale et fondatrice des rapports sociaux. C'est évidemment le marxisme qui a pointé initialement, rappelle C. Delacampagne, le lien entre esclavage et mode de production économique, mais cette conception marxiste d'une transition nette à un mode de production « féodal » est erronée. Si l'esclavage fut aussi important durant l'apogée de la civilisation gréco-romaine (du ve siècle avant notre ère au iiie siècle après), c'est avant tout parce que les sociétés dominantes étaient guerrières et pouvaient se procurer en permanence des esclaves « frais » en quantité très importante : la campagne de Jules César en Gaule occasionna par exemple la déportation et l'asservissement de près d'un million de personnes (la Gaule comptait probablement 5 à 6 millions d'êtres humains à cette époque). Si l'on ajoute les morts au combats, les ponctions étaient gigantesques : la paix grecque et romaine fut une paix des cimetières et du malheur. Plus le coeur de la Méditerranée se pacifiait, plus la guerre externe devait apporter son lot de prisonniers esclaves. C. Delacampagne mêle la synthèse des travaux historiques et la réflexion sur les idéologies et philosophies de l'époque. C'est ainsi que l'on voit combien ni les philosophes - surtout pas Platon ou Aristote dont la pensée influera au Moyen Age et à l'époque moderne les justifications de l'esclavage -, ni l'Eglise chrétienne n'ont jamais condamné l'esclavage : il était dans l'ordre du monde. Ce n'est en aucun cas une mutation philosophique ou religieuse qui a entraîné le recul et la quasidisparition de l'esclavage antique dans le nord de l'Occident : c'est la transformation de l'Empire et la fin des guerres de prédation humaine dont le dernier grand exemple fut la victoire de Trajan contre les Daces de l'actuelle Roumanie au début du iie siècle de notre ère. On est ainsi passé, à partir des iie et iiie siècles, à de nouvelles réalités : les grands domaines exploités par des nuées d'esclaves tombèrent sous les coups d'une insécurité croissante. Dès lors, une paysannerie individuelle s'est développée. Désormais, les paysans libres et les esclaves virent leur sort converger vers un état de dépendance envers un maître qui possédait à la fois le lopin de terre cultivé et la famille qui le cultivait, mais ne devait ni ne pouvait plus détacher l'un de l'autre. C'est ce processus qui conduisit au servage médiéval. Pour autant, dans les régions plus développées et pacifiées du pourtour oriental et du sud de la Méditerranée, l'institution et les statuts esclavagistes sont demeurés : à Byzance, en Italie, dans les contrées islamisées d'Espagne, la grande propriété exploitée par les esclaves et la domesticité serviles ont perduré... en grande partie également parce que l'approvisionnement en prisonniers a continué pour ces pays, même amoindri. Pour le dire rapidement, il a fallu trouver des gisements humains. L'Eglise et l'islam, suivant chacun leur texte sacré qui interdisaient de trouver les esclaves parmi leurs coreligionnaires, allaient chez les païens en faire commerce ou directement les capturer (Ukraine, Russie, Caucase). Notamment chez ces peuples slaves (esclavons selon le terme de l'époque) dont les filles et fils vendus ou raptés marchaient enchaînés sur les routes commerciales d'Europe du Nord, d'Italie ou de Grèce : la ville de Troyes par exemple fut, comme bien d'autres, un lieu de vente d'esclaves destinés à l'Italie ou au Moyen-Orient, durant tout le Moyen Age. C. Delacampagne rappelle aussi le rôle que pendant plusieurs siècles les esclaves chrétiens raptés dans le Caucase ou dans les Balkans joueront dans les empires islamisés : mamelouks en Egypte ou janissaires de l'Empire ottoman. De manière plus marginale mais constante, on trouvait aussi au Moyen Age des esclaves grâce à la vente et l'abandon d'enfants (pratique gréco-romaine qui survécu longtemps, même en Occident).

