« Troublante identité »

Auteur de l'oeuvre: 
Paul Audi

 la chronique « philosophie » de Roger-Pol Droit

Publié hier le 25/08/2022. LE MONDE

 

Le philosophe parle pour la première fois de lui-même et de ce qui le hante. Confessions d’un Rousseau d’aujourd’hui, en quelque sorte.

 

 

DIRE ADIEU À L’IDENTITÉ

Il y a des gens qu’elle ­rassure. L’identité – nationale, ­culturelle, communautaire – constitue leur ancrage, leur maison, leur sécurité. A l’inverse, il y a ceux qu’elle enferme, qui se sentent assignés à résidence, pétrifiés, fers aux pieds, dès qu’on leur demande d’où ils viennent, pour savoir qui ils sont. Ceux-là rêvent éperdument de fuir, d’échapper à la prison des dates et lieux de naissance, aux pièges des identifications. Pour vivre, tout simplement. Etre épinglé quelque part sur la carte – on sait qui vous êtes, l’affaire est classée – est pour eux mortifère.

Le philosophe Paul Audi est l’un de ces fugitifs qu’anime « une ­passion maniaque pour la liberté ». Son rêve : voir inscrit sur ses papiers « lieu de naissance : nulle part ». Pas de passé, pas d’héritage – sauf ceux qu’on se choisit ou s’invente pour regarder vers l’avant, créer, devenir toujours autre. Il désire donc en finir, autant que faire se peut, avec l’humus de l’enfance, le ­terreau familial, le terroir d’autrefois et toutes les clôtures identitaires qui vont avec, comme autant de barbelés qui empêcheraient d’exister.

Pourquoi ? Au nom de quelle souffrance, de quel traumatisme ? On découvre, en lisant Troublante identité, que rien, ici, ne relève d’une dissertation. Plutôt une affaire de sang et de larmes, de craintes et de tremblements, un chemin à tâtons dans le labyrinthe de soi. Un texte à vif, déchiré et déchirant, tonique malgré tout, inattendu – et qui s’annonce marquant. Car ce philosophe – fort d’une œuvre d’une quarantaine de volumes à présent, consacrés principalement à l’éthique, l’esthétique et la création – parle pour la première fois de lui-même et de ce qui le hante, pour tenter d’en sortir. Confessions d’un Rousseau d’aujourd’hui, en quelque sorte.

« Ni d’ici ni de là-bas »

Il est né au Liban, est venu en France à 11 ans, et s’est voulu ­français résolument, absolument, passionnément, au nom d’un amour éperdu de la francité, de son exigence indéfectible de liberté. Sa prime jeunesse au Liban, il en a tout effacé, oublié, refoulé, n’y voyant plus que « terre vaine »« espace létal ». Evidemment, rien n’a été si simple. Le naturalisé se voulait plus français que les ­Français, le Libanais forclos lui était rappelé par les autres. Paul Audi finit par se sentir « ni d’ici ni de là-bas », passant sa vie à « se sentir fictif », les meilleurs jours, « pétrifié d’angoisse », le plus ­souvent.

Décidément, sortir du piège de l’identité n’est pas une entreprise aisée. Une absolue perte des repères, aux limites du concevable, ­serait annulation de soi et des autres, chaos mental – fausse libération. Paul Audi trouve le chemin de sa possible émancipation dans la conception juive d’une identité ouverte, toujours à construire dans le monde réel, guidée par un impératif de justice à venir qui pousse à décider, au cas par cas, de ce qui est juste. L’identité peut alors appartenir au futur, au lieu du passé. Ce qui change tout.

Classer ce livre est fort difficile. Lui aussi échappe aux délimitations convenues, tisse récits intimes et analyses conceptuelles, entrelace lectures de romans et souvenirs de films, mêle polémiques et tendresse, autoanalyse et critique historique. Il prend des risques, personnels et politiques, en jouant à découvert. Des interprétations très dissemblables l’attendent, inévitablement. A l’évidence, c’est un des grands textes de cette rentrée.

Roger-Pol Droit