Ukraine, le double aveuglement » : erreurs russes et occidentales sur un conflit

Auteur de l'oeuvre: 
Hamit Bozarslan

 

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L’universitaire Hamit Bozarslan analyse dans un ouvrage les fautes d’appréciation de Poutine d’une part, et la naïveté des Occidentaux d’autre part, qui ont chacune contribué à rendre inévitable une guerre d’un autre âge.

Par Gaïdz Minassian

Publié le 14 avril 2023 par LE MONDE

 

Livre.

 Hamit Bozarslan l’avait annoncé dès le 25 février 2022, soit un jour après l’invasion de l’Ukraine par la Russie : « Poutine ne gagnera pas cette guerre. » La démonstration de cet oracle se trouve dans une leçon d’Ibn Khaldoun, érudit musulman du XIVe siècle. Tout empire ne peut se reconstituer que s’il aligne plusieurs éléments fondamentaux : une solidarité égalitaire interne (asabiyya), une idée universelle (da’wa) et un projet d’élévation. Or, Vladimir Poutine n’a aucune de ces cartes dans son jeu. Sa Russie est un exemple d’inégalités criantes, son nationalisme organique est sectaire et son rêve de grandeur a plus de chance de transformer la Russie en Etat misérable qu’en Etat prospère, contrairement à Rome, par exemple, qui, en passant de la République à l’Empire au Ier siècle avant J.-C., a mis fin aux guerres civiles et décuplé sa puissance.

 

Et pourtant, le maître du Kremlin s’obstine. Au lieu d’opter pour la démocratisation, seule voie capable de lui apporter stabilité et prospérité, Vladimir Poutine a délibérément choisi celle du radicalisme panslave pour accomplir son dessein, écrit l’historien et sociologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, dans Ukraine, le double aveuglement (CNRS Editions). Cela passe par une réécriture de l’histoire de la Russie, qui efface tout narratif autre que celui imposé par ses idéologues. Et parce que les anciennes Républiques fédérées soviétiques, à commencer par l’Ukraine, n’ont pas d’histoire propre aux yeux de Poutine, elles n’ont donc pas d’avenir en dehors de la « sainte Russie ».

Son révisionnisme va jusqu’à avaler les pages dérangeantes de l’histoire russe, comme la méfiance de Lénine à l’égard du « nationalisme grand russe », ou encore la perestroïka et la glasnost de Mikhaïl Gorbatchev, lors des dernières années de l’URSS. Il faut donc liquider ces « erreurs historiques », comme on efface les traces d’un accident de la route. C’est le premier aveuglement dont parle Hamit Bozarslan dans son ouvrage, qui condense en quelque cent pages les enseignements qu’il tire d’une guerre d’un autre âge.

Appel à la vigilance

Ce spécialiste des puissances autoritaires (Turquie, Russie, Chine), mais aussi de la violence au Proche-Orient, ajoute au national-bolchévisme russe un second aveuglement : celui des démocraties occidentales cette fois, qui n’ont pas voulu voir une évidence : celle d’une Russie revancharde et belliqueuse, dont le seul logiciel est celui de la puissance néo-impériale prête à tout pour écraser le moindre obstacle sur son passage. Pendant près de deux décennies, alors que la Russie se préparait, après les épisodes tchétchène, géorgien, syrien, à un bras de fer avec l’Occident, Européens et Américains ont refusé de voir la réalité. Ils se sont laissé aveugler par les lumières de la paix et du libéralisme qui ont couvert de leur éclat le mal qui rongeait un Kremlin prédateur, enragé et jaloux de retrouver son statut de puissance mondiale.

 

Mais la parenthèse post-soviétique est bien fermée, insiste Hamit Bozarslan. Désormais, le temps, devenu une variable géopolitique de premier plan entre celui des autocrates et celui des démocrates, est compté. L’auteur invite ainsi les Occidentaux à « un examen de conscience », alors que s’esquissent les contours d’un monde bicéphale. Ces derniers sont invités à rester fidèles à leurs valeurs démocratiques et aux libertés. De même, l’Ukraine doit penser à l’après-guerre en renonçant à toute logique nationaliste et en acceptant la part russe de son histoire autonome et nationale. Sans pour autant sacraliser les pages sombres du passé récent. Car si les Ukrainiens, rappelle l’auteur, aspirent à rejoindre l’Europe et ses principes démocratiques, cela passera par une marginalisation des franges ultranationalistes du pays. Ces mouvances aux accents nazis ne sont certes pas en mesure d’hypothéquer le destin du pays, tant elles sont groupusculaires. Mais seuls la perspective d’une intégration européenne et l’engagement des élites politiques seront en mesure d’opérer un tri dans la mémoire ukrainienne entre le bon grain et l’ivraie.

 

Et en cela, les Européens se doivent d’être plus vigilants avec les multiples candidatures à l’intégration dans l’Union, au-delà même des critères classiques d’adhésion. Aux Européens et aux Américains aussi de se ressaisir en étant plus attractifs et inclusifs avec le reste du monde, notamment la périphérie russe et le Sud global, tout en sublimant l’esprit des Lumières pour mieux écarter l’idée d’une éventuelle confrontation directe avec la Russie – et la Chine en arrière-plan ? –, de façon à éviter de faire de la guerre en Ukraine le prélude à un conflit généralisé. Car la première victoire que les démocraties peuvent obtenir de leur duel avec tous les Poutine du monde ne peut être que sur elles-mêmes.

« Ukraine, Le double aveuglement », d’Hamit Bozarslan, CNRS Editions, 108 pages, 12 euro