Les gisements d'esclaves se sont taris au nord et à l'est de l'Europe à la fin du Moyen Age, au rythme même de l'avancée portugaise à l'ouest de l'Afrique. Ces derniers implantèrent le système de plantations esclavagistes sur les îles qu'ils possédaient (Cap-Vert) et restèrent les principaux fournisseurs d'esclaves durant les deux siècles suivants, ceci en vertu du traité de Tordesillas (1494), garanti par la papauté, qui leur attribuait la colonisation de l'Afrique et de l'Inde alors que l'Espagne se voyait confier l'Amérique. A partir de la découverte des Caraïbes et de l'Amérique, Portugais et Espagnols étendirent l'esclavage des populations noires importées dans les plantations de canne à sucre à l'imitation de ce qu'ils connaissaient déjà en Méditerranée. A partir des xviie et xviiie siècles, Français, Hollandais, Anglais et même Danois se lancèrent dans le grand trafic transatlantique du « bois d'ébène », ce commerce triangulaire atroce qui voyait des hommes s'entasser et mourir dans l'entrepont des bateaux négriers. Entre 1440 et 1870, les négriers portugais transportèrent, principalement pour le Brésil mais aussi pour les colonies espagnoles d'Amérique, plus de 4 600 000 esclaves, les navires négriers anglais 2 600 000 vers les Antilles anglaises, les bateaux espagnols 1 600 000 pour Cuba, les négriers français 1 250 000 principalement pour les Antilles françaises et les navires américains comme hollandais 500 000 chacun. Dans le même temps, le trafic islamique (transsaharien et maritime par Zanzibar) drainait lui 3 500 000 esclaves. Durant quatre siècles au moins, le continent noir fut donc saigné et ses structures politiques et sociales complètement transformées en fonction de ce grand trafic. Le point de vue de C. Delacampagne n'est pas celui d'un historien, qui se serait interrogé sur cette réalité (même si les descriptions de la traite sont particulièrement saisissantes) ou sur les aspects économiques et sociaux des sociétés esclavagistes américaines ou islamiques. Son propos s'appesantit plutôt sur le silence des intellectuels occidentaux, notamment des philosophes des Lumières. Hommes de leurs temps ? Non, puisque dès le xvie siècle un Las Casas avait, lui, dénoncé les méfaits et l'immoralité de l'esclavage. Pourtant, à partir de la fin du xviiie siècle, s'enclenchait le grand mouvement de lutte contre la traite puis contre l'esclavage lui-même, mouvement poursuivi aux xixe et xxe siècles. Là encore, C. Delacampagne souligne avec justesse et amertume que le grand mouvement antiesclavagiste initié par les pays du nord de l'Europe, et l'Angleterre tout spécialement, n'est pas né d'un progrès de la conscience morale ou politique : « Qu'on s'en réjouisse ou non, ce n'est pas seulement pour des raisons morales, mais bien pour des motifs économiques, qu'esclavage et traite ont fini par être abolis. » L'esclavage n'était plus rentable dans l'industrie moderne, notamment en raison de son coût de recrutement et d'entretien. Durant la révolution industrielle, le salariat s'avéra plus efficace et productif que la main-d'oeuvre servile. Quoi qu'il en soit, malgré la réprobation de plus en plus générale, l'esclavage a perduré au xxe siècle, notamment dans certains pays arabes, au Soudan et en Mauritanie. De nouvelles formes (prostitution, utilisation de main-d'oeuvre juvénile) se sont même tout récemment développées.

Ce livre est un hommage à l'humanité souffrante, particulièrement l'humanité noire, et une invitation à la prise de conscience de l'ampleur des séquelles de l'esclavage. L'esclavage constitue une « pratique qui revient à dénier à certaines catégories d'êtres humains (catégories arbitrairement définies donc variables selon les lieux et les moments) leurs droits d'être reconnus comme humains ; c'est bien un "crime contre l'humanité" au sens strict du terme. » S'il est besoin d'affirmer haut et fort cette position, c'est bien sûr que l'esclavage n'a pas disparu. C'est aussi parce que l'Europe, l'Amérique et le Moyen-Orient n'ont pas fait ce travail de mémoire et de repentance qui entache encore, et durablement, les rapports sociaux vis-à-vis des hommes de couleur. Il faut dire la souffrance, la honte et l'humiliation des individus asservis et détruits, blessure ouverte et purulente au coeur de tout humain.

 
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010