Poutine historien en chef

Auteur de l'oeuvre: 
Nicolas Werth

 

A l’heure de la guerre en Ukraine, ce petit livre apparaît comme une indispensable synthèse sur les usages russes de l’histoire.

Par Florent Georgesco

En juillet 1998, à Saint-Pétersbourg, les corps du tsar Nicolas II et des siens, assassinés par les bolcheviques en 1918, sont inhumés dans la cathédrale Pierre-et-Paul, en présence de Boris Eltsine, président de la Fédération de Russie. Depuis la fin de l’Union soviétique, sept ans plus tôt, le pouvoir cherche à « renouer le fil du temps » en glorifiant le passé impérial, censé avoir incarné un progrès et une harmonie que les révolutions de 1917 auraient brisés. Mais la cérémonie pétersbourgeoise, qui cristallise cette politique, en représente aussi l’apogée. Bientôt, le mythe tsariste ne va plus suffire à galvaniser le peuple.

Car le pays connaît alors une récession économique majeure, qui l’ébranle en profondeur. Comme le note l’historien de l’URSS Nicolas Werth dans Poutine historien en chef, brève et dense synthèse sur les usages russes de l’histoire, tels que l’invasion en Ukraine les a mis en lumière, 1998 est aussi l’année où la dette publique ne peut plus être remboursée. Le rouble est dévalué. La pauvreté explose. Conséquence peut-être inévitable : une nostalgie paradoxale de l’URSS, après des décennies d’oppression totalitaire, apparaît dans l’opinion. On n’était pas libre, mais le monde paraissait stable, et on mangeait à sa faim. « Une rectification du récit national s’impose », résume l’auteur du Cimetière de l’espérance (Perrin, 2019).

C’est ce qu’a bien compris Vladimir Poutine qui, lorsqu’il succède à Boris Eltsine en 2000, renoue avec les symboles soviétiques – hymne, drapeaux… –, certes partiellement, mais d’une manière insistante. Surtout, ses discours mémoriels imposent progressivement une vision de l’identité nationale qui procède, pour une large part, d’une revalorisation de la période communiste, « réconciliée » avec la période tsariste, écrit Nicolas Werth, « autour de la glorification d’une Grande Russie “éternelle” et d’un Etat fort capable de défendre le pays contre des puissances étrangères toujours menaçantes ».

« Dénazification » ?

« Historien en chef » en ce sens, Poutine voit dans la mémoire, à condition qu’elle soit, à ce point, intégrale, « la principale ressource de la puissance et de l’avenir de la Russie », comme il le disait en 2013. Gouverner, pour lui, c’est raconter, fabriquer un récit qui structure le présent à partir du passé et réécrit le passé en fonction des besoins du présent, l’un et l’autre n’ayant de réalité que dans la mesure où ils expriment l’essence « éternelle » de la Russie. Comment comprendre, sans la replacer dans ce cadre, l’utilisation constante, depuis le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, du registre verbal de la « dénazification » ?

Le récit national poutinien fait en effet de la victoire de l’URSS sur le IIIe Reich, en 1945, mythifiée par la propagande soviétique sous le nom de « Grande Guerre patriotique », « le fondement de l’identité nationale, et de l’antinazisme l’ADN du peuple russe », souligne Nicolas Werth. Et dès lors confère à la Russie une « mission libératrice » qui, pour le Kremlin, suffit à couvrir la violence d’une guerre sans justification, et jusqu’aux crimes systématiques commis contre les civils ukrainiens.

En prenant le parti d’assumer l’héritage soviétique, Vladimir Poutine a en somme étendu le champ des manipulations mémorielles amorcées par Boris Elstine, et les a rendues plus efficaces. Désormais, même les déportations et les exécutions de masse commises sous Staline sont, sinon justifiées, du moins relativisées en regard des « réalisations grandioses » du dirigeant soviétique. De plus – et en cela Poutine se montre non seulement nostalgique de l’URSS, mais son héritier direct –, l’importance accordée aux questions historiques a entraîné un contrôle toujours plus strict du discours officiel en la matière. La Constitution a été amendée à cette fin. De nouvelles lois mémorielles ont durci la répression des positions historiques « déviantes ». Une forme de soviétisation de la mémoire qui a culminé en décembre 2021 avec la dissolution de l’association Memorial, engagée depuis la fin des années 1980 dans un extraordinaire travail de défense des droits de l’homme et d’établissement de la vérité historique sur les crimes soviétiques.

Nicolas Werth, qui en préside la branche française, rappelle l’histoire de l’ONG, ses nombreux apports, les persécutions que ses membres subissent depuis des années. Plus profondément, il montre ce que sa naissance, pendant la perestroïka, a recelé d’espoir et quel élan l’a portée, en un temps où, ni fascinés par la pompe impériale ni dupes des mensonges soviétiques, une partie des Russes pouvaient encore croire que la lucidité dessinerait l’avenir. Ce temps est clos. Le regret que Nicolas Werth en donne au lecteur confère toute sa puissance à Poutine historien en chef, ce guide indispensable de la tragédie en cours.

Lire un extrait sur le site des éditions Gallimard.

Florent Georgesco