ONTOLOGIE DU DEVENIR

Auteur de l'oeuvre: 
ANNE fAGOT-LARGEAULT

Dans Non fiction 

  • Date de publication • 03 mai 2021
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Ontologie du devenir. L'évolution, l'univers et le temps. Ed.Odile Jacob,2021

Anne Fagot-Largeault

 

Une visite guidée dans les pensées du devenir, où l’on voit que le temps est beaucoup plus que l’image mobile de l’éternité.

« Et si rien n’existait et que tout n’était qu’illusion ? » fait mine de se demander avec angoisse Woody Allen. La réponse montre bien que cette interrogation n’était pas faite pour être prise au sérieux : « Dans ce cas, j’aurais payé ma moquette beaucoup trop cher ». Mais lorsque Socrate se demande, invité à intervenir dans la discussion sur le caractère conventionnel des dénominations qui oppose Cratyle et Hermogène, s’il serait possible de désigner une réalité au cas où elle s’évaderait en secret d’elle-même, il pose une question capitale et que les philosophes doivent prendre très au sérieux. Car si les choses ne cessaient de se transformer pour devenir d’autres choses, aucune connaissance ne serait possible. Le temps que l’on s’approche d’une réalité pour la connaître, elle serait devenue une autre réalité, d’une espèce différente. Dans ce cas, il n’y aurait science de rien, ce qui peut se comprendre de deux façons. À tout le moins, on en serait réduit à un scepticisme radical : rien de vrai ne pourrait être dit, puisque la condition du dire vrai, c’est la désignation correcte d’une réalité dotée d’un minimum de stabilité. Mais, plus radicalement, on serait peut-être condamné au mutisme : le discours en général serait toujours à la traîne par rapport à des choses que leur seule mobilité caractérise adéquatement. Ainsi, au témoignage d’Aristote, Cratyle lui-même aurait fini par penser qu’il ne faut rien dire et se contentait de remuer le doigt   .

La solution de Platon – et celle de la tradition philosophique européenne, pour autant qu’elle consiste en une série de notes infrapaginales aux écrits de Platon – a été de considérer que la connaissance est possible, mais qu’il n’y a de science authentique que de ce qui est stable et ne change pas. Toujours au témoignage d’Aristote, en effet, Platon, était devenu d’abord ami de Cratyle et familier avec les opinions d’Héraclite, selon lesquelles toutes les choses sensibles sont dans un flux perpétuel et ne peuvent être objet de science ; il demeura par la suite fidèle à cette doctrine   . Platon concède donc à Cratyle et à Héraclite que ce qui est soumis à un flux perpétuel ne saurait être objet de connaissance : ce qui est sans cesse évanescent ne peut pas être saisi par un discours vrai. Mais cela ne vaut que pour les choses sensibles : il est sans doute possible de constituer un savoir digne authentique, mais à condition qu’il porte sur ce qui est stable et ne change pas. Dans ces conditions, constituer une science du devenir semble être une entreprise parfaitement chimérique : ce qui devient peut – au mieux – faire l’objet d’une description (comme dans les manuels d’histoire naturelle) ou d’un récit (comme dans les livres d’histoire) ; mais dégager des lois universelles et nécessaires exprimables sous forme d’équations mathématiques, il n’en est pas question.

Pourtant Anne Fagot-Largeault, membre de l’Académie des sciences, philosophe et psychiatre, professeur honoraire au Collège de France où elle a occupé la chaire « Philosophie des sciences biologiques et médicales », va se livrer à une défense et illustration de l’ontologie du devenir dans un ouvrage né d’une série de cours donnés entre 2006 et 2009. Plus exactement, selon les termes mêmes d’Anne Fagot-Largeault : « L’ouvrage dans son ensemble vise à identifier les outils philosophiques avec lesquels on s’est essayé à cerner les traits d’une ontologie du devenir »   .

Les termes du problème

Si on parcourt le livre distraitement, on peut avoir l’impression qu’il s’agit d’y présenter trois penseurs du devenir : Bergson, Whitehead et Simondon. Cette présentation serait introduite par des considérations sur le mobilisme universel, précédée d’une réflexion sur la possibilité d’une science du vivant et conclue par un exposé, assez dans le style de l’Université de tous les savoirs, sur l’astrophysique depuis le début du XX e siècle jusqu’à nos jours   . Enfin, un chapitre élargit la réflexion jusqu’à faire intervenir la responsabilité humaine, par le truchement d’une interrogation sur le jeu des possibles. Mais les choses sont organisées de façon beaucoup plus subtile.

Si l’on admet que le savoir s’est constitué en réaction à la tentation du mobilisme universel, reste encore à interpréter cette constitution et cette réaction. En effet, l’ontologie du devenir se dit en plusieurs sens et les outils philosophiques ne seront pas les mêmes selon qu’ils auront pour finalité la mise en cause de tel ou tel aspect d’une pensée du stable ou de l’immuable. Précisons : une ontologie de l’Être et de l’Un doit tout de même rendre compte du divers et de la mobilité, ce qu’elle fait en élaborant un certain nombre de concepts qui permettront de comprendre la réalité en hiérarchisant les êtres qui la composent. Par exemple, on peut considérer, à l’instar d’Aristote, que les individus meurent mais que les espèces demeurent. Une ontologie du devenir devra reformuler les concepts et redéfinir la hiérarchie des êtres auxquels ils s’appliquent. Ainsi, il est possible de revaloriser l’historique par rapport au théorique ; l’événement par rapport à la chose ; le dynamique par rapport au statique ; l’individuation comme processus constituant l’individu, par rapport à l’espèce à laquelle il appartient de toute éternité ; peut-être même faut-il, si l’on envisage les choses dans leur plus grande généralité, constituer une ontologie où la relation devient plus importante que la substance. On comprend mieux alors l’économie de l’ouvrage d’Anne Fagot-Largeault. Il ne s’agit pas d’un livre d’histoire de la philosophie au sens où il y serait question de reconstituer de la façon la plus exacte possible la pensée de tel ou tel   . Il s’agit bel et bien, conformément au « cahier des charges » rappelé ci-dessus, d’identifier des outils philosophiques, c’est-à-dire des concepts par leur usage chez certains philosophes.

Mais ces outils ne sont pas « tombés » du ciel ; ils ne se sont pas non plus élaborés dans une confrontation ou un dialogue entre philosophes, selon les lois d’un développement interne à la discipline. Les penseurs auxquels s’intéresse Anne Fagot-Largeault ont pour caractéristique de s’être intéressés de près aux sciences auxquelles ils ont parfois contribué de façon décisive (Whitehead), pour lesquelles ils ont manifesté des aptitudes peu communes (Bergson) ou envers lesquelles ils ont fait preuve de curiosité active (Simondon). Il s’agit donc de montrer que c’est des sciences et par la mise en relation de la philosophie avec elles qu’il est possible de tirer des concepts permettant de rendre le devenir pensable. Une conséquence évidente de cette façon d’envisager les choses est que, contrairement à ce que répète une certaine doxa, la science pense. Saisir cette pensée exige des compétences qui ne sont pas aisées à développer. S’adressant au public « si particulier et si stimulant du Collège de France »   , Anne Fagot-Largeault a l’élégance de ne pas entrer dans des technicités qui ralentiraient l’allure de la réflexion et qui seraient plus appropriées dans d’autres contextes.

Du mobilisme universel à la science du vivant

Comme il a été exposé ci-dessus, le point de départ d’Anne Fagot-Largeault est que la science s’est constituée en réponse au défi du mobilisme universel. Le premier chapitre va préciser les choses. La thèse du mobilisme universel est une thèse ontologique, relative à ce qu’il y a. Avant que les philosophes ne s’en mêlent, l’homme du commun hésite entre deux types d’ontologie : une ontologie d’individus dotés d’une identité stable auxquels ont peut attacher des attributs comme qualités sensibles qui rendent possible une classification ; une ontologie où rien ne demeure en l’état : « l’enfant humain sort de sa mère et s’en dissocie, la génération suivante est différente de la précédente »   . Les êtres qui composent la première ontologie sont souvent artificiels, ceux qui peuplent le seconde sont plutôt des êtres vivants, à tout le moins des êtres naturels dotés de mouvement.

Le savoir grec a enregistré ces remarques de bon sens et Aristote a réalisé une sorte de synthèse entre ces ontologies, avec deux conséquences : premièrement, on peut opérer avec les vivants comme avec les êtres artificiels et les classer sur la base de leur appartenance à une espèce qui sera, elle, immuable. Ensuite, il existe une différence de nature entre le monde sublunaire (soumis à toutes sortes de mouvements et, en particulier, la génération et la corruption) et le monde supralunaire où seul le mouvement éternel des astres opère (mouvement qui s’annule lui-même en un sens, puisqu’il est circulaire et qu’il n’est pas possible d’y identifier un point de départ et un terme, ce qui est la condition pour qu’on puisse distinguer entre une potentialité et son actualisation).

Une telle vision des choses a longtemps été dominante en Occident, mais elle a également été contestée. Toute une tradition médicale, attentive à la diversité des formes qu’une même pathologie peut prendre chez différents individus, fait du vivant quelque chose de surprenant et de changeant, donc de créatif. Il est possible aussi d’estimer qu’une telle façon de raisonner est tributaire d’une tradition où il s’agit de se représenter le monde au lieu de l’exprimer ou d’y habiter et d’adopter une position en surplomb pour ce faire. Il est envisageable encore de discerner dans la réalité mouvante elle-même des éléments immuables ultimes (les atomes), le monde résultant de leurs arrangements et réarrangements perpétuels. Mais, à certains égards le mouvement se prouve en marchant et c’est la constitution effective d’une science du vivant, bien plus que des arguments philosophiques, qui apporte l’objection la plus convaincante à l’affirmation d’un mobilisme radical.

Le deuxième chapitre est consacré aux conditions de possibilité d’une telle science. On s’attendrait à un argument assez massif, qui renverrait directement à la théorie darwinienne de l’évolution et qui montrerait du même coup le caractère irréductiblement historique de la biologie. Mais ce n’est pas la démarche d'Anne Fagot-Largeault dans ce chapitre. Elle observe que même si l’on s’en tient aux vivants terrestres, la leçon donnée par la biologie est la suivante : « Les êtres vivants sont tous différents, si peu que ce soit. En même temps, ils sont tous apparentés. L’être vivant individuel n’est pas autonome : il est pris dans une chaîne de vivants, dans un courant de vie qui le dépasse et le fait apparaître, individuellement, comme de peu d’intérêt ontologique »'(pp. 46-47)). « Tous différents » veut dire qu’ils sont le type même de l’être individué ; « Tous apparentés » veut dire qu’ils sont dépassés par quelque chose qui va au-delà de l’existence individuelle, à savoir une lignée : le vivant individualisé doit garder des ressources pour assurer sa descendance.

Si on s’intéresse maintenant au régime de l’individu vivant dans l’espace et non à travers le temps, on peut caractériser, comme a fait H. Jonas en parlant du métabolisme, son mode d’existence comme une coïncidence du corps vivant et de sa matière, accompagné d’une certaine indépendance par rapport à cette matière. Mais H. Jonas raisonne encore en termes substantialistes : ce n’est pas de matière seulement dont il faut parler, mais de milieu. Être vivant, c’est échanger avec un milieu, comme l’avait pressenti X. Bichat et réaffirmé A. Comte. Dans cet échange, le vivant et son milieu sont altérés. Anne Fagot-Largeault estime que la relation entre le vivant et son milieu est une relation interne au sens où « elle est susceptible de modifier les termes qu’elle relie »   . Avec la biologie contemporaine, on est donc passé d’une ontologie substantielle à une ontologie relationnelle.

Du côté des philosophes

Dans la mesure où tous les vivants sont apparentés, un biologiste ne se situe pas, par rapport à son objet d’étude, comme un physicien par rapport au sien. Une familiarité et même une connivence sont données d’emblée   . Cette familiarité, d’aucuns la nomment : « intuition ».

Dans la mesure où Bergson est considéré comme un philosophe de l’intuition, le chapitre suivant lui est consacré. Bergson semble avoir été, lui aussi, un ami d’Héraclite, avec cette différence qu’il n’a pas cherché à constituer le savoir contre un changement qui serait l’essence des choses : le changement se produit par cette essence, selon elle, en elle. De quelle façon ? Contre Kant, Bergson soutient qu’une intuition intellectuelle est possible. Mais le caractère instable de la réalité fait que l’intelligence cherche à avoir prise sur elle par l’élaboration de points fixes et de repères stables. Une conversion de la pensée est nécessaire pour se déprendre de l’habitude de penser par concepts fixes. Mais alors la saisie intuitive de la réalité mobile conduira peut-être à la constitution de concepts fluides, capables de suivre la réalité même dans ses sinuosités.

C'est dans L’Évolution créatrice (1907) que ce programme sera mené à bien. Le schéma général est bien connu ; Anne Fagot-Largeault le présente ainsi : « Il y aurait donc, à l’origine de l’enracinement planétaire de la vie, une rivalité entre l’énergie vitale qui explose, et la passivité de la matière qui résiste ; la diversité des vivants serait le témoin des ruses de la vie, qui lance un défi à l’inertie primitive du sol »   . Il est plus difficile de l’évaluer : « Panthéisme, spiritualisme, matérialisme, émergentisme ? ». Bergson a toujours « affirmé travailler sur une lacune de la pensée scientifique »    : on ne saurait donc lui reprocher de faire de la mauvaise science. Peut-être vaut-il mieux voir en lui un penseur du futur   , cherchant à anticiper l’avenir en se plaçant à l’intérieur de la réalité concrète qui est invention et création incessante, comme la vie.

Whitehead a reconnu une dette à l’égard de Bergson ; mais il aborde le problème du devenir, pour ainsi dire par l’autre bout. Anne Fagot-Largeault prend les choses de loin. Platon n’a pas seulement été tenté par une pensée du flux comme celle de Cratyle. Il a aussi admiré Parménide, selon lequel l’être est improduit, indestructible, immobile, éternel, complet et se suffisant à lui-même. Dans ces conditions, le non-être et le passage éventuel du non-être à l’être sont une énigme qu’Aristote et Withehead ont tenté de résoudre, chacun à sa façon. Dans De la génération et de la corruption, Aristote réserve le passage de l’être au non-être et du non-être à l’être au monde d’en bas. Il mobilise, c’est bien connu, les concepts d’acte et de puissance pour expliquer ces processus. Mais il se montre plus précis et plus disert lorsqu’il s’agit d’exposer ce qu’est la génération que lorsqu’il s’agit d’expliquer comment se produit la corruption.

Ce qui permet d’avoir accès à l’œuvre difficile de Whitehead, Process and Reality   , c’est une formule de ce dernier où il affirme qu’en réalité il a voulu expliquer le passage de l’être au non-être aussi bien qu’Aristote a expliqué le passage du non-être à l’être. L’idée essentielle est que ce qui disparaît « laisse une trace de soi qui le fait continuer d’être en façonnant le monde tel qu’il devient »   . Cela suppose que les constituants ultimes du monde (les entités actuelles) ne sont pas des choses, mais des événements, à savoir des relations. Les relations constituant l’événement sont des relations internes et l’univers doit se comprendre comme solidarité entre tous les événements, il crée le présent en transformant le passé et en anticipant le futur.

Avec Simondon, on a affaire à une reconstruction radicale du concept d’individu. Pour s’en rendre compte, il faut, dans un premier temps, laisser de côté ses écrits sur les objets techniques et leur mode d’existence et s’intéresser à sa thèse principale   . Simondon y critique de façon argumentée mais radicale toute conception de l’individu tributaire d’une conception hylémorphique, selon laquelle un individu doit être pensé comme un arrangement singulier de matière et de forme. Cette théorie est, ultimement, aristotélicienne, bien sûr. Mais elle a longtemps inspiré le débat relatif au principe d’individuation.

Pour Simondon, au contraire, l’individu se constitue sur fond d’indifférenciation préindividuelle, grâce à une genèse qui le constitue par rapport au milieu dont il émerge. Cette individuation se rencontre aussi bien dans le domaine physique   et vital que dans le domaine psychique et collectif. Les rapports entre l’individu   comme sujet et comme membre du collectif auquel il appartient sont complexes : ils débouchent sur des questions éthiques, relatives aux relations entre la technique et la nature. Mais, en faisant de l’individu l’effet d’un processus et de ce processus une opération, Simondon fraie encore une route possible pour une philosophie du devenir.

Conclusions

Le dernier chapitre, intervenant après « l’intermède » ménagé par les astrophysiciens où est mis en évidence le côté irréductiblement historique de l’univers, montre comment les sciences de la nature sont devenues des sciences historiques. Plusieurs facteurs doivent être pris en compte : le développement de l’hypothèse transformiste en biologie ; une analyse plus fine du concept d’explication ; une prise de distance par rapport à un déterminisme de type laplacien et une réflexion critique sur la notion de contingence ; la distinction entre une causalité mécanique et une causalité historique, etc. On y remarquera les pages montrant l’originalité et l’intérêt de penseurs relativement peu fréquentés : Cournot, par exemple et, plus encore, Whewell et Boutroux.

Il s’achève par une réflexion prospective sur la responsabilité humaine dans le cadre d’une ontologie de la contingence. Anne Fagot-Largeault ne commet évidemment pas l’erreur consistant à rechercher dans la structure contingente de l’univers des normes et des valeurs. Elle relève plutôt que dans un univers où se rencontre de la contingence, on ne peut plus raisonner en termes de plénitude, comme si toutes les formes possibles d’existence étaient effectivement réalisées : « Il se crée un futur, différent, nous avons une part d’influence sur ce que sera ce futur et nous devons en prendre conscience »   . Cette part d’influence n’est pas mince. Anne Fagot-Largeault rappelle ainsi une formule de B. Saint-Sernin selon laquelle, à force de considérer l’impossible tout en jugeant qu’il est nécessaire de le faire, on réussit à transformer l’impossible en possible, ce qui serait la fonction même de l’action   .

L’ouvrage d’Anne Fagot-Largeault, comme on l’a remarqué ci-dessus, n’est pas un ouvrage d’histoire de la philosophie. Dans ces conditions, il laisse de côté des points qui auraient pu être soulevés, mais qui auraient peut-être déconcerté une partie de l’auditoire. Deux exemples relatifs à Aristote le montrent. La distinction entre le monde sublunaire et le monde supralunaire est constamment mobilisée dans ces leçons. Il est vrai qu’Aristote dit de façon explicite que la nécessité absolue ne vaut que pour les êtres éternels, une nécessité conditionnelle seulement s’appliquant aux êtres soumis au devenir. Mais une nécessité conditionnelle est encore une nécessité et il existe au moins un texte où Aristote envisaage toute une classe de phénomènes qui semblent s’intercaler entre les deux mondes. Il y a des phénomènes qui, bien que se produisant selon des lois naturelles, ont cependant un ordre moins parfait que celui du premier des éléments des corps : leur étude est l’objet de la météorologie qui englobe la Voie lactée, les comètes et l’embrasement et le mouvement des météores   .

Sans doute ce rapprochement est encore opéré dans le cadre du principe de plénitude. Mais il montre qu’Aristote lui-même était attentif à établir un lien entre ce qui se produit dans le temps et ce qui perdure éternellement. De la même façon, il est classique d’organiser les traités aristotéliciens relatifs aux animaux   de la façon suivante : l’histoire des animaux les envisage sous l’angle de la cause matérielle ; le Des Parties des animaux les envisage sous l’angle de de la cause formelle et de la cause finale ; le De la Génération des animaux les envisage sous l’angle de la cause efficiente.

La théorie de la quadruple causalité est solidaire, bien entendu, de la thèse hylémorphique, en un sens qui mériterait d’être précisé. Mais, là encore, le faire aurait détourné Anne Fagot-Largeault de son propos qui est d’affûter des outils pour une pensée du devenir et ce à partir d’un domaine où il n’est pas commun d’aller les chercher. En général, c’est à partir des affaires humaines, dont le caractère précaire et incertain a frappé dès l’origine que l’on a tenté de penser le devenir. Cette pensée a eu pour objectif de constituer un trésor pour toujours et, bien plus tard, de constituer une philosophie de l’histoire. Ici, c’est à partir de la contingence et de la durée inscrites dans l’étoffe même de la réalité que l’entreprise est menée. Et c’est à ce titre qu’elle mérite d’être saluée.

 

JEAN-YVES GOFFI

 

Jean-Yves Goffi est professeur émérite de philosophie à l'université Grenoble-Alpes.

Il est l'auteur de La philosophe de la technique (PUF, 1996, seconde édition), Le philosophe et ses animaux, (Jacqueline Chambon, 1998), Machiavel : 1469-1527 (Ellipses, 2000), Penser l'euthanasie (PUF, 2004),  et Qu'est-ce-que l'animalité ? (Vrin, 2004).

Il travaille actuellement sur le transhumanisme.