Russie, révolution et guerre civile, 1917-1921

Auteur de l'oeuvre: 
Antony Beevor

 

  •  

« L’oppression et le sang imprègnent l’histoire russe »

L’historien britannique Antony Beevor dresse un parallèle, dans un entretien au « Monde », entre la Russie de la révolution d’octobre et celle d’aujourd’hui.

Propos recueillis par Marc Semo

Publié le 11 décembre 2022 .Le Monde

Historien reconnu de la seconde guerre mondiale, le Britannique Antony Beevor propose, avec son nouvel ouvrage, Russie. Révolution et guerre civile, 1917-1921 (Calmann-Lévy, 568 pages, 25,90 euros), une plongée dans la révolution d’octobre de 1917 et la guerre civile russe, dont les résonances avec le conflit en Ukraine sont évidentes.

Les atrocités commises par les forces russes en Ukraine montrent-elles la persistance d’une histoire de violence et de terreur qui a ses racines dans la révolution de 1917 ?

La révolution de 1917 et plus encore la guerre civile, qui a duré jusqu’en 1921, faisant entre 6 millions et 10 millions de morts, ont en effet été marquées par des violences extrêmes dans les deux camps. Si les pires exemples d’une humanité pervertie se trouvaient chez les [Russes] blancs, l’impitoyable inhumanité déployée par les bolcheviques est restée sans équivalent. C’est Lénine qui a inventé le goulag, la Tchéka, le KGB, avec leur cohorte de tortures, d’assassinats, de massacres. Opposer les méthodes de Lénine à celles de Staline est une fable.

Cette tradition de total mépris pour la vie humaine perdure : on le voit aujourd’hui avec l’agression contre l’Ukraine, comme lors des deux guerres en Tchétchénie, de l’invasion de la Géorgie ou de l’intervention russe en Syrie.

 

Une des explications se trouve dans la violence quotidienne qui se pratique au sein même des forces armées russes, et la façon dont aujourd’hui, comme à l’époque tsariste ou soviétique, les officiers traitent leurs hommes, battus, humiliés. Ces derniers se vengent sur les jeunes recrues de l’armée, mais surtout sur les civils, notamment les femmes, quand ils sont en opération.

Cette culture de la violence est donc encore plus ancienne…

Aucun pays ne peut échapper aux fantômes de son passé, la Russie moins que tout autre. Elle est marquée par la persistance de peurs récurrentes depuis des siècles, celle de l’encerclement et de la menace sur ses frontières.

Pèse aussi toujours le souvenir des invasions mongoles avec leur cortège de massacres et de viols de masse, considérés depuis, dans l’imaginaire d’une bonne partie de la société russe, comme faisant partie des pratiques naturelles de la guerre.

 

L’oppression et le sang imprègnent l’histoire russe. Des atrocités ont certes été commises en Europe pendant les guerres de religion ; mais, depuis le siècle des Lumières et l’accent mis sur le concept d’humanité au XIXe siècle, l’Occident s’est débarrassé de ces pratiques. Pas la Russie.

La révolution et la guerre civile furent-elles la matrice de la brutalisation de l’histoire européenne au siècle dernier ?

La nouvelle idéologie de violence et de mort qui a marqué le XXe siècle et le suicide de l’Europe a son origine dans la révolution russe, plus encore que dans la première guerre mondiale, même si celle-ci fut la catastrophe originelle.

 

La guerre civile russe, avec ses tueries de masse visant à anéantir des groupes sociaux entiers dans ce qui est, de fait, un génocide de classe, a entraîné un cercle de terreur qui a perduré après la seconde guerre mondiale et même ensuite.

Ce n’est que le début d’un implacable conflit entre les bourgeois et le peuple, la gauche et la droite, le communisme et le fascisme. La bourgeoisie était affolée par la cruauté des « rouges » et la peur de l’anéantissement. De l’autre côté, la gauche était terrifiée par la barbarie contre-révolutionnaire. C’est ce cercle de la peur que l’on retrouve dans les guerres civiles qui ont ravagé l’Europe centrale et orientale jusqu’au milieu des années 1920, dans le fascisme italien puis le nazisme, la guerre civile espagnole, la seconde guerre mondiale et même la guerre froide.

Un affrontement qui perdure ?

Ce qu’il se passe actuellement en Ukraine est différent : j’appellerais cela la « guerre froide 2 », parce qu’il s’agit non plus d’une opposition entre la gauche et la droite, entre deux idéologies opposées, mais entre les démocraties libérales et les régimes autoritaires et impérialistes qui ne se référent plus au communisme.

 

Cependant, il y a également dans cette guerre des éléments de génocide culturel, avec la négation explicite de la nation ukrainienne et la volonté délibérée du pouvoir russe d’en détruire les symboles afin d’intégrer totalement cette population, comme d’ailleurs les Biélorusses, dans un ensemble commun. Vladimir Poutine est obsédé par le déclin démographique de la Russie. Au début de l’invasion, il évoquait les « frères et sœurs ukrainiens » avant de les accuser d’être des nazis et des adeptes de Satan.

Vladimir Poutine n’est-il pas ambigu dans son rapport à la révolution de 1917 ?

Même s’il est un ancien officier du KGB et qu’il clame regretter la défunte Union soviétique (URSS), M. Poutine n’est pas un « rouge », mais un « blanc ». Ses références intellectuelles viennent en bonne partie de théories développées par des exilés blancs après la guerre civile, reprises aujourd’hui par les penseurs ultranationalistes qui l’entourent. Dans son palais au bord de la mer Noire, l’aigle bicéphale, symbole des tsars, est partout présent. Au Kremlin, il n’y a pas de statues de personnalités soviétiques, mais seulement de tsars.

 

La grande habileté de M. Poutine est de réaliser une synthèse. Il a fait revenir en Russie les dépouilles de deux chefs des armées blanches, les généraux Anton Denikine et Vladimir Kappel, se réfère sans cesse à l’Eglise orthodoxe, emprunte la rhétorique de la guerre sainte pour pourfendre le « satanisme » des Ukrainiens et de l’Occident, et bénéficie du soutien du métropolite Kirill. Il sait en outre que la révolution et la guerre civile sont un objet mémoriel sensible en Russie, du fait de la crainte qu’une telle période puisse revenir.

La peur du chaos a ressurgi avec l’effondrement de l’URSS, puis sous la présidence de Boris Eltsine. La verticale du pouvoir qu’incarna M. Poutine dès son arrivée au Kremlin visait à le poser comme un rempart face au désordre. Or, aujourd’hui, une désintégration de l’armée russe en Ukraine n’est pas impossible, ce qui ébranlerait le pouvoir du président russe et la Fédération de Russie. Néanmoins, pour qu’une révolution soit possible, il faut que le pouvoir ait perdu toute légitimité dans la population, ce qui n’est pas encore le cas.

« Russie, révolution et guerre civile, 1917-1921 », magistrale synthèse

Plus encore que la première guerre mondiale dont elle fut la conséquence, la révolution russe de 1917 et les quatre années d’implacable guerre civile qui ont suivi furent, à bien des égards, le véritable moment de basculement du XXe siècle, ce « siècle chien-loup », comme l’appela le poète Ossip Mandelstam, mort au goulag. Si nombre d’ouvrages ont été et continuent d’être publiés sur le sujet, la somme d’Antony Beevor, ancien officier de l’armée britannique et historien reconnu de la seconde guerre mondiale, se caractérise – comme ses précédents ouvrages – par son sens du récit et de l’analyse, mêlant témoignages de terrain à partir de lettres ou de mémoires et récits des grands protagonistes. Lire Antony Beevor, c’est être plongé à la fois dans la boue du Donbass et dans les glaces de Sibérie avec les combattants de deux camps, dans les quartiers généraux des armées blanches ou à Moscou parmi les dirigeants bolcheviks. Une magistrale synthèse qui montre comment « une coalition totalement incompatible de socialistes révolutionnaires et de monarchistes réactionnaires n’avait aucune chance contre une dictature communiste déterminée ».

« Russie, révolution et guerre civile, 1917-1921 », Calmann-Levy, 640 p. 